Charles Emile HEURTEAU (1848-1927)

Né le 4/6/1848 à Orléans.
Fils de Jean Charles Théodore HEURTEAU, avocat, et de Antoinette Suzanne Juliette DUFRESNE.
Gendre de Antoine Émile SOLACROUP (1821-1880 ; X 1839 corps des ponts et chaussées ; directeur de la Cie des chemins de fer d'Orléans).
Père de Edouard Charles Émile HEURTEAU (X 1897; Mines Paris 1900; 1878-1961)

Une fille de Charles Emile HEURTEAU a épousé Victor Hyacinthe Alfred André BURIN DES ROZIERS (X 1896 ; 1876-1937), dont plusieurs descendants sont passés par Polytechnique. Françoise HEURTEAU a épousé Marc HANNOTIN (né en 1909), maitre des requetes au Conseil d'Etat puis directeur à la Banque de l'Indochine puis PDG des Ciments Français, dont le père Louis Edmond HANNOTIN fut président de l'Ordre des Avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation, membre de divers conseils d'administation comme le Credit Lyonnais, la Lyonnaise des Eaux, ... et sénateur des Ardennes. Antoinette HEURTEAU a épousé le prince Gonzague de BROGLIE. Elisabeth HEURTEAU a épousé le baron de NERVO.

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1865, sorti classé 3 sur 133 élèves), et de l'Ecole des Mines de Paris (entré et sorti 3ème sur 3 élèves du corps). Corps des mines.


Ingénieur des mines à Bourges en 1871, il se rend l'année suivante en Nouvelle-Calédonie pour étudier les ressources minérales et surveiller les prospecteurs australiens attirés par l'annonce de la découverte de gîtes de cuivre et d'or. Il en rapporte un rapport qui parait dans les "Annales des mines" (1876). C'est lui qui fit régler par un arrêt du 13 septembre 1873 le régime minier de la colonie. Revenu en France en 1874, il est nommé en 1875 secrétaire adjoint de la commission des inventions et réglements concernant les chemins de fer. La direction de la compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans se l'attache bientôt, et il y reste pendant 42 ans. Il est sous-chef d'exploitation en 1879, chef en 1885 et directeur de la compagnie de 1886 à 1910. En 1883, il avait pris une part active à l'élaboration des conventions entre l'Etat et la Compagnie pour permettre la construction de lignes dans le cadre du Plan FREYCINET. De 1904 à 1923 il est vice-président du conseil supérieur du travail, président du conseil d'administration de la compagnie des forges et aciéries de la Marine et d'Homécourt (1915) et de la compagnie d'Anzin (1920). Il a été aussi administrateur de plusieurs sociétés dont le Crédit national et la Compagnie française des pétroles.

Théodore Laurent fut nommé Président de Marine en mars 1927, à la mort de Heurteau, et Léon Daum le remplaca dans les fonctions de Directeur Général.


EMILE HEURTEAU
1848-1927
Par M. Louis AGUILLON, Inspecteur général des mines en retraite.

Publié dans Annales des Mines,12e série vol. 12, 1927.

On a excellemment dit ailleurs la place éminente occupée et le grand rôle joué dans nos chemins de fer par Charles-Emile Heurteau qui s'est éteint, presque octogénaire, à Paris, le 6 mars 1927. Sa vie et sa carrière ont fait trop d'honneur au Corps des Mines, auquel il a toujours appartenu, pour que son souvenir ne soit pas rappelé dans ces Annales. C'est la tâche que je viens remplir, non sans douceur, en songeant à nos affectueuses relations de plus de cinquante ans, mais avec une certaine mélancolie en constatant que je l'avais précédé de quelques années dans la vie. Après tout ce qui a été si bien dit sur l'homme de chemins de fer, c'est plutôt du mineur, qu'il fut aussi, dont je veux parler et par suite de ses débuts qui ont leur intérêt et leur enseignement ; et l'on m'excusera si mon amitié rappelle trop l'olim meminisse juvabit.

Il était né à Orléans, le 4 juin 1848. Son père, avocat à la Cour de cette ville, déjà apprécié et estimé, mourut prématurément, en 1860, a quarante ans, laissant sa femme et ses deux fils avec des ressources assez minces. Cette mère admirable n'hésita pas à accepter des sacrifices pénibles pour assurer à ses fils une excellente et complète instruction en même temps qu'elle leur formait le caractère par une moralité d'ordre supérieur. Emile fit toutes ses classes littéraires y compris la philosophie au lycée d'Orléans. Ses succès sont restés légendaires tant par le nombre des prix que par l'âge précoce auquel il les conquérait. Il faisait sa septième à six ans. Le grand évêque d'Orléans, Mgr Dupanloup, qui le connut par l'écho des distributions de prix et qui avait été à Paris, avant ses grandeurs épiscopales, un des maîtres les plus réputés de l'enseignement secondaire, s'en effrayait encore plus qu'il ne s'en étonnait. Pour une fois ce grand pédagogue se sera trompé. Après deux années passées à Sainte-Barbe, l'une en mathématiques élémentaires, l'autre en spéciales, il entrait en 1865 à l'École polytechnique, le dix-huitième, à la limite d'âge inférieure de dix-sept ans. Il devait être un des exemples de ces cas assez nombreux pour qu'on se demande si la précocité des succès de l'adolescent n'est pas l'indice de l'éclat qui attend l'homme mûr.

Au passage de première en seconde année, il était le premier. Au cours de la seconde année, soit fatigue, soit flânerie, soit toute autre cause, il avait paru fléchir. René Zeiller, qui s'annonçait déjà comme devant être et fut, en effet, le major de sortie, qui était et resta son intime ami, racontait que, lorsque vint la période préparatoire des examens de fin d'année, Heurteau lui dit : " Je vais faire un effort parce que je veux être dans les Mines - on n'en devait prendre que trois cette année-la - mais ne te trouble pas, je ne tiens pas à être major. " Et il fit ainsi en sortant le troisième dans ce trio de valeurs qui ne fut pas souvent égalé : René Zeiller qui, membre de l'Institut, fut de son temps un des maîtres incontestés de la paléobotanique en France et à l'étranger ; Henry, que ses débuts à la direction du matériel et de la traction du P.-L.-M. annonçaient devoir être, lui aussi, un des maîtres de l'industrie des chemins de fer, si la mort ne l'avait pas fauché prématurément.

Tous trois donc vinrent à l'École des Mines en 1867. A cette date, les cours spéciaux, comme on les appelait, en dehors du cours préparatoire à l'usage exclusif des élèves externes, duraient trois ans. Les cours fondamentaux pour l'art des mines et de la métallurgie étaient terminés avec la seconde année, la troisième étant réservée à quelques cours particuliers et surtout au travail personnel qui s'employait notamment aux mémoires de voyage et au projet de concours. A la suite de leur seconde année, les élèves-ingénieurs pouvaient donc faire un voyage, toujours fructueux pour eux, qui pouvait être, en outre, utile aux autres, par les observations et renseignements recueillis, à une époque où la publicité technique était si restreinte surtout pour l'étranger où se faisait le voyage de seconde année.

La curiosité naturelle de son esprit, qui l'attira toujours vers les nouveautés, avait poussé Emile Heurteau à aller étudier, en 1869, en Galicie, les gisements et les exploitations de pétrole; ce qui était bien, pour l'époque, une nouveauté de premier plan. Il en rapporta un mémoire inséré dans les Annales des Mines (1871, 6e série, t. XIX, p. 193). Certes, il ne faut pas s'attendre à trouver dans ces mémoires d'élèves-ingénieurs, même honorés de cette publicité appréciée des Annales, beaucoup plus qu'une application attentive et consciencieuse de l'enseignement qu'ils viennent de recevoir; parfois cependant des observations propres et nouvelles décèlent une personnalité qui se met déjà on évidence.

Le mémoire de Heurteau présente ce double aspect. Quand il s'applique à relever des alignements, à les placer sur la " rose des directions ", à rechercher le " grand cercle " auquel doit se rattacher la venue du pétrole, on ne sent que trop l'influence de la tectonique du " réseau pentagonal " qui s'enseignait à l'Ecole des Mines de Paris. De tout cela le mieux aujourd'hui serait de ne pas parler. Mais il y avait autre chose dans ce mémoire et dont beaucoup furent frappés. Par des observations attentivement suivies sur le terrain, Heurteau fut amené à reconnaître que les points riches en pétrole se montraient sur ce qu'il appelle les " lignes de faîte " ; et, lorsqu'on examine ses coupes d'après son texte, on voit qu'il désigne par là ce que nous nommons aujourd'hui des anticlinaux. Ce n'était donc rien moins que la loi des anticlinaux que Heurteau trouvait ainsi; banalité à coup sûr actuellement pour quiconque s'occupe si peu que ce soit du pétrole. Ce n'était pas un mince mérite de le voir, ne fût-ce que de le pressentir en 1869, surtout après l'enseignement que j'osais à peine rappeler tout à l'heure. Il fallait pour cela de la finesse dans l'observation, de la justesse dans le jugement.

Ce mémoire a un autre mérite. On y goûte l'excellente culture littéraire qu'avait reçue Heurteau. Des pages sont vraiment attrayantes comme celles sur le champ d'exploitation de Boryslaw, de 230 hectares, où se trouvaient 12.000 puits, dont 4.000 productifs, exploités par de pauvres hères, vivant dans les baraques mêmes des puits et toujours prêts à vider par le couteau leur disputes avec les voisins; et tout cela pour produire, outre 5.000 tonnes d'ozokérite, quelque 30.000 tonnes de pétrole par an. Et Heurteau ne manquait pas de relever que ce désordre tenait à ce que le droit d'exploiter n'était pas séparé de la propriété du soi, et on ne comptait pas moins de 4 à 5.000 propriétaires sur ces 230 hectares !

Le voyage que Heurteau comptait faire après sa troisième année, en 1870, aurait donné des fruits encore meilleurs. Il s'était proposé d'aller avec Henry étudier la Toscane, la Sicile et la Sardaigne. Nul doute qu'il n'eut relevé des renseignements intéressants dans cette dernière région où la découverte toute récente de gîtes calaminaires venait d'ouvrir l'ère Mûrissante des grandes exploitations de calamines. Mais c'était pour nous l'année fatale! Ils durent rester à Paris. Lorsque la capitale fut directement menacée, Heurteau, avec les autres élèves-ingénieurs et les ingénieurs du corps des mines présents à Paris, fut versé dans le Bataillon des mineurs auxiliaires du génie constitué sous l'autorité de Jacquot, ingénieur en chef des mines, pour ouvrir, avec le personnel des catacombes et des carrières, des communications souterraines entre les divers points de la défense ; et ce bataillon put rendre quelques services appréciés.

Lorsque, après les lamentables événements de la Commune, la vie normale put reprendre, Heurteau, nommé ingénieur ordinaire de troisième classe, fut chargé, en juillet 1871, à la résidence de Bourges, du service ordinaire des départements du Cher et de la Nièvre. Ce n'était pas un service où un jeune ingénieur put donner sa mesure, à moins de se livrer à des travaux scientifiques personnels comme le firent deux de ses successeurs que l'Académie des Sciences devait ultérieurement accueillir, l'un comme membre titulaire et l'autre comme correspondant. Heurteau n'eut du reste pas longtemps à réfléchir sur l'orientation à donner à sa vie. Dès le début de 1972, il était mis à la disposition du ministre de la Marine, de qui dépendaient les Colonies, pour aller remplir en Nouvelle-Calédonie une mission qui avait un double objet : étudier les ressources minérales de la colonie et prêter son concours au gouverneur dans les mesures administratives nécessitées par l'afflux, que l'administration de la marine trouvait peut-être trop considérable, des prospecteurs australiens attirés par l'annonce de la découverte de gîtes de cuivre et d'or.

Quelques années auparavant, la Nouvelle-Calédonie, où nous n'avions mis le pied qu'en 1852, avait été l'objet d'une étude géologique et minéralogique de la part d'un jeune et brillant élève de l'École des Mines de Saint-Étienne, Jules Garnier, qui, de 1863 à 1866, y avait rempli les fonctions de chef du service des mines. Garnier s'était principalement attaché par des observations géologiques et par des travaux de recherche à l'étude des gisements de combustibles de la côte Sud-Ouest, auxquels la marine attachait une importance spéciale pour les besoins de ses bateaux. Voyant qu'il n'y avait pas possibilité d'en tirer quelque avantage pratique, Garnier s'était mis à l'étude de la géologie générale de l'île et des gîtes métallurgiques qu'elle pouvait contenir. Ce ne pouvait être qu'un " essai ", suivant le titre qu'il donna lui-même à son travail, tant étaient grandes les difficultés de circulation ne permettant guère de s'éloigner du littoral, et si rares avaient été les recherches des prospecteurs. Jules Garnier avait néanmoins eu le mérite et l'honneur de découvrir ce beau minerai de nickel qui devait être une source de fortune pour la colonie et auquel la science et l'industrie reconnaissantes ont donné le nom de garniérite.

Avant d'aborder à son tour en Nouvelle-Calédonie, Heurteau alla étudier en Australie les gîtes et les exploitations d'or, de cuivre et de houille; et, dans son rapport de mission, dont nous allons parler, il a donné sur les alluvions aurifères profondes du continent australien des renseignements détaillés fort intéressants.

La Nouvelle-Calédonie, quand il y arriva, avait sensiblement évolué depuis Jules Garnier. Les facilités de circulation s'étaient notablement accrues. Les prospecteurs venus d'Australie avaient procédé à des recherches et fait quelques travaux.

Son rapport de mission, qui ne comprend que ses études géologiques et minéralogiques, fut publié en 1876 (Annales des Mines, 7e série, t. IX, p. 232). C'est un travail considérable de 225 pages, en deux parties : l'une est la description de la géologie générale de l'île ; l'autre l'étude détaillée de toutes les substances minérales pouvant faire l'objet d'une exploitation utile. Son étude géologique est aussi complète et aussi bonne que les circonstances et l'état de la science pouvaient le permettre et il est curieux de constater que l'adepte fervent du " réseau pentagonal ", en 1869, semble l'avoir oublié en 1873. Il a consciencieusement parlé de toutes les substances minérales qu'il a pu examiner sur place et avec assez de justesse pour que l'avenir ait assez bien justifié ses vues. Pas plus que Jules Garnier, il n'a cru qu'on put tirer un parti avantageux des combustibles du Sud-Ouest. Un peu trop optimiste peut-être sur les filons cuivreux du Nord-Est, du Diahot, qui n'ont pas répondu aux premières espérances, il avait été très précis et très net sur les gîtes d'or dont on avait fait un certain bruit, comme il est quasiment de règle pour tous les pays neufs. Il disait que les filons aurifères avaient été l'objet de travaux trop sommaires pour qu'on pût avoir une idée justifiée sur leur avenir, mais il prémunissait contre toute chance de trouver des alluvions analogues à celles d'Australie, tant étaient différentes les conditions générales et particulières des deux pays. Il insistait au contraire sur les perspectives que faisaient entrevoir les fers chromés et surtout les gisements de nickel dont, depuis Jules Garnier, on avait découvert de nouveaux affleurements.

La partie administrative de sa mission lui fait encore plus d'honneur. Là il ne s'agissait plus de voir et de décrire ; il fallait agir. Il proposa et fit rendre par le gouverneur, pour régler le régime juridique et administratif des exploitations minérales et pour faire cesser le désordre qui avait régné jusque-là, l'arrêté du 13 septembre 1873, dont on peut dire qu'il est une date et une date importante dans notre réglementation minière coloniale. Heurteau, qui venait d'étudier l'Australie, saisit de suite, avec la rapidité et la justesse de sa perception, les inconvénients de ces idées d'assimilation à outrance entre les colonies et la métropole qui régnèrent si longtemps chez nous. C'était à ce point qu'en 1858 on s'était borné à introduire à la Guyane la législation minière métropolitaine. Heurteau comprit que notre législation napoléonienne de 1810 avait été faite pour un vieux pays à population dense où tout le sol, approprié par des particuliers, est morcelé entre eux ; que son système de concessions constitue un appareil lourd, sans souplesse, exigeant une administration nombreuse et compétente ; que tout cela ne pouvait s'adapter à un pays neuf, quasiment encore inhabité, où presque tout le sol est terrain domanial, autant dire vacant et inculte. Tout en réservant, par un dernier scrupule, le régime de la concession napoléonienne - et encore modifié - pour les terrains assez rares de propriété privée ; tout en l'admettant concurremment pour les terrains domaniaux, il prit pour base de sa réglementation dans ces terrains le régime que nous appelons de l'institution de la mine par prise de possession ou première occupation. Peu importent les détails d'application que l'expérience permet toujours de corriger suivant les circonstances. Plus de douze ans devaient s'écouler avant que cette idée, simple et féconde, fût reconnue chez nous lors de notre prise de possession du Tonkin pour passer ensuite dans toutes nos réglementations coloniales.

On a dit que cet arrêté de 1873 était d'une légalité douteuse parce que le gouverneur n'avait pas le droit de l'édicter. Loin d'en faire un reproche à Heurteau, je l'en féliciterais plutôt. Si le juriste doit être élevé dans le culte de l'excès de pouvoir, cette sauvegarde des citoyens contre l'arbitraire administratif, un grand administrateur ne doit pas se laisser hypnotiser par cette épée de Damoclès. Aussi bien l'arrêté de 1873 est resté en vigueur pendant dix ans; et c'est un grande aevi spatium pour les législations minières des colonies de tous les pays. Heurteau pouvait donc éprouver quelque satisfaction lorsqu'en publiant, en 1876, son rapport de mission, il y piquait en note infrapaginale qu'au 31 décembre 1875 il existait déjà en Nouvelle-Calédonie 85 concessions de nickel portant sur 4.662 hectares. Il aurait pu ajouter que, dans cette même année 1875, on avait fait une première exportation de 327 tonnes de minerai, l'extraction s'étant élevée par la suite à plus de 160.000 tonnes par an. Que plusieurs des concessions de 1875 fussent d'ordre purement spéculatif, c'est bien possible. Mieux vaut encore avoir quelques-unes de ces mines que de ne pas en avoir du tout sous un régime trop sévère.

Lorsque après deux ans, Heurteau revint en France, en 1874, on peut dire qu'il était classé. Il avait montré à moins de vingt-sept ans qu'il possédait les qualités qui marquent pour les grandes tâches. L'administration ne songea pas à le renvoyer à Bourges ou dans quelque résidence analogue. Au reste, il lui fallait suivre ses affaires néo-calédoniennes. Pour justifier administrativement sa présence à Paris, on le nomma, au début de 1875, secrétaire adjoint de la " Commission des inventions et règlements concernant les chemins de fer ", embryon de ce qu'allait être le " Comité de l'exploitation technique des chemins de fer " qui a joué un si grand rôle dans le fonctionnement de nos voies ferrées. C'était son premier contact, et bien modeste avec elles.

Ce fut là que, sur la juste réputation qu'il avait conquise, vint le prendre, pour l'attacher à la Compagnie du chemin de fer d'Orléans et en faire son gendre, Solacroup, le directeur de cette compagnie, un des maîtres les plus réputés de cette seconde génération de nos grands ingénieurs de chemins de fer, qui avait succédé aux créateurs de nos premières lignes.

Voici donc que s'ouvre la seconde partie de la carrière de Heurteau, à coup sûr la plus essentielle et la plus importante comme la plus longue, celle qui lui a valu son auréole. Les fruits qu'elle a donnés ont passé les promesses des fleurs du début. Mais l'éclat de celles-ci n'annonçait-elle pas l'excellence de ceux-là ? Et c'est d'un haut enseignement.

Nous ne voudrions pas passer à cette seconde période sans ajouter un mot sur le dernier travail technique qu'ait publié Heurteau. Bien que, par sa date et son objet, il se rattache à ses occupations de chemins de fer, il nous paraît se relier par la méthode et l'esprit de sa rédaction à ses précédentes publications. Nous voulons parler du rapport paru en 1880 dans les Annales des mines, 7e série, t. XVIII, p. 53, sur les signaux de bifurcation et les enclenchements. Si nous le mentionnons, c'est qu'on y relève sur ces derniers la première théorie géométrique, précise et complète, qui en ait été donnée; et l'on retrouve là ces mêmes qualités de curiosité, de pénétration et de justesse dans les conclusions.


De sa carrière dans les chemins de fer, il nous suffira, pour les motifs que nous avons dits, de donner quelques dates et de dire un seul mot.

Entré à la Compagnie d'Orléans au milieu de 1875 dans le service de l'exploitation, il fut nommé sous-chef d'exploitation au début de 1879 ; il devint chef de l'exploitation au milieu de 1885. A la fin de l'année suivante, en 1886, il passait, à trente-huit ans seulement, directeur de la Compagnie pour remplir ces fonctions pendant près d'un quart de siècle jusqu'en 1910. Lorsqu'il crut pouvoir quitter cette lourde charge, y ayant si bien rempli sa tâche, le Conseil d'administration le retint en lui confiant le titre et les fonctions de son délégué général, reconstituant ainsi pour lui le titre et les attributions donnés jadis à Didion, le premier directeur qu'avait eu la compagnie à son origine, l'un de nos plus illustres ingénieurs de chemins de fer de la première génération. En 1921, pour permettre à Heurteau de représenter le Conseil et la compagnie au dehors, avec plus d'autorité encore, il fut nommé administrateur et le resta jusqu'à sa mort, ayant ainsi été attaché à la compagnie pendant cinquante-deux ans.

Dans ces étapes domine cette direction de vingt-cinq ans. Ce qu'elle fut et ce qu'elle produisit nous n'avons pas à le reprendre ici. Mais il nous sera permis de rappeler ce que tout le monde a reconnu, il y fut un chef et un grand chef. Heurteau qui, de sa culture philosophique, avait gardé quelque scepticisme, répétait volontiers, sur la situation d'un directeur de grand réseau, un propos, venu d'Angleterre, qu'il se plut même à citer dans son discours à l'Assemblée générale des Polytechniciens de janvier 1914. Un pareil directeur, disait-il, n'était qu'un chef d'orchestre qui n'a pas besoin de savoir jouer d'un seul des instruments qu'il doit conduire; il lui suffit de maintenir l'accord entre tous ses artistes. Si l'on dégage ce propos de son côté humoristique, il ne contredit pas, bien au contraire, cette notion du chef dans les entreprises industrielles que Henri Fayol a eu le grand mérite de mettre en évidence dans cette " Doctrine administrative " qui n'a pas laissé naguère de faire quelque bruit. Ce que Fayol n'a peut-être pas suffisamment dit, c'est que lorsqu'une entreprise privée atteint un développement tel que celui d'un grand réseau, force est au directeur, tout en donnant le programme, l'orientation et exerçant le contrôle général, de laisser à ses subordonnés immédiats, chefs des services respectifs, plus d'initiative et de liberté dans l'exécution. Et c'est pour avoir su si bien réunir ces deux parties de sa tâche que Heurteau, de l'avis de tous, fut justement considéré comme ayant été un grand chef.

Nous citions tout à l'heure le discours de janvier 1914 que Heurteau prononça comme président de l'assemblée générale de la Société des anciens élèves de l'Ecole polytechnique, ayant reçu par cette désignation, encore qu'elle ne doive être que pour un jour, " l'un des plus grands honneurs qui pussent échoir à un polytechnicien", comme il le disait au début de sa harangue. Ce discours mérite d'être retenu à plusieurs titres. Heurteau ne s'attacha pas beaucoup à suivre la tradition qui parait imposer au président de s'occuper de préférence des objets, concernant sa carrière, qui lui ont valu l'honneur de parler en pareil jour. A peine il se plut à signaler le nombre relativement considérable de polytechniciens placés dans les cadres du haut personnel de nos chemins de fer. Il préféra s'étendre, comme fruit de son expérience déjà longue et autorisée, sur quelques observations générales relatives à l'École. Il combattait comme fâcheuse l'idée d'en faire une école d'application. Il la voulait une école de haute culture scientifique générale donnée à une élite dont elle développerait l'intelligence en vue de préparer des chefs, souples et avertis, pour les professions diverses dont les élèves de l'Ecole polytechnique ne devaient apprendre les détails que dans les écoles d'application, sinon même par la pratique seule de la vie. Il ne se préoccupait pas seulement de culture intellectuelle, mais aussi de la haute culture morale que l'école devait continuer à donner par la conservation de ses traditions de solidarité et d'honneur. Tout de suite il en faisait une application en parlant du souci constant que l'on devait avoir de concilier les intérêts privés d'une entreprise avec les intérêts généraux du pays. Et l'on ne peut s'empêcher de ressentir quelque émotion, quand on relit ce discours, en voyant Heurteau, au début de cette année 1914, parler si fortement du concours que les compagnies de chemins de fer donneront toujours à l'autorité militaire.

La situation que prit Heurteau dans nos chemins de fer fut telle dès les débuts que, à la création du Conseil supérieur du travail en 1891-1892, il fut désigné par l'administration pour y représenter l'industrie des transports par voie ferrée. Lorsque ce conseil devint, en 1899, avec ses soixante-six membres en trois groupes égaux dont deux, celui des patrons et celui des ouvriers, élus en somme par leurs pairs, bien que par un mode un peu compliqué, Heurteau continua à représenter l'industrie ferroviaire, comme membre patron élu, et il l'était encore au moment de son décès. En 1904, il avait été élu vice-président patron, le président nominal étant le ministre du travail, qui ne préside guère que les séances d'apparat ; il fut constamment réélu à ces fonctions jusqu'en 1923, où il les abandonna pour rester simple membre du conseil. Il avait toutes les qualités voulues pour être un excellent président. Mais avec la présidence alternée du président ouvrier et la composition si spéciale de ce conseil, il ne pouvait assumer le rôle qu'un président de son autorité peut prendre dans les commissions administratives. Homme d'action et non de tribune, il se sentait peu de goût pour intervenir dans les discussions parfois ardentes de ce petit parlement, sa situation présidentielle pouvant d'ailleurs être une gêne dans son intervention comme orateur. Mais tout le monde savait que c'était chez lui que se réunissaient les membres patrons quand il fallait s'entendre pour la défense des intérêts de leurs industries contre des revendications exagérées ; et on n'ignorait pas de quel poids étaient ses avis, si discrètement qu'il les exprimât.

Lorsque Heurteau quitta le fardeau si lourd de la direction de la compagnie P.-O. et qu'il reprit, avec plus de liberté, une plus grande disponibilité de son temps, nombreuses furent les sociétés industrielles qui désirèrent le voir entrer dans leurs conseils. Dans la douzaine de sociétés dont il consentit à devenir administrateur, il n'était, pour plusieurs d'entre elles, que le représentant des intérêts, directs ou indirects, du P.-O. comme pour les diverses compagnies de chemins de fer au Maroc, ou certaines compagnies de navigation de Bordeaux. Ailleurs il était appelé par le souci de l'intérêt public comme au Crédit national ou à la Compagnie française des pétroles. Trois sociétés minières le retinrent. Il avait été attiré, on le conçoit aisément, dans la compagnie " Le Nickel " qui exploitait la majeure partie de ces minerais néo-calédoniens qu'il avait été en quelque sorte le premier, trente ans auparavant, à signaler à l'attention du monde industriel. Il s'attacha plus particulièrement à deux de nos plus grandes compagnies minières ou métallurgiques, celle des Mines d'Anzin et celle de la Marine et d'Homécourt ; et il devint président dans l'une et dans l'autre. Il avait été en son temps un trop bon chef d'industrie, un vrai chef, pour ignorer que, si un président doit occasionnellement résoudre le difficile problème de discerner un pareil chef pour sa compagnie, il doit, sans se distraire jamais d'une surveillance vigilante mais discrète, tenir plutôt le rôle du roi constitutionnel qui règne et ne gouverne pas. Certaines circonstances peuvent survenir qui amènent un président à sortir de ce calme, un peu olympien, pour prendre une part plus directe aux affaires. C'est ce qui arriva notamment à Anzin lorsqu'en 1920, par suite de circonstances diverses, la vieille société qui remontait à 1757 et avait conservé, avec ses mêmes statuts, sa même organisation générale, un peu archaïque, dut se transformer en société commerciale de la loi de 1867. C'était sans doute le cas d'autres sociétés houillères de la région. Mais la tâche était plus ardue pour la compagnie d'Anzin à raison de son ancienneté, de son souci constant de respecter son statut originaire et du développement pris par l'extraction. La loi du 25 septembre 1919 avait donné le moyen légal de résoudre des difficultés juridiques sans cela insolubles. Restait à l'appliquer financièrement. On en comprendra la difficulté si on rappelle que le capital restait partagé suivant la vieille formule du XVIIIe siècle en 24 sols de 12 deniers, soit 288 deniers, qui n'étaient pas représentés par un titre, mais faisaient simplement l'objet d'une inscription appropriée dans les registres de la compagnie. Les nécessités de la pratique avaient bien fait créer, vaille que vaille en droit, le centième de denier qui restait un gros titre, comme on dit en Bourse, puisqu'il avait atteint jusqu'à 10.000 francs. Il fallait transformer toute cette riche vieillerie en 345.600 actions de 500 francs nominal pour former le capital admis de 172.800.000 francs. C'est à cette tâche que se consacra particulièrement Heurteau et il ne fallut rien moins que son labeur tenace et son expérience consommée des affaires pour en sortir.

Telles furent les nombreuses occupations auxquelles il continua à se livrer avec la même vigueur intellectuelle jusqu'à ce que la mort vînt le prendre en pleine activité.


Si sa vie publique fut éclatante, sa vie privée fut un modèle. Marié à vingt-six ans, il avait eu trois enfants. Il avait pu voir son fils, entré comme lui dans le corps des Mines, continuer, en la renouvelant en quelque sorte, sa belle carrière, par des succès appréciés et d'excellentes publications dans le Service de l'État d'abord, par de grandes tâches industrielles ensuite. Ses trois enfants lui avaient donné, quand il disparut, dix-huit petits-enfants, et quatre d'entre eux, déjà mariés, y avaient ajouté trois arrière-petits-enfants. Dans toute cette belle famille, jamais la mort n'avait frappé un seul coup, en démenti du triste adage que vieillir c'est voir mourir. Ce n'est pas qu'aucun deuil ne l'ait atteint. Trop jeune pour avoir pu ressentir douloureusement la mort de son père, il avait, suivant la loi fatidique, perdu cette mère qui avait si bien su préparer une carrière dont elle eut la joie consolatrice de voir l'apogée ; puis il perdit un frère cadet, André Heurteau, auquel l'avait toujours lié une extrême tendresse, qui occupa dans le journalisme, à la fin du siècle dernier, notamment dans le Journal des Débats, une place éminente par le talent et le caractère.

Les années passaient sans paraître marquer sur lui la moindre trace. Il ne connut aucune infirmité. Il chassait encore à l'automne de 1926 dans cette propriété de la Plaudière, en Loir-et-Cher, où il aimait à passer les vacances entouré de ses enfants. A peine, peu après, sa démarche s'était ralentie, ses épaules un peu courbées, sans lui enlever l'allure svelte et élégante qu'il avait toujours eue. Il parut pendant quelques jours plus fatigué que malade et il s'en alla sans souffrance. La mort lui fut douce; sa vie avait été heureuse; le destin, qui n'est pas toujours équitable, récompensa cette fois ici-bas un rare et sage esprit de conduite.