TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.III (1989)

Jean GAUDANT
Principaux résultats de l'enquête sur la dérive des continents.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 22 février 1989)

INTRODUCTION.

L'enquête dont les résultats sont exposés ici a débuté en 1984, à l'initiative de notre Président, François Ellenberger. Toutefois, en raison d'un nombre trop restreint de réponses, son dépouillement dut être ajourné. Un nouvel envoi de questionnaires eut lieu en 1988, de manière à pouvoir disposer d'un nombre plus significatif de réponses, l'objectif étant d'obtenir au minimum une trentaine de témoignages émanant de spécialistes des Sciences de la Terre ayant tous terminé leurs études supérieures au plus tard au début des années 60. On regrettera cependant que les réponses obtenues ne concernent qu'un nombre réduit d'universités, auxquelles s'ajoutent l'Ecole des Mines et l'Institut national agronomique.

Le compte-rendu de ce dépouillement aide donc à reconstituer l'état d'esprit de la communauté géologique française avant que ne commencent à se manifester de façon sensible les premiers effets du renouveau mobiliste suscité par le développement des recherches sur le Paléomagnétisme.

I. L'UNIVERSITE FRANÇAISE ET LA THEORIE DE Alfred Wegener.

Les réponses à cette question permettent principalement de se faire une idée de l'état d'esprit de la communauté géologique française à l'égard de la théorie de la dérive des continents, après la publication de la première édition française de "La genèse des continents et des océans" (1924) et cela jusqu'au début des années 60.

A travers les réponses d'Eugène Raguin qui suivit ses cours en 1923 et de Jean Goguel qui fut son élève en 1929-1930, il est possible de connaître la position de Pierre Termier. Le premier se souvient qu'il parlait de la théorie de Wegener "en termes dubitatifs", tandis que le second précisait que, juste avant sa mort, Pierre Termier "ne retenait pas la théorie de Wegener ... encore que professant le plus large mobilisme nappiste".

Pendant les années 30, Camille Arambourg enseignait la Géologie à l'Institut national agronomique de Paris. D'après Bernard Gèze qui fut son élève de 1932 à 1934, avant de devenir son assistant en 1936, il faisait "allusion à la théorie de Wegener en termes réservés mais intéressés". A la même époque, Pierre Dollé, qui étudiait en 1934 à la Faculté des Sciences de Lille, se souvient de l'"opinion réservée" de Pierre Pruvost.

D'après Gilbert Castany, à Besançon, dans l'immédiat avant-guerre (1936-1939), Marcel Casteras ne mentionnait pas la théorie de Wegener dans son cours de Géologie. A la même époque, Pierre Routhier suivait à la Sorbonne le cours de Géologie appliquée de Louis Barrabé qui y "évoquait la théorie de la dérive". Son impression est celle d'un homme qui ne souhaitait pas prendre parti et qui exprimait un "jugement réservé, sûrement pas négatif".

Georges Millot, qui était également étudiant à la Sorbonne, a suivi le cours de Géographie physique et Géologie dynamique en 1938/39. Il se souvient qu'"excellent orateur, excellent pédagogue", Léon Lutaud y "enseignait la théorie de Wegener avec une éloquence et une passion qui enchantaient les auditeurs". Pierre Rat, élève de Léon Lutaud à l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud (1941-1943), l'a entendu évoquer la théorie de Wegener. Toutefois, ses souvenirs les plus vifs concernent l'image du "Sial flottant sur le Sima".

A Toulouse, Louis Mengaud et Georges Astre enseignaient au Certificat de Géologie générale pendant la période 1933-1944. Malgré de fréquentes références à Emile Argand, "ils exposaient l'hypothèse de Wegener et soulignaient avec regret qu'on ne pouvait l'adopter parce que les géophysiciens en démontraient l'impossibilité". En revanche, dans le cours de Biologie animale, A. Vandel prenait comme exemples la répartition des Crustacés isopodes terrestres et des Gastéropodes terrestres, ainsi que la reproduction des Anguilles pour présenter "la théorie de Wegener comme un fait prouvé par la biogéographie" (P. Burollet).

Au contraire, Jacques Debelmas se souvient qu'à Grenoble, Maurice Gignoux et Léon Moret présentaient "favorablement" la théorie de Wegener entre 1944 et 1947. A la même époque, à la Sorbonne, Charles Jacob, malgré son attrait pour la théorie des ponts continentaux, suggérait dans son cours de Stratigraphie qu'"il faudrait peut-être en revenir à la théorie, actuellement oubliée, disait-il, du météorologiste de Graz" (R. DARS).

D'après G. Busson qui étudiait la Géologie à l'Université d'Alger entre 1948 et 1951, on y parlait de la dérive des continents "en termes réservés".

A la Sorbonne, en 1951, les cours du Diplôme d'Etudes supérieures donnaient à Léon Lutaud et Jacques Bourcart l'occasion d'évoquer la théorie de la dérive des continents "en termes favorables", alors que, l'année précédente, Charles Jacob avait paru "dubitatif" dans le cours qu'il donnait au certificat de Géologie (Jean Aubouin).

Pour R. Letolle, étudiant à la Sorbonne en 1952, Léon Lutaud était "enthousiaste" et Pierre Pruvost semblait "plutôt favorable" à la théorie de Wegener.

Alexandre Fediaevsky se souvient avec précision du cours de Louis Barrabé au certificat de Géologie structurale et appliquée de la Sorbonne (1954). Cette année-là, il a consacré à la théorie de Wegener "à peu près quinze minutes en termes favorables et dubitatifs". L'idée lui paraissait "intéressante" mais il regrettait l'absence de "preuves".

Gabriel Gohau a conservé les notes qu'il a prises en 1955-56 aux cours de Léon Lutaud, à l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, et de Louis Glangeaud, au certificat de Géologie de la Sorbonne. Ce dernier faisait référence à certains travaux précurseurs de la théorie de l'expansion océanique. Il estimait que la répartition des séismes en profondeur est "la clé des théories orogéniques modernes". Il considérait la "ride" médio-atlantique comme la "bordure occidentale des continents européen et africain".

Entre 1952 et 1960, Yves Milon enseignait à l'Université de Rennes "la théorie de la permanence des océans et des continents" (C. Babin et J. Gaudant). De même, à Caen, vers la fin des années 50, Claude Pareyn (puis Pierre Hommeril) évoquait la théorie de Wegener "en terme réservés (voire dubitatifs)".

A l'issue de ce rapide survol des réponses à la première question, on peut conclure qu'une certaine diversité d'opinions s'est maintenue en France jusqu'au moment où se sont manifestées les prémices d'un renouveau des théories mobilistes dont Louis Glangeaud semble avoir pressenti l'importance car G. Gohau indique qu'il citait dans ses cours les travaux de H.H. Hess à propos des phénomènes de convexion affectant le manteau et ceux de M. Ewing et de B. Heezen relatifs à l'étude sismique des fonds océaniques.

Les réponses à la seconde question permettent de constater que la même diversité d'opinions régnait corrélativement parmi les étudiants en Géologie, élèves des maîtres cités précédemment. Ainsi, sur 21 réponses dépouillées, 9 confrères affirment que leur sentiment personnel était "favorable" ou "plutôt favorable" et 8 disent avoir été "intéressés" à des titres divers par la théorie de Wegener. Parmi ces derniers, certains avouent une fascination comparable à celle engendrée par un roman de science-fiction ; d'autres ont été "impressionnés" ou "fascinés". Les quatre dernières réponses concernent des opinions "réservées" ou "dubitatives".

Il convient cependant de relativiser l'intérêt des réponses à cette question car, comme le remarque T.S. Kuhn (1975, p.103), "les étudiants en science acceptent les théories à cause de l'autorité de leur professeur et des manuels, et non à cause des preuves".

II. L'ALTERNATIVE DES PONTS CONTINENTAUX.

En France, un événement scientifique permit de constater que les partisans de la théorie des ponts continentaux, qui constituait en quelque sorte l'alternative biogéographique de la doctrine de la dérive continentale, ne s'étaient pas ralliés à cette dernière : ce fut la séance que la Société géologique de France consacra le 23 avril 1923 "à la théorie de Wegener sur l'origine des continents".

On lira avec intérêt l'étude d'E. Buffetaut (1985) : "Les géologues français, Wegener, et la dérive des continents" dans l'édition française de M. Schwarzbach : "Wegener, le père de la dérive des continents". Belin, Paris.
Léonce Joleaud, partisan acharné des ponts continentaux, s'y livra à une critique sévère de cette théorie qui "rend compte en partie des curieuses anomalies apparentes que révèlent les données de la paléoclimatologie, mais (...) ne permet pas d'interpréter la cause de l'un des points essentiels de ce domaine scientifique". Il estimait en outre qu'"elle peut contribuer à élucider certaines énigmes de la tectonique, mais (...) ne constitue pas une base d'interprétation générale de l'orogénie terrestre". Les autres biogéographes présents à cette réunion, Louis Germain, Louis Fage et Gustave F. Dollfus préférèrent, comme lui, faire crédit à la théorie des ponts continentaux.

Il en fut de même pour le géologue brésilien Alberto Betim qui, dans un article publié en 1929 dans le Bulletin de la Société géologique de France, concluait :

Et il ajoutait : "Et je n'ai pas fait allusion aux objections présentées au point de vue géophysique (causes et effets) par de nombreux géologues".

Néanmoins, cela n'empêcha pas, une douzaine d'années plus tard, deux Zoologistes biogéographes de populariser les idées mobilistes. Ainsi, René Jeannel écrivait dans la postface de "La genèse des faunes terrestres" (1942) que "la dérive des continents fournit un cadre excellent pour placer l'évolution des faunes entomologiques terrestres". Et, parlant de la théorie de Wegener, il faisait preuve d'une grande clairvoyance en affirmant : "Des découvertes futures viendront la modifier mais on est en droit de penser que, dans sa forme actuelle, elle doit détenir déjà une grande part de vérité". Tel était également l'avis d'Albert Vandel qui, dans un article publié en 1943 dans la revue "Science et Vie", sous le titre "Comment se serait modelée la face de la terre par la dérive des continents", fondait ses convictions à la fois sur la répartition géographique de plusieurs groupes d'animaux terrestres (vers de terre, escargots, péripates) et sur la longue migration reproductrice des anguilles européennes, comparativement aux espèces nord-américaine, australiennes et japonaise. Il prophétisait en outre que, puisque l'Océan Pacifique renferme des reliques de groupes primitifs comme le Nautile, Pleurotomaria et Lingula, "c'est le seul océan dont l'existence remonte à l'aurore des temps géologiques et dont la permanence s'oppose aux vicissitudes des autres étendues océaniques".

Cinq ans plus tard, la Société de Biogéographie consacra trois de ses séances à débattre sur le thème "Le déplacement des pôles et la dérive des continents". Le 20 mai 1948, R. Jeannel concluait sa conférence intitulée "La théorie de Wegener est-elle vraie ?" en remarquant qu'"elle rend compte aisément d'une multitude de faits observés, qui sans elle ne sauraient trouver aucune explication satisfaisante". Il ne réussit pas cependant à convaincre son auditoire. En effet, Edouard Le Danois, s'appuyant sur l'existence des reliefs médio-atlantiques, interprétés comme les restes de masses continentales effondrées, répliqua que, "du point de vue océanographique, la théorie de Wegener est insoutenable, parce qu'elle ne tient absolument pas compte du relief sous-marin". Pour sa part, René Abrard évoqua "les multiples erreurs qui, du point de vue géologique, peuvent être relevées dans l'hypothèse de Wegener", tandis que Raymond Furon souligna que si, d'une part, nous n'"avons aucune preuve entraînant la conviction unanime en faveur de la théorie de Wegener", celle-ci présente inversément "un certain nombre de difficultés et d'impossibilités".

La présente enquête apporte, s'il en était besoin, une confirmation de l'idée selon laquelle les ponts continentaux présentaient pour de nombreux géologues une alternative confortable à la théorie mobiliste. Eugène Raguin nous apprend ainsi que Pierre Termier "en parlait à propos du morcellement du continent de Gondwana". A Besançon, vers 1936-39, Marcel Casteras y recourait "pour expliquer certaines similitudes de faunes" (G. Castany). A la Sorbonne, "les ponts continentaux étaient nécessaires et suffisants dans les cours de Jacob (Stratigraphie) et de Joleaud (Paléontologie) en 1936" (B. Gèze). A la même époque, J. Butterlin était élève à l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud où "la notion de ponts continentaux était écartée comme trop mythique" par Léon Lutaud.

A Toulouse, Louis Mengaud, bien que ne se ralliant pas à la théorie de Wegener, rejetait également "la notion de ponts continentaux (qui) n'était pas considérée comme sérieuse" (P. Burollet). Il en était de même à Grenoble avec Maurice Gignoux et Léon Moret qui n'acceptaient pas les ponts transatlantiques Est-Ouest postulés par Léonce Joleaud.

R. Dars qui fut élève de Charles Jacob à la Sorbonne en 1946-47, se souvient qu'il "exposait la théorie des ponts continentaux" avant de préciser que beaucoup d'entre eux "lui paraissaient difficiles à admettre". Jean Aubouin qui suivit les mêmes cours en 1950 eut l'impression que, pour Charles Jacob, les ponts continentaux représentaient "une simple commodité de raisonnement".

A Alger, à la même époque, la notion de ponts continentaux était évoquée "en termes favorables", cela pour des raisons paléobiogéographiques (G. Busson).

Un certain scepticisme semble avoir régné à la Sorbonne pendant les années 50 car René Letolle n'a "jamais eu l'impression que Pierre Pruvost et Jean Piveteau paraissaient enthousiastes" en ce qui concerne les ponts continentaux dont le fonctionnement était évoqué "en termes vagues de terres montant et descendant (comme des pistons)" (C. Lorenz).

Approximativement au même moment, C. Babin était étudiant à Rennes où Yves Milon "développait la notion de ponts continentaux" qui apparaissait comme le complément indispensable de "la théorie de la permanence des océans et des continents". Il en était de même à Caen entre 1953 et 1956. Louis Dangeard et Claude Pareyn y exposaient favorablement la théorie des ponts continentaux (P. Hommeril).

III. LES ARGUMENTS POUR OU CONTRE LA THEORIE DE WEGENER.

Deux arguments favorables à la théorie de Wegener se détachent à une écrasante majorité. Comme on pouvait s'y attendre, il s'agit de "l'emboîtement des formes continentales" (notamment entre le Brésil et l'Afrique), qui est évoqué dans 20 des 27 réponses prises en compte, et des "arguments biogéographiques" mis en avant par 17 confrères. Les "analogies géologiques", notamment de part et d'autre de l'Océan Atlantique, recueillent également 7 suffrages. Enfin, trois réponses évoquent l'utilité de la théorie de Wegener pour expliquer la genèse des chaînes alpines.

Alors que les arguments favorables à la théorie de Wegener convergent autour de 4 thèmes dont 2 regroupent une majorité de réponses, les raisons de s'opposer à cette théorie paraissent avoir été beaucoup plus variées. Toutefois, comme on pouvait s'y attendre, les "obstacles géophysiques et géodésiques" - et en particulier les erreurs commises dans ces mesures - occupent une position privilégiée : ils sont mentionnés dans 7 des 19 réponses analysées. Par ailleurs, l'insuffisance des forces invoquées par WEGENER à l'appui de sa théorie parait avoir été un facteur décisif de rejet de celle-ci (6 réponses sur 19) [2], de même que l'absence de preuves relatives au déplacement actuel des continents (3/19).

On connaît la célèbre critique de Henri Bouasse qui, dans "Séismes et Sismographes" (1927), parle d'une force qui "serait incapable d'écraser une très mauvaise brique".
Parmi les autres motifs de rejet de la théorie, notons "la résistance opposée par le sima à l'avancée des radeaux continentaux", "la permanence de la Téthys et du Pacifique", la disposition méridienne des chaînes de montagnes de l'hémisphère Nord, l'insuffisance des similitudes géologiques observées de part et d'autre de l'Océan Atlantique et - étrangement - "la difficulté d'expliquer les guirlandes insulaires et les chaînes circumpacifiques".

IV. LA CONSULTATION (AVANT 1965) DES OUVRAGES DE REFERENCE.

Sur 27 réponses dépouillées, onze sont totalement négatives, concernant aussi bien WEGENER qu'Argand ou Du Toit. Sur 14 confrères qui disent avoir lu "La genèse des continents et des océans", 5 l'ont fait pendant les années 30 et 4 dans les années 50. "La Tectonique de l'Asie" d'Emile Argand, publiée en 1924, a été lue par 9 confrères. Enfin, quatre disent avoir consulté "Our wandering continents" d'Alexander Du Toit.

V. PRISES DE POSITION FRANCOPHONES SUR LA THEORIE DE LA MOBILITE CONTINENTALE.
Le lecteur désireux d'étendre son information à l'ensemble du continent européen consultera avec profit l'article récent d'Albert Carozzi (1985) : The reaction in continental Europe to Wegener's theory of continental drift. Earth Sci. Hist., 4 (2) : 122-137.

Comme on pouvait s'y attendre, peu de confrères francophones ont eu l'occasion de prendre position de façon explicite sur la théorie de Wegener pendant le quart de siècle qui a suivi la publication de "L'origine des continents et des océans". Cela peut se comprendre si l'on admet avec Jean Goguel qu'"il n'y avait pas à prendre parti sur la théorie de Wegener. Les océans étaient terra incognita et, tant qu'on n'avait rien à dire sur leur constitution, rien n'obligeait à mentionner Wegener".

On remarquera toutefois que, dès 1916, en présentant l'ouvrage de Wegener devant la Société neuchâteloise des Sciences naturelles, Emile Argand prit position en faveur de la nouvelle théorie qui "explique beaucoup mieux que l'ancienne des similitudes de faune et de flore entre des régions aujourd'hui séparées par de vastes océans". Quelques années plus tard, dans "La Tectonique de l'Asie" (1924), après avoir précisé que "la validité d'une théorie n'est rien d'autre que son aptitude à représenter l'ensemble des faits connus au moment où elle a cours", ARGAND jugeait qu'"à ce compte, la théorie des grandes translations continentales est d'une validité florissante", avant d'affirmer que, "fortement établie aux points de rencontre de la géophysique, de la géologie, de la biogéographie et de la paléoclimatologie, elle n'a pas été réfutée".

Sensiblement différente était l'opinion d'Elie Gagnebin qui, dans un article publié en 1922 dans la "Revue générale des Sciences pures et appliquées", critiqua vivement certains aspects de la pensée de Wegener, évoquant "les absurdités apparentes de sa théorie" et soulignant qu'il n'est pas "difficile de relever, dans la brochure de Wegener, des contradictions et des erreurs". Il estimait toutefois "qu'il importe (...) d'établir avec soin une distinction nette entre l'idée fondamentale d'une part, à savoir la dérive des continents, leur réunion autrefois en masses différentes des nôtres, l'absence de ponts continentaux effondrés, les déplacements des pôles, et d'autre part les considérations prématurées touchant l'orogenèse, la constitution de l'écorce terrestre, l'isostasie, etc. Le tort de Wegener est de vouloir tout expliquer".

Pour sa part, Pierre Termier exprima ses réserves en 1924 dans la "Revue Scientifique", tout en reconnaissant que, "si l'on n'accepte pas la théorie de Wegener, ce n'est pas qu'on en possède d'autres qui soient pleinement satisfaisantes. Aucune n'a été proposée, jusqu'ici, qui ne se heurte, elle aussi, à de pénibles invraisemblances".

Il fallut attendre 1933 pour que deux petits livres favorables à la théorie de Wegener fussent publiés en France. L'un était dû à Pierre Dive, un mathématicien qui enseignait à l'Université de Clermont-Ferrand. Cet ouvrage intitulé "La dérive des continents et les mouvements intratelluriques" eut suffisamment de succès pour qu'il fût réédité en 1950. Après avoir affirmé que "les continents baignent (...) dans un magma visqueux ; ils sont entraînés par lui comme des épaves dans un courant marin ; mais ils peuvent aussi, sous l'action des forces de pressions internes ou des attractions des astres, se déplacer avec une vitesse insensible dans son sein, sur de grandes étendues, durant plusieurs millions d'années", l'auteur y passait en revue les principaux arguments favorables à "l'hypothèse des translations continentales". Il y expliquait en outre "comment il est possible de trouver, dans l'accroissement en profondeur de la vitesse de rotation des couches de l'ellipsoïde terrestre, une cause suffisante de ces disjonctions".

La seconde édition de cet ouvrage allait s'enrichir d'une postface de Georges Denizot intitulée "Les bases géologiques de la théorie de Wegener" (1950). Son auteur s'y montrait très réservé à l'égard des arguments biogéographiques mais estimait en revanche qu'il est "une vue de Wegener qui s'est révélée particulièrement féconde, c'est la permanence accordée aux grands fonds océaniques", ce qui ne manque pas de surprendre quand on se réfère à la carte paléogéographique proposée par Wegener pour le Carbonifère supérieur : évidemment l'Océan Atlantique y est inexistant ! En conclusion, si G. DENIZOT qualifiait la théorie de Wegener d'"hypothèse grandiose, étayée par des arguments très sérieux dont elle nous donne une explication cohérente", il reconnaissait cependant qu'"elle ne va pas sans difficultés".

Le second livre publié en 1933 était l'oeuvre d'un géologue français établi au Maroc, Philibert Russo. Il s'intitulait "Les déplacements des continents". L'auteur y développait les idées qu'il avait exposées trois ans plus tôt dans ses "Recherches sur les déplacements tectoniques des aires continentales", publiées dans les "Mémoires de la Société de Sciences naturelles du Maroc". Il y insistait principalement sur le comportement de masses plus ou moins visqueuses soumises à l'action de poussées de direction bien définie. Il critiquait en particulier l'opposition tranchée entre le Sial et le Sima et affirmait qu'"il y a passage progressif de l'un à l'autre, des roches légères de surface aux roches lourdes de profondeur, des termes hypervisqueux ou durs de la surface aux termes à viscosité moins élevée de la profondeur". Il expliquait par ailleurs la présence d'une chaîne de montagnes à l'avant d'un continent en mouvement par le fait que la force qu'il exerce "soulèvera le bord du fond de l'Océan au niveau du raccord entre ce bord et le sien propre. D'autre part, il poussera et plissera les sédiments déposés sur ce bord (cordillière) et les empilera de manière à former une chaîne de montagne (chaîne de géosynclinal)".

Peu après, Raymond Furon (1935) consacra un bref article, publié dans les "Archives du Muséum d'Histoire naturelle", à la question des relations géologiques de l'Afrique et de l'Amérique du Sud. Il s'y montrait un adversaire déclaré de Wegener dont "l'hypothèse (...) ne nous donne pas satisfaction, si l'on admet que la terre se contracte lentement. On ne saisit pas pourquoi le continent unique se serait morcelé et pourquoi ses fragments seraient partis à la dérive les uns vers l'Est, les autres vers l'Ouest. Par contre, la forme actuelle des continents peut s'expliquer par la fragmentation et l'éloignement des fragments de la croûte d'un globe qui se dilate".

La même année, Boris Choubert publia dans la "Revue de Géographie physique et de Géologie dynamique", que dirigeait alors Léon Lutaud, ses "Recherches sur la genèse des chaînes paléozoïques et anté-cambriennes" (1935). Il y regrettait au contraire que la "théorie de la dérive des continents, liée au nom de A. Wegener (...) semble recueillir de moins en moins de suffrages". Il se demandait cependant si "le principe essentiel de la dérive des continents" ne pourrait pas être sauvegardé "puisqu'il semble jeter une lumière sur des problèmes que les anciennes hypothèses ne peuvent expliquer". C'est pourquoi il tenta de réaliser une "reconstruction des blocs continentaux, basée uniquement sur les données de la carte bathymétrique", ce qui le conduisit à préparer une carte de l'"assemblage des continents", qui préfigure assez exactement celle publiée trente ans plus tard par E.C. Bullard, J.E. Everett & A.G. Smith (1965), qui omirent étrangement de citer leur prédécesseur.

VI. LA DIFFUSION EN FRANCE DE LA THEORIE DE LA TECTONIQUE DES PLAQUES.

La façon dont les géologues français ont pris connaissance des nouvelles théories dérivistes est directement liée au mode de diffusion des idées dans la communauté scientifique. A ce sujet, il est intéressant de souligner que les réunions scientifiques (congrès et symposia) paraissent avoir joué un rôle important pour assurer la diffusion rapide des nouvelles idées. Ainsi, B. Gèze, à propos des premiers frémissements néo-mobilistes antérieurs à l'émergence de la Tectonique des plaques, mentionne un Congrès de l'Union géodésique et géophysique internationale qui s'est tenu à Berkeley en 1963. P. Routhier se souvient d'avoir écouté avant 1970 une conférence de Maurice Ewing sur l'expansion des fonds océaniques devant la commission de la carte géologique du monde. Charles Pomerol et Pierre Hommeril disent avoir participé en 1970, à Cambridge, à un symposium sur la marge continentale est-atlantique, à l'occasion duquel ils ont rencontré pour la première fois Xavier Le Pichon. D'autres, comme J. Debelmas et G. Castany ont pris part ultérieurement à des séminaires organisés à Paris par le Muséum et l'Ecole des Mines, au cours desquels X. Le Pichon prit la parole. C. Lorenz se souvient des séminaires organisés par Georges Dubourdieu au Collège de France sur le thème de l'expansion des fonds océaniques.

De grandes revues scientifiques à diffusion internationale comme Nature ont également joué un rôle important. C'est de cette manière que P. Burollet prit connaissance, dès 1961, des idées de R.S. Dietz sur l'expansion des fonds océaniques. De même, la lecture du Scientific American permit à Pierre Rat d'y découvrir l'important article de R.S. Dietz & J.C. Holden "The break-up of the Pangaea" (1970).

D'autres confrères disent avoir lu des ouvrages comme "Continental drift" de S.K. Runcorn (1962) (J. Goguel et P. Burollet) et "L'expansion des fonds océaniques" de Jean Coulomb (1969). D'autres encore fréquentèrent directement X. Le Pichon à Brest (C. Babin) ou à Paris (J. Aubouin).

Enfin, ceux qui ne faisaient pas partie des "happy few" s'informèrent des idées nouvelles en lisant la presse scientifique française et en regardant la télévision.

VII. LA TECTONIQUE DES PLAQUES ET L'OPINION DE LA COMMUNAUTE GEOLOGIQUE FRANÇAISE.

Sur le point de savoir si les géologues français sont complètement satisfaits de la nouvelle doctrine et de la façon dont elle est utilisée, il apparaît que 25 des 26 réponses dépouillées laissent transparaître un accord global avec la théorie de la mobilité continentale, sinon toujours avec celle connue sous le nom de Tectonique des plaques. Une seule réponse est, à cet égard, totalement négative : André Cailleux se dit en effet "aucunement" satisfait, avant d'ajouter : "compte tenu de la diminution générale de l'esprit critique et de celle de l'information, je comprends que mes cadets, qui lisent peu, y croient ferme".

Il est par ailleurs remarquable que bien peu se disent "complètement satisfaits" par la nouvelle doctrine car si 5 réponses sur 26 (soit 19%) sont susceptibles d'entrer dans cette catégorie, elles sont souvent nuancées. Ainsi, J. Aubouin regrette le "manque de rigueur de certaines argumentations" et P. Rat "les applications systématiques que l'on peut en faire". C. Babin estime "qu'il nous faut veiller à ne pas (nous) enfermer dans un dogme". R. Dars, pour sa part, croit devoir rappeler que "les travaux sur le terrain (à terre comme sur mer) demeurent indispensables".

La grande majorité des réponses (20 sur 26, soit 77%) expriment un accord général avec la nouvelle doctrine mais l'assortissent de critiques parfois très vives. La réticence la plus forte est exprimée par E. Raguin qui la considère comme une simple "hypothèse de travail", avant de préciser que "la constatation des anomalies magnétiques, symétriques de part et d'autre du rift, me force à adhérer à la théorie de l'ouverture océanique jusqu'au jour où on pourra trouver une autre explication". P. Routhier reproche quant à lui à la nouvelle doctrine un "manque de pouvoir prognostique en ce qui concerne la distribution des gisements minéraux" car elle n'a rien apporté à l'exploration minière dont les règles qui régissent la distribution des substances utiles sont beaucoup plus anciennes.

Parmi les critiques qui reviennent le plus fréquemment, on notera ce que certains confrères qualifient d'"abus" (J. Debelmas) ou d'"excès". Ainsi, "après quelques excès, on revient à de plus justes conceptions" (R. Letolle). Pour d'autres, au contraire, ces abus sont toujours d'actualité : J. Debelmas se dit "souvent agacé par les abus des auteurs modernes qui, au prix de plans de subduction, microplaques, transformantes et autres, créées pour les besoins de la cause, sont capables d'expliquer n'importe quelle structure". Pour C. Lorenz, "on doit faire abstraction .... de certains emplois plus ou moins abusifs ou publicitaires". Ph. Taugourdeau pense que "le temps et les nouvelles recherches feront le tri des excès. J. Gaudant regrette que "son utilisation dans le domaine de la paléobiogéographie comporte des excès notoires". Enfin, Ch. Pomerol dit avoir été "choqué par le triomphalisme de certains : avant le néant ; après la lumière. Quelle fatuité et quelle naïveté !" ... une façon personnelle de caractériser le comportement excessif des nouveaux convertis !

Ce que dénoncent le plus véhémentement certains confrères est, sans aucun doute, une certaine tendance au dogmatisme et une propension indéniable à l'intolérance que manifesteraient les partisans de la nouvelle doctrine à l'égard des opposants et des sceptiques.

P. Burollet stigmatise ainsi "la terreur intellectuelle qu'ont fait régner les tectoniciens américains, puis français, les plus sévères étant comme toujours les convertis de fraîche date". Pour sa part, F. Ellenberger juge insupportable "le dogmatisme d'une "théorie", en fait momifiée en un système clos ne varietur ; l'intolérance de ses adeptes ; la prise de pouvoir des dits avec accaparement des crédits ; leur inintérêt pour tous les points où la théorie "coince" (...) ; l'extrême spécialisation à dominante technique excluant toutes les visions synthétiques et historiques ; le désolant réductionnisme du vocabulaire ("marges", "collision", etc.)". Une attitude prudente est recommandée par C. Babin, pour qui "il nous faut veiller à ne pas nous enfermer dans un dogme".

P. Routhier dénonce un "modernisme psittacique" que diagnostique également B. GEZE : "la théorie des plaques, devenue article de foi pour la "tectonique globale", est utilisée à tout propos et hors de propos". Il ressort ainsi de nombreuses réponses qu'un véritable phénomène de mode a vu le jour, qui conduit à considérer comme rétrogrades ceux qui n'adoptent pas une position en flèche au service de la nouvelle doctrine, et qui justifie l'accaparement des crédits dénoncé par F. Ellenberger. C'est à l'émergence d'une nouvelle foi que nous avons assisté, avec la constitution d'un cortège de grands prêtres. Cette religion repose évidemment sur l'acceptation de certains dogmes qu'il est impossible de remettre en question sous peine d'être considéré comme un parjure ou un renégat. Une telle situation ne peut qu'être néfaste pour le développement harmonieux de la recherche qui nécessite un authentique climat de liberté. Or, en la matière, les années 70 ont vu s'établir un état d'esprit déplorable qualifié de "sclérose en plaques" par B. Gèze et P. Routhier.

Cette attitude parait d'autant plus regrettable que plusieurs confrères souligent les principaux points faibles de la théorie. Ainsi, J. Goguel parle d'une "tare congénitale" de la doctrine de la tectonique des plaques, qui découlerait du fait que sa "formulation est née chez des géophysiciens dont le background géologique était fixiste (id. est : ignorant le mobilisme nappiste alpin)". Cela expliquerait donc qu'elle se soit "faite sous forme de modèles simples, sinon simplistes, euclidiens (c'est-à-dire géométriquement rigides)".

Pour sa part, B. Gèze reproche à la nouvelle doctrine de n'être applicable qu'à l'histoire "alpine" sensu lato et de n'être "absolument pas au point pour l'histoire géologique antérieure, malgré les essais pour la "faire coller"". La même critique se retrouve également sous la plume de P. Routhier qui dit douter de la véracité de la découverte d'ophiolites archéennes. De même, E. Raguin ne partage pas "la croyance que le système "plaques + subduction" ait fonctionné durant toute la durée géologique depuis que l'écorce est constituée". Il doute que cela ait été le cas lors de la formation des Calédonides et encore davantage pendant celle des chaînes précambriennes, "quand l'écorce continentale était fort différente de l'écorce actuelle". Dans le domaine des notions induites par la théorie de la tectonique des plaques, il conteste "le mécanisme de la subduction lui-même", "la multiplication des microplaques" et "les soit-disant plumes" [ou points chauds (hot spots)] invoquées pour expliquer certains alignements de volcans océaniques.

L'espoir de plusieurs confrères est que l'on puisse enfin passer du dogme à un système plus ouvert en débarrassant la doctrine de la tectonique des plaques de son contexte scolastique, afin de l'améliorer en la soumettant réellement au jeu de la réfutation. Ainsi, après avoir reconnu que "cette théorie a fait accomplir un grand pas", Ch. Pomerol estime qu'"il reste beaucoup à apprendre sur la lithosphère et en particulier la lithosphère continentale". De même, P. Hommeril, qui pense que cette doctrine "a été très fertile en suscitant des recherches dans de multiples domaines de la Géologie", considère-t-il qu'"elle ne doit pas constituer un dogme".

VIII. CONCLUSION.

A l'issue de cette enquête, il a paru utile d'examiner l'attitude des auteurs de manuels géologiques à l'égard de la théorie de la dérive des continents. En effet, comme le souligne T.S. Kuhn (1975, pp.165-166), ce sont des "véhicules pédagogiques destinés à perpétuer la science normale". Leur lecture permet donc de préciser l'état d'esprit qui régnait lors de leur parution.

La théorie de Wegener est évoquée dans une vingtaine de manuels, traités et ouvrages à caractère pédagogique, publiés par des universitaires renommés, entre 1941 et 1968. Parmi les auteurs ayant exprimé clairement leur opinion personnelle, la majorité était nettement défavorable à la théorie de Wegener puisque 9 d'entre eux se rangent dans ce camp, alors que deux seulement prenaient position en faveur de cette théorie. Enfin, 5 auteurs exposent ses qualités et ses défauts sans toutefois prendre personnellement position.

Parmi les opposants à Wegener, on citera en premier Raymond Furon qui, dans "La Paléogéographie" (1941), se montra extrêmement réticent envers cette théorie qui, "séduisante par beaucoup de côtés, explique facilement la répartition géographique de quantité d'animaux et de végétaux, mais (...) se trouve en défaut pour en expliquer bien d'autres". Dans "Causes de la répartition des êtres vivants" (1958), il confirmait son opposition en prétendant qu'"il s'agit d'une hypothèse grandiose qui ne s'appuie sur aucun fait prouvé et indiscutable, à laquelle de plus s'opposent vivement des arguments géodésiques et paléontologiques".

Après avoir affirmé de façon péremptoire dans la première édition de ses "Principes de Géologie" (1933) que la conception de Wegener "ne résiste pas à un examen critique des faits d'observation", Paul Fourmarier exposa cette théorie dans les deux éditions suivantes de son ouvrage (1944, 1950). Il y concluait que "si Wegener a apporté en faveur de la dérive des continents des arguments parfois troublants, il est assez facile, dans un grand nombre de cas, d'en montrer la faiblesse".

André Cailleux concédait dans "La Géologie" (1952) que "la dérive continentale est possible mais non prouvée" mais c'était pour remarquer aussitôt que "l'hypothèse de la permanence des continents et des océans, plus acceptable pour l'astronome et le géophysicien, rend aussi bien compte des faits".

La même année, dans son "Traité de Tectonique" (1952), Jean Goguel soulignait que "la plupart des nombreux arguments rassemblés par Wegener sont, en fait, dépourvus de toute portée", mais reconnaissait néanmoins que la théorie de Wegener "aura été utile en ce qu'elle a obligé les géophysiciens et les géologues à envisager la possibilité de déplacements horizontaux notables de certaines parties de l'écorce, déplacements qui sont une nécessité pour expliquer la genèse des chaînes de montagnes".

Dans la "Géographie du fond des mers" (1949) puis dans l'"Océanographie" (1952), Jacques Bourcart se montrait franchement hostile à la théorie de Wegener, affirmant qu'"aucun des arguments géologiques qui ont été fournis par Wegener n'est apparu comme absolument convaincant", puis que "la théorie de Wegener est contredite par la géophysique, l'astronomie et la stratigraphie du fond connue actuellement". En 1961, dans "Le fond des Océans", il se ralliait finalement à la thèse d'"une extension, par dilatation de la Terre".

Dans trois ouvrages successifs, Henri et Geneviève Termier ont pris plus ou moins nettement parti contre les idées de Wegener. Dans "Histoire géologique de la Biosphère" (1952), les auteurs exposent "l'hypothèse de la dérive des continents" et "les ponts continentaux", avant de conclure que, "dans l'état actuel de nos connaissances, il semble donc que les divers éléments de la surface terrestre n'ont pas subi de grands déplacements latéraux les uns par rapport aux autres", sans exclure cependant l'existence éventuelle de certaines dérives ayant occasionné par exemple "la séparation de Madagascar et de l'Afrique, et l'isolement du Groenland". Deux ans plus tard, dans "Formation des continents et progression de la Vie" (1954), ils rappelaient qu'"aujourd'hui où les résultats de la Géophysique prennent une place de plus en plus importante dans les hypothèses géologiques, la dérive des continents est fortement attaquée". Enfin, dans "Evolution et Paléogéographie" (1959), leur critique se faisait plus précise car ils affirmaient que cette théorie "n'explique pas que plusieurs envahissements successifs aient été séparés par des coupures entre les faunes. L'hypothèse des ponts continentaux est l'une des plus adéquates pour répondre au problème qui nous occupe".

Enfin, Jean Aubouin, dans le tome III de la première édition du "Précis de Géologie" qu'il publia en collaboration avec R. Brousse et J.-P. Lehman (1968), croyait devoir affirmer que "le globe apparaît ainsi en expansion, du moins de nos jours", sans pouvoir cependant déterminer si celle-ci peut "prendre place dans le cadre d'une expansion généralisée" ou si "l'histoire du globe est une alternance d'époques de compression et d'extension, au fil des cycles orogéniques". Il reconnaissait toutefois que la théorie de Wegener "a eu un grand succès, puis une période d'éclipse, pour devenir d'actualité de nos jours grâce au paléomagnétisme".

Face à cette majorité d'auteurs hostiles ou, au minimum, réticents face aux idées de Wegener, Léon Moret et Marcel Roubault eurent le courage de prendre clairement position en faveur de celles-ci. Ainsi, Léon Moret, dans son "Précis de Géologie" (1947), après avoir reconnu que "cette théorie, très séduisante, n'est pas sans avoir soulevé nombre d'objections d'ordre surtout géologique et paléontologique", soulignait le fait qu'elle "accorde incontestablement de très nombreux faits qui, jusque là, demeuraient inexplicables". D'après lui, "son grand mérite est de trouver dans la dérive continentale, une cause acceptable des forces orogéniques".

Marcel Roubault publia en 1949 "La genèse des montagnes", un petit livre dans lequel il estimait que "la théorie de Wegener recèle une grande part de vérité" et "mérite infiniment mieux que l'accueil boudeur et les discussions réticentes réservées à cette hypothèse par certains savants".

D'autres auteurs enfin, par prudence ou par souci d'objectivité, préférèrent rester circonspects face aux incertitudes qui subsistaient quant à la validité de la théorie de Wegener. Ainsi, Charles Pomerol exposa-t-il de façon impartiale dans "Les Montagnes" (1955), à la fois cette théorie et les conceptions d'Emile Argand. Bien qu'il considérât que "l'édifice wegenérien était trop bien construit mais sur des fondations trop mal assurées", il lui reconnaissait "le mérite incontestable d'attirer l'attention sur le fait que les continents ne sont pas immuablement figés, mais peuvent se déplacer dans des conditions et pour des causes qui restent à définir".

Dix ans plus tard, Pierre Bellair et Charles Pomerol passèrent en revue dans leurs "Eléments de Géologie" (1965) les principales théories orogéniques. Ils y estimaient que "tous les postulats admis par Wegener ne peuvent être acceptés sans restrictions et (que), si le mobilisme suggéré par Argand joue certainement un rôle dans l'orogenèse, la dérive généralisée des continents est toujours discutée aujourd'hui".

Pour leur part, N. Theobald et A. Gama se contentèrent de résumer brièvement dans "Géologie générale et Pétrographie" (1956) la "théorie des translations continentales, qui connut une fortune remarquable entre 1920 et 1940". Ils remarquaient cependant que "les forces ainsi mises en évidence apparaissent trop faibles pour pouvoir jouer un rôle effectif dans l'orogenèse".

En conclusion, il apparaît ainsi clairement que si la théorie de Wegener n'a pas été systématiquement rejetée par la communauté scientifique francophone, elle n'a pas réussi à s'y imposer réellement et a été généralement accueillie avec scepticisme. Contrairement à la Tectonique des Plaques qui a rapidement conquis l'adhésion d'une forte majorité de spécialistes, la Dérive des continents n'a donc jamais constitué ce que T.S. Kuhn (1962) appelle une "révolution scientifique". Si Wegener fait ainsi figure de précurseur incompris, il est légitime de se demander pourquoi. Sans doute faut-il en trouver la cause dans les faiblesses de sa théorie, notamment dans l'image trop simpliste des radeaux de sial flottant à la surface du sima - à laquelle la Tectonique des plaques allait substituer une conception nouvelle fondée sur l'existence d'une discontinuité plus profonde (70 à 150 km) entre la lithosphère et l'asthénosphère -, mais surtout dans l'absence de forces susceptibles d'expliquer le mouvement des continents. Par ailleurs, l'accueil favorable réservé à la théorie de la Tectonique des plaques et l'abandon du dogme de la permanence des continents et des océans s'expliquent par les progrès considérables enregistrés depuis la seconde guerre mondiale dans l'exploration des fonds océaniques. Ces progrès eurent bientôt pour effet de créer une situation de "crise" due à une perte significative de confiance à l'égard des nombreux ponts continentaux invoqués par les biogéographes hostiles à Wegener. Il devenait donc indispensable de rechercher une autre explication aux problèmes biogéographiques. Les géophysiciens s'étant convertis dans l'intervalle à la thèse de la mobilité continentale, les circonstances étaient enfin devenues propices à une véritable "révolution scientifique" dont A. Hallam (1976) a retracé l'histoire.