SOUVENIRS

1848-1878

Charles de Freycinet

Volume 1, paru en 1912 chez Ch. Delagrave éd. (4ème édition)

CHAPITRE III
TRAVAUX D'INGÉNIEUR. — LE QUATRE-SEPTEMBRE.

Ce dénouement tragique changea totalement le cours de mes idées. Autant jusque-là je m'étais attaché à la politique, autant je m'en éloignai, pour fuir les pénibles souvenirs qu'elle me laissait. Je résolus de m'absorber dans ma profession d'ingénieur, que j'allais avoir l'occasion d'exercer. Mes études à l'Ecole des Mines prenaient fin et, à l'automne de 1852, je fus nommé au poste de Mont-de-Marsan [fonctionnaire responsable d'un sous-arrondissement du service des mines]. Je ne mentionnerais pas ce détail de ma carrière, s'il ne m'avait mis en contact avec trois personnalités qui venaient de remplir des rôles importants et dont les noms m'étaient familiers.

Une étude géologique sur le bassin de l'Adour (publiée dans les Annales des Mines, en 1851), entreprise de concert avec M. Crouzet, ingénieur des Ponts et Chaussées à Dax [Jean Baptiste Henri Crouzet (1817- ??, X 1837)], me fit connaître l'un des principaux propriétaires riverains, M. Duval, dont les terrains offraient des indications intéressantes. Il me proposa de passer quelques jours chez lui, pour faciliter mes explorations. Je croyais m'y trouver seul; j'y rencontrai M. Léon de Maleville, son gendre, ancien ministre de l'Intérieur de Louis-Napoléon, M. Léon Faucher, son collègue et son successeur, et enfin M. Duclerc, sous-secrétaire d'État de M. Garnier-Pagès, puis ministre des Finances sous la Commission executive.

Il est difficile d'imaginer trois types plus dissemblables. M. de Maleville, grand et puissant, haut en couleur, d'humeur joyeuse, fécond en anecdotes qu'il racontait avec beaucoup d'esprit et, sous ces dehors expansifs. très fin, très maître de lui, très observateur; M. Faucher, sec et maigre, plutôt débile, toujours froid et correct, ne s'abandonnant jamais et d'une tenue parfaite ; M. Duclerc, très correct aussi, fort sérieux, mais, dans l'intimité, gai et piquant, d'une rare sûreté de jugement et d'une fidélité politique à toute épreuve. Je causais souvent avec ce dernier: nos souvenirs de 1848 nous rapprochaient. Il me confia ses projets et me donna quelques conseils. Nous nous quittâmes bons amis et nous eûmes plaisir à nous retrouver au Sénat, après la guerre de 1870. Il me succéda à la présidence du Conseil, en 1882.

M. de Maleville, que j'avais vu une fois à Montauban, dont il était le député, me mit promptement à l'aise par sa rondeur. Cependant je n'eus pas avec lui les mêmes épanchements qu'avec M. Duclerc, la différence d'âge était trop grande. J'essayai de le faire parler sur sa sortie du ministère, qui avait eu du retentissement : il s'était séparé du Président, croyait-on, pour ne pas lui livrer certains papiers d'État, relatifs à l'échauffourée de Boulogne. Il éluda la conversation, mais à quelques traits acérés je reconnus que sa courte collaboration avec le Prince n'avait pas dû être très cordiale. Quant à M. Léon Faucher, il causait peu ; il souffrait déjà de la maladie du larynx qui l'emporta deux ans plus tard. Il ne se mêlait guère aux conversations que M. de Maleville dominait de sa forte voix. Quelques réflexions discrètes témoignaient d'un esprit élevé et de connaissances variées. Je ne pouvais oublier toutefois qu'il avait été l'un des auteurs de la loi du 31 mai et qu'il en avait refusé l'abrogation.

Puisque je cite mes rencontres, on m'excusera de mentionner celle-ci, d'un autre genre, qui m'a laissé une agréable impression. Je me trouvais un soir chez M. Marrast, maire de Mont-de-Marsan, dont le salon était fort recherché. Il appela au piano son neveu, garçon de treize ans, qui ne paraissait pas avoir cet âge. M'étant toujours défié des enfants prodiges, je songeais à m'évader quand les premières notes me retinrent. Bientôt je fus subjugué, ébloui. Non seulement les doigts du jeune virtuose couraient sur les touches avec une agilité merveilleuse, mais le jeu était senti, profond et remuait l'assistance. J'en fus d'autant plus surpris qu'en traversant le vestibule je l'avais vu, avec d'autres garçons de son âge, manifester un entrain qui n'avait rien de sentimental. On me dit son histoire : il était entré à dix ans au Conservatoire et avait déjà remporté plusieurs prix; ses professeurs le mettaient hors de pair. Bref, j'avais devant moi le futur grand pianiste Planté, qui bientôt devait revenir au pays natal pour mûrir son génie au contact de la nature pyrénéenne.

L'administration des Travaux publics m'appela ensuite à Chartres, où j'avais pour mission de réunir les éléments d'une carte géologico-agronomique, alors projetée dans chaque département. Dix-huit mois après, j'obtins le poste beaucoup plus intéressant de Bordeaux. Je m'y suis initié véritablement à mon métier, pratiqué jusqu'ici, je dois l'avouer, d'une manière un peu superficielle. A Bordeaux, outre l'inspection minéralogique, j'avais le contrôle des chemins de fer du Midi. Cette dernière étude, nouvelle pour moi, m'attira extrêmement. C'était l'époque où nos maîtres dans le corps des Mines, les Clapeyron,les Le Chatelier, les Sauvage, les Couche s'illustraient par leurs recherches sur le matériel roulant. Après trois ans d'apprentissage, j'entrai, en 1858, au service de la Compagnie, en qualité de chef d'exploitation. Je n'avais pas trente ans et j'apportais dans mes nouvelles fonctions toute l'ardeur qu'on éprouve d'ordinaire à cet âge. Bien que diverses raisons m'aient déterminé plus tard à les abandonner, je n'ai jamais regretté les cinq années que je leur ai consacrées. Il n'est pas pour l'esprit de meilleure école de discipline et de précision. L'obligation banale de « faire partir les trains à l'heure » et la préoccupation d'éviter les accidents déterminent, du haut en bas de l'échelle, des soins vigilants et une exactitude scrupuleuse. Ce séjour aux chemins de fer du Midi me valut un autre avantage : celui de recevoir les leçons de deux hommes qui ont honoré le corps des Ponts et Chaussées. M. Duvignaud, directeur du contrôle [Philippe Ambroise REMPNOULX-DUVIGNAUD (1805- ??, X 1821)], et M. Surell, directeur de la Compagnie, étaient, chacun en son genre, des chefs hors ligne. Le dernier, d'une haute culture scientifique, avait débuté par un livre devenu classique : Les torrents des Alpes. Il avait en outre le génie de l'organisation et le don de pénétrer la psychologie du personnel. C'est grâce à leurs enseignements que j'ai pu, sans trop de crainte, accepter le redoutable mandat que M. Gambetta m'offrit en 1870.

Ces occupations me tinrent en dehors de la politique. M. Surell n'en parlait jamais et il ne souffrait pas qu'on en parlât devant lui. Républicain de vieille date, il se savait suspect aux autorités impériales et voulait éviter des désagréments au conseil d'administration. Son exemple dictait notre conduite et nous tous, ses collaborateurs, nous imitions sa réserve. Trois ou quatre fois cependant, mon attention fut vivement ramenée sur ce sujet, les circonstances m'ayant mis en présence des maîtres de la France.

L'Empereur et l'Impératrice venaient presque chaque année à Biarritz. Les hauts fonctionnaires de la Compagnie étaient requis pour les recevoir, à leur passage à Bordeaux. La cérémonie se déroulait dans un salon d'honneur préparé à la gare Saint-Jean, et dont le luxe criard avait la prétention de rappeler les pompes de la Cour. Leurs Majestés stationnaient là une demi-heure entre les deux trains d'Orléans et du Midi. Tandis que les autorités de la ville et du département s'empressaient à offrir leurs hommages, j'étudiais curieusement la figure des souverains, assis sur deux fauteuils dorés, au centre de la salle : l'Impératrice souriante et à l'aise comme dans son boudoir ; l'Empereur un peu fatigué et tassé, la physionomie terne, plutôt bienveillante, mais impénétrable. Ses yeux bleus, volontairement inexpressifs, laissaient deviner par moments un caractère froid et résolu. Aucune nuance de morgue d'ailleurs, quoique le régime fût alors à l'apogée de sa fortune. En remontant dans son wagon, l'Empereur invitait à prendre place auprès de lui MM. Eugène et Isaac Péreire, fondateurs de la Compagnie, et quelquefois M. Surell.

Le personnel de la Cour n'imitait pas la simplicité des maîtres. Il était d'ordinaire bruyant, important et trouvait plaisir à marquer sa présence. A Biarritz, il causait une sorte d'effroi aux habitués de la plage, dont il troublait les mœurs paisibles. En revanche, par ses manières larges, il faisait la joie des hôteliers et des industries locales.

Vers la fin de 1862, je rentrai au service de l'État. Le ministre des Travaux publics ou plutôt M. de Boureuille, qui dirigeait autocratiquement le corps des Mines, me proposa une mission qui paraissait cadrer avec mon récent apprentissage dans la Compagnie. Il s'agissait de surveiller, en Angleterre, la fabrication des rails destinés au chemin de fer du Mexique. Pour des raisons que j'ignore, cette fabrication que le gouvernement français avait prise à son compte n'était pas confiée aux usines nationales. Elle se poursuivait dans un établissement, alors peu connu, du Yorkshire, à Middlesborough sur la Tees, près de Newcastle. Une telle mission, assez délicate, n'avait par elle-même rien de bien attrayant et j'aurais hésité à l'accepter, si le ministre n'en avait ajouté une seconde, infiniment plus attachante et d'un horizon beaucoup plus large.

Celle-ci, par une coïncidence singulière, se trouvait être un effet réflexe de la politique. Le régime impérial s'est toujours appliqué, on le sait, à soulever des questions qui pussent occuper l'attention et la détourner en quelque sorte de scruter ses origines. A ce moment l'ère des grandes guerres semblait close. Les victoires de Crimée et d'Italie suffisaient à l'orgueil national et inquiétaient l'Europe. L'expédition du Mexique — « la grande pensée du règne », selon M. Rouher — donnait des résultats plus que médiocres. Il était sage de déposer les armes pour un certain temps et de fournir un autre aliment à l'esprit public. Les questions d'hygiène, la protection des ouvriers, l'assainissement des grandes villes ouvraient un champ aussi vaste que fécond. Le Comité consultatif des Arts et Manufactures, que présidait l'illustre Chevreul, avait délibéré plus d'une fois sur ces sujets ; il avait émis le vœu qu'une enquête scientifique fût ouverte auprès de nos amis d'outre-Manche. Le ministre, qui réunissait aux Travaux Publics l'Agriculture et le Commerce, résolut, sur la proposition du secrétaire général, M. de Boureuille, de donner suite aux suggestions du Comité. Je fus chargé de procéder à cette étude et de m'enquérir des procédés mis en œuvre dans le Royaume-Uni pour assainir les fabriques et les centres populeux.

L'heure était propice. Un grand souffle humanitaire animait les Anglais. Après être restés trop longtemps insensibles aux souffrances des classes ouvrières et avoir méconnu les lois de l'hygiène publique, ils s'étaient avisés, dans les dernières années, qu'une réforme s'imposait, dans l'intérêt même de la Grande-Bretagne, dont la puissance risquait de déchoir en raison de l'appauvrissement de la race. Alors, avec l'ardeur et l'esprit de suite qui les distinguent, ils s'étaient lancés dans cette voie et n'avaient pas tardé à dépasser les progrès, modestes d'ailleurs, réalisés sur le continent. Dans l'ordre municipal, ils avaient créé cette théorie de la « circulation continue » qu'à Paris M. Belgrand et ses lieutenants commençaient d'appliquer. M. Chadwick, M. Austin faisaient entendre les appels les plus éloquents. Le parlement venait de mettre les cités de quelque importance en demeure de se débarrasser des souillures qui constituaient une menace perpétuelle pour la santé de leurs habitants. Dans l'ordre industriel proprement dit, on était allé plus loin encore. Le parlement n'avait pas craint de pénétrer à l'intérieur des fabriques et d'y prescrire des mesures souvent dispendieuses. Des actes récents protégeaient les environs des usines contre les dégagements gazeux ou les liquides résiduaires, et, d'autre part, cherchaient à mettre les ouvriers à l'abri des manipulations malsaines. En même temps, le législateur visait à prévenir les excès de travail dont les enfants et les femmes se trouvaient trop souvent victimes. Le mouvement généreux qui honore notre République et dont la première impulsion remonte à l'Assemblée nationale de 1871 s'était dessiné dans le Royaume-Uni vingt ans auparavant. En France, l'ancienne loi de 1841 sur la protection des jeunes ouvriers demeurait lettre morte et l'hygiène municipale ne fixait guère que l'attention des théoriciens. Le gouvernement impérial, en quête de nouveautés, devait se préoccuper naturellement d'introduire chez nous les réformes qui passionnaient nos voisins. Tel fut le vaste cadre tracé à mes recherches et dont je ne laissai pas tout d'abord d'être quelque peu effrayé.

Heureusement, je trouvai dans le Comité des Arts et Manufactures un guide et un appui. On ne s'étonnera pas des lumières que projetait cette assemblée, quand je rappellerai qu'elle réunissait dans son sein, outre l'illustre Chevreul, des chimistes comme Balard et Sainte-Claire Deville, des ingénieurs comme Combes et Le Chatelier, des administrateurs comme de Boureuille, des jurisconsultes comme de Lavenay et Duvergier. Pour faciliter mon étude, un programme détaillé fut préparé par les soins de M. Chevreul et soumis à l'approbation du Comité. La rédaction de ce programme amena de fréquents rapports entre le vénéré président et moi et fut l'origine de l'affectueuse bienveillance qu'il me garda jusqu'à sa mort.

Je me rendis en Angleterre, le 3 décembre 1862, muni de deux dépêches circulaires du ministre des Affaires étrangères et du ministre des Travaux publics pour nos agents diplomatiques et consulaires, ainsi que de nombreuses lettres de recommandation pour les savants de ce pays. Elles me donnèrent accès auprès d'hommes qui faisaient autorité en ces matières et dont les noms ont marqué dans la science : les Drs Angus Smith, Letheby, Roscoë, Hoffmann, Franckland, etc. A leur empressement, j'ai pu juger de la considération dont jouissaient mes parrains de France.

Mes travaux portèrent d'abord sur les fabriques de produits chimiques et notamment sur celles de soude, dont les ravages dépassaient tout ce qu'on peut imaginer. Près de Swansea dans le pays de Galles, à Newton, à Sainte-Hélène dans le Lancashire, les dégagements d'acide sulfureux et d'acide chlorhydrique avaient brûlé la végétation à plusieurs kilomètres à la ronde ; on n'apercevait ni un brin d'herbe, ni un oiseau. L'atmosphère était presque irrespirable. Les liquides résiduaires empestaient les cours d'eau et détruisaient le poisson. Au moment où je visitais ces régions on mettait à exécution l'alkali act, récemment voté. L'inspecteur général Angus Smith, qui m'accompagnait, m'assura que dans deux ans je ne reconnaîtrais pas la contrée, tant il était certain de l'efficacité des dispositions dont il avait la garde.

Je rentrai en France, à la fin de 1863, ayant visité des centaines d'établissements industriels et plusieurs installations municipales. Deux choses m'avaient particulièrement frappé, qui sont à l'honneur du sens pratique et de l'esprit de décision de nos voisins. Après avoir résisté longtemps à l'intervention du législateur, les manufacturiers, enfin convaincus par leurs propres excès, en avaient reconnu la nécessité et s'étaient mis dès lors résolument à l'oeuvre. Au lieu de ruser avec la loi, ils l'avaient appliquée largement et souvent même étaient allés au delà de ses prescriptions. Mais comme l'esprit commercial ne perd jamais ses droits, ils se sont ingéniés à transformer en sous-produits utiles les matières qu'ils ne pouvaient plus répandre librement au dehors. De là, de notables perfectionnements dans diverses industries. En second lieu, j'ai admiré la franchise des rapports établis entre les fabricants et les agents de l'autorité. Le Dr Angus Smith était consulté par eux, il causait en plein abandon, il les faisait profiter de sa science et devenait pour eux un guide amical tout en restant un contrôleur consciencieux. Je constatai que les industriels ne lui dissimulaient rien, non plus qu'à ses collaborateurs, en petit nombre mais d'un mérite éprouvé. Par son influence personnelle il obtenait beaucoup plus que par la répression; un avis, une indication de sa part étaient accueillis avec empressement et reconnaissance. Cet heureux état d'esprit est dû à la situation élevée des inspecteurs et au sentiment de la légalité, profondément enraciné dans la population.

Mon rapport, remis au ministre l'année suivante, suggéra au Comité la pensée d'étendre ces recherches à la Belgique et à la Prusse rhénane, puis à la France elle-même. Je fus convié à dresser le tableau comparatif de notre pays et des pays voisins, afin de mesurer le champ qu'il nous restait à parcourir dans cet ordre de progrès. Ces missions successives m'occupèrent jusqu'en 1868, époque à partir de laquelle je devins plus sédentaire. Mes comptes rendus, après avoir été publiés séparément, furent fondus, par ordre du ministre, en deux volumes : Traité d'assainissement industriel et Traité d'assainissement municipal, imprimés en 1869.

Pendant un dernier séjour en Angleterre, je constatai les résultats des récentes lois promulguées pour protéger le travail des enfants et des femmes dans les manufactures. Sur ce point, comme sur les autres, les industriels ont montré de la bonne volonté et un excellent esprit. Ils acceptaient une application rigoureuse de la loi, à condition, me disaient-ils, qu'elle fût égale pour tous. « Pas d'exception! » telle était leur revendication expresse. Moyennant cette égalité, que l'inspecteur général Redgrave se chargeait de leur assurer, ils ne témoignaient pas d'hésitation et ne cherchaient pas de faux-fuyants. Ils poussaient même la franchise jusqu'à déclarer que la loi était « bienfaisante ». Ils avouaient devant moi à M. Redgrave qu' « en poursuivant rigoureusement l'application de ce système, on préparait à la Grande-Bretagne des générations plus fortes et plus saines ». Ils admettaient aussi que des durées de travail moins prolongées sont plus fructueuses. Ils s'orientaient vers ces réductions hardies dont ils ont donné l'exemple depuis une vingtaine d'années et que notre République réalise à son tour.

La France était alors d'autant moins excusable de ne pas suivre la même voie qu'antérieurement même à l'Angleterre elle avait abordé la solution du problème. La loi de 1841, adoptée sur l'initiative de M. Charles Dupin, offrait une solution très acceptable; avec quelques retouches, on pouvait la rendre suffisamment pratique. Mais la monarchie de Juillet avait toujours reculé devant la résistance déraisonnable des grands industriels, armés par le cens électoral d'une influence excessive. Le gouvernement n'avait pas osé créer le corps d'inspecteurs sans lequel la loi restait forcément lettre morte. Les choses étaient demeurées en l'état jusqu'en 1867, époque où je remettais mon rapport sur la question. Après en avoir pris connaissance, le ministre décida d'organiser une inspection provisoire des établissements, à l'aide des ingénieurs des Mines et des Ponts et Chaussées. Je fus chargé de diriger ce nouveau service, en attendant l'installation de fonctionnaires spéciaux, que viserait une loi prochaine. Une première application de la loi de 1841 fut donc tentée au cours de l'année 1869 et la réforme n'aurait pas tardé à s'étendre, si les événements de 1870 n'y avaient pour un temps mis obstacle.

Parallèlement à ces travaux, mon attention s'était dirigée vers un objet qui ne m'avait pas été signalé, mais que je ne pouvais manquer de rencontrer sur ma route. Je veux parler du fonctionnement de l'organisme administratif dans ses rapports avec les citoyens.

Chez la plupart des peuples qui nous entourent, surtout dans la Grande-Bretagne, la Belgique, la Suisse, l'administration paraît moins parfaite que chez nous et elle l'est, en effet, si la perfection consiste à saisir et réglementer les moindres actes de la vie du citoyen. Notre organisme national est à ce point de vue remarquable, mais il a deux graves défauts : une centralisation excessive et le formalisme.

Les mœurs et les institutions ont opéré de concert, en France, pour accroître continuellement ces deux défauts au point de les rendre, en bien des cas, intolérables. La plus simple démarche dans un ministère met en mouvement une multitude de rouages et nécessite l'intervention de l'autorité la plus élevée ; chacun a pu se rendre compte du temps perdu à ces diverses phases. En Angleterre, la même affaire se traite avec une rapidité surprenante; à chaque degré de l'échelle se trouvent des fonctionnaires qui ont qualité pour trancher par eux-mêmes , sauf, bien entendu, leur responsabilité devant le ministre; mais ils ne se croient pas tenus de lui en référer pour toute décision. En France, il semble que chaque fonctionnaire prenne à tâche de s'abriter derrière son ministre, lequel, de son côté, se fait un point d'honneur de ne pas abandonner la plus faible parcelle de son pouvoir. Dans les départements, c'est pire encore : à chaque instant, la solution est arrêtée par l'obligation de « recourir à Paris ». Le citoyen, on peut le dire, est victime du formalisme.

Les administrations publiques ne sont pas seules à cultiver ces fâcheuses pratiques. Beaucoup d'administrations privées, des sociétés anonymes calquent leurs procédés sur ceux de l'État. Il est telle entreprise de transports où les formalités et le temps perdu pour l'instruction d'une affaire ne sont guère moindres que dans les ministères. Ce ne sont donc pas seulement les lois que nous devons réformer, mais aussi les mœurs, qui nous poussent à multiplier les barrières et à exagérer, en toutes choses, les prérogatives de l'autorité. De là ces aspirations vivement ressenties depuis un demi-siècle et qui, sous le nom vague de « décentralisation », ont plus d'une fois agité l'opinion publique. Mais la décentralisation n'est qu'une face de la question. Il ne suffit pas de transférer aux pouvoirs locaux une partie de l'autorité; il faut aussi modérer son intervention, en supprimant les formalités inutiles et en mesurant le temps à celles qui sont indispensables. Il ne doit pas dépendre de l'indolence d'un bureaucrate de retarder les satisfactions légitimes attendues par les intérêts privés.

Ces questions m'intéressaient vivement. J'en avais entretenu plus d'une fois M. Duvergier, président de section au Conseil d'État et membre du Comité des Arts et Manufactures, qui m'honorait de sa bienveillance. Il approuva mon plan d'études, me fournit d'utiles indications et m'engagea à donner corps à ce travail qui, selon lui, pourrait entrer un jour dans le domaine de l'application. Précisément, l' « École de Nancy » se livrait depuis quelques années à une propagande active en faveur de la décentralisation ; l'opinion lui était sympathique et il paraissait probable que les pouvoirs publics ne tarderaient pas à s'en occuper.

Quand M. Duvergier devint ministre de la Justice, en juillet 1869, je lui offris de rédiger pour son usage personnel une note qui lui permettrait peut-être d'amorcer la réforme. Il me répondit avec une bonhomie charmante qu'il se croyait au pouvoir pour peu de temps, que le cabinet dont il faisait partie était, dans sa pensée, « un ministère de transition » et que l'Empereur serait conduit à aller plus loin dans la voie libérale. « Je ne serais pas surpris, ajouta-t-il, qu'il allât jusqu'à M. Emile Ollivier, si celui-ci consentait à accepter un portefeuille. Pourquoi, à tout événement, ne lui soumettriez-vous pas vos idées? Il pourrait, le cas échéant, leur donner une suite. » Comme je manifestais ma surprise d'une telle éventualité : « Oui, je sais, dit-il, M. Ollivier est républicain; mais l'Empereur ne s'arrêtera pas aux étiquettes. Il cherche avant tout un homme qui puisse l'aider à transformer son gouvernement et, si M. Ollivier veut être cet homme, il le sera. Telle est du moins ma prévision sur le dénouement de la crise actuelle. Notre ministère n'est qu'une étape. » J'ai admiré la sûreté de jugement de cet homme modeste autant que distingué. Combien à sa place auraient subi l'illusion du pouvoir et se seraient considérés comme étant eux-mêmes la solution définitive !

Je connaissais quelque peu M. Emile Ollivier. Nous nous étions rencontrés un an auparavant grâce à un ami commun. La glace avait été vite rompue; nous avions parlé de la révolution de février, où, malgré sa jeunesse, il avait joué un rôle en qualité de commissaire extraordinaire dans les Bouches-du-Rhône. Je l'avais revu depuis. Sa société était fort attachante ; il savait beaucoup et sa parole devenait facilement éloquente. Il jugeait les hommes de haut et, m'a-t-il paru, très impartialement. Je lui fis part du diagnostic de M. Duvergier. Il se récria : « Je ne pourrais entrer au ministère, dit-il, qu'en conservant toutes mes opinions. A supposer que l'Empereur y consentît, son entourage ne le permettrait pas. » Je ne crois pas qu'à ce moment il envisageât pareille éventualité. Il ne s'en intéressa pas moins à mes idées de réforme administrative : « Comme simple député, conclut-il, je pourrai les soutenir à la tribune et amener le gouvernement à les étudier. » Il reconnaissait d'ailleurs que notre pays avait un besoin impérieux de self-government et que les liens bureaucratiques l'étouffaient.

Le 2 janvier 1870, M, Emile Ollivier était appelé au pouvoir, non comme chef du cabinet en titre, ainsi qu'on l'a cru — c'était l'Empereur qui présidait lui-même le Conseil — mais comme garde des sceaux, appelé à présider en l'absence de l'Empereur et, en tout cas, prépondérant par la force du talent et par l'originalité de la situation. Il a expliqué lui-même, dans son Empire libéral, comment il conciliait ses opinions républicaines avec le but qu'il s'était proposé. A défaut de la République, dont l'établissement lui paraissait alors impossible, il voulait doter la France d'un gouvernement constitutionnel et parlementaire. On ne saurait nier que, sans la guerre néfaste avec la Prusse, l'Empire ainsi transformé aurait eu de sérieuses chances de durer. Je revis M. Ollivier peu après son avènement. Nous parlâmes aussitôt de la réforme administrative et il me demanda de lui remettre un projet de rapport et de décret. Il ne s'agissait, bien entendu, pour le moment que de poser le principe. Une grande commission serait chargée d'en préciser les applications. Le 22 février parut au Journal officiel, sous la signature de M. Chevandier de Valdrôme, ministre de l'Intérieur — auquel ces sortes de questions ressortissaient — un décret organisant la Commission de décentralisation, présidée par M. Odilon Barrot. Le rapport préliminaire, fort différent de mon texte, était tel que je le craignais : il préconisait la décentralisation proprement dite, mais il laissait de côté la simplification administrative. Il indiquait en ces termes le but à atteindre : « Cette Commission, qui pourrait se subdiviser en sous-commissions, procéderait à une enquête auprès des administrations publiques et en dehors d'elles; elle rechercherait dans les constitutions des pays voisins ce qu'il pourrait y avoir d'applicable au nôtre ; elle recueillerait les documents propres à éclairer ses discussions, à présenter sous son véritable jour le grand problème de la décentralisation et à en préparer la solution ; enfin elle coordonnerait le résultat de ses recherches dans un ou plusieurs rapports qui énuméreraient en détail les réformes à accomplir. » Suivait une liste de quarante-sept membres, sans préjudice des ministres qui, de droit, faisaient partie de la Commission.

La plupart des noms étaient connus. Ils appartenaient au monde de la politique, de la haute administration, du barreau, de la magistrature. On voyait aussi quelques publicistes célèbres, Prévost-Paradol, Dupont-White, Maxime du Camp, ainsi que des membres de l'Institut, MM. Léonce de Lavergne, Louis Raybaud, William Waddington (Parmi les notabilités politique ou administratives, je citerai MM. Drouyn de Lhuys, ancien ministre; Dauphin, maire d'Amiens, plus tard ministre sous la République ; Le Play, sénateur, Bonjean. sénateur; Aucoc, Boulatignier et Oscar de Vallée, conseillers d'État; de Barante, d'Andelarre, Latour du Moulin, députés, etc. La Commission était renforcée d'un nombreux secrétariat, qui comptait déjeunes talents, MM. Durangel, Target, Lelèvre-Pontalis, de Ravignan, Charles Savary, qui se sont signalés dans les fonctions publiques ou dans le parlement). Je ne fus pas peu surpris de me voir figurer en si brillante compagnie. M.Ollivier, qui ne m'avait pas laissé deviner sa bienveillante intention, avait obtenu de son collègue l'inscription de mon nom, dont le manque de notoriété contrastait avec l'ensemble de la liste. Mes collègues du ministère du Commerce, qui n'étaient pas au courant de mes plans de réforme, me firent compliment avec une nuance d'ironie, car ils supposaient sans doute que cette distinction était le résultat de savantes manœuvres.

La Commission fut accueillie favorablement par l'opinion publique, qui vit dans sa composition un désir réel d'aboutir. M. Emile Ollivier, en nous installant, conjointement avec M. Chevandier de Valdrôme, prononça un éloquent discours dans lequel il mettait en relief les avantages d'une décentralisation éclairée et le profit certain qu'en retirerait la liberté. Il insista sur la pleine indépendance de nos délibérations, sur la sincérité des avis que le gouvernement attendait de nous. Cette consultation, assura-t-il, n'était pas une vaine démonstration, mais la préface d'un acte sérieux et réfléchi qui ne tarderait pas à s'accomplir.

Nous inaugurâmes nos travaux immédiatement. Nous siégions au quai d'Orsay, dans la grande salle du Conseil d'État, mise le matin à notre disposition. Nul de nous ne songeait que notre œuvre pourrait être éphémère et que ce même bâtiment où nous délibérions serait prochainement détruit par l'insurrection. L'Empire, quoique battu en brèche par une opposition chaque jour grandissante, paraissait encore solide; il avait intérêt à utiliser nos indications. Le hasard me plaça à côté de M. Prévost-Paradol et de M. Waddington, avec lesquels la communauté de vues en matière administrative amena de fréquents épanchements. Ils vinrent un jour conférer chez moi, au sujet de la réforme départementale, et nous tombâmes d'accord sur presque tous les points. Bientôt la Commission se partagea en trois sous-commissions : l'une s'occupait de Paris et du département de la Seine, la seconde de l'administration communale et la troisième de l'administration départementale. J'entrai, avec mes deux voisins, dans cette dernière sous-commission, où nous rencontrâmes des esprits actifs et vigoureux, tels que MM. Raudot et de Vallée, placés aux deux pôles.

Nous élaborâmes un projet des plus hardis, qui, je le reconnais, allait au delà des limites raisonnables. Il confiait l'administration du département au conseil général et ne laissait au préfet qu'un contrôle destiné à assurer l'exécution des lois. La position de ce fonctionnaire s'élevait d'ailleurs, en ce sens que le même préfet contrôlait plusieurs départements groupés selon leurs affinités naturelles. Ce projet, dépouillé de ses exagérations et un peu trop rétréci, a servi de base, en 1871, à la loi votée par l'Assemblée nationale et dont M. Waddington fut le très distingué rapporteur.

Un de nos jeunes secrétaires adjoints se fit remarquer par sa facilité de parole, son instruction précoce et son assurance. Il s'introduisait dans les discussions — où il n'avait cependant que voix consultative — et tenait tête aux membres les plus qualifiés. Charles Savary devait montrer plus tard le même talent dans les Chambres, mais sa fin n'a pas répondu aux espérances que ses débuts avaient fait concevoir.

De temps en temps, les trois sous-commissions se réunissaient en assemblée plénière pour discuter les principes essentiels. C'est ainsi que nous eûmes à débattre la thèse, si controversée alors, du mode de nomination des maires. Le gouvernement, malgré le souffle libéral qui animait plusieurs de ses membres, n'osait pas accepter l'élection par les conseils municipaux. M. Chevandier de Valdrôme présenta un habile plaidoyer pour nous démontrer les dangers qu'entraînerait une telle pratique. Si l'on se rappelle qu'elle n'a été consacrée que douze ans plus tard, sous le cabinet que j'avais l'honneur de présider, en 1882, on ne saurait s'étonner de l'effroi que ressentaient certains ministres de l'Empire en 1870. Résultat bien imprévu et qui dérouta entièrement M. Chevandier, la Commission, que le gouvernement supposait acquise à ses vues, adopta la solution hardie à une voix de majorité. Le ministre n'en croyait pas ses yeux — on avait voté à mains levées —; il renouvela l'épreuve, elle confirma sa défaite. Défaite d'autant plus significative que la lutte avait été longue et acharnée. M. Prévost-Paradol se révéla, en cette occasion, orateur de premier ordre. Après lui je me risquai, non sans une vive émotion, et m'en tirai sans trop de dommage. M. Chevandier de Valdrôme, de fort méchante humeur, ne nous cacha pas que le gouvernement ne se considérait pas comme lié par ce vote audacieux et qu'il se réservait de n'en tenir aucun compte. Le public ne partagea pas ce sentiment; toute la presse indépendante loua la Commission.

Nous étions en juillet, nos travaux allaient être interrompus par le terrible orage qui se préparait à fondre sur la France.

La guerre de 1866, entre la Prusse et l'Autriche, avait laissé au cœur de notre pays une profonde blessure. L'amour-propre national ne se consolait pas d'un événement qui avait rompu à notre détriment l'équilibre des forces au centre de l'Europe. Notre diplomatie n'avait su ni prévenir le mal ni le réparer. Chacune de ses tentatives s'était heurtée au mauvais vouloir du gouvernement prussien. Après s'être laissé duper, elle avait subi une série de procédés désobligeants. De là, un sentiment général de malaise qui persistait à travers les déclarations rassurantes de l'Empereur et nuisait singulièrement au prestige du régime.

C'est dans cet état de nervosité que le pays apprit les intelligences nouées entre Madrid et Berlin dans le but de faire asseoir un prince de la maison de Hohenzollern sur le trône d'Espagne. Il y vit une provocation délibérée et pour l'avenir un danger. Le gouvernement impérial ne pouvait manquer de s'opposer à la réalisation de ce dessein. Il était en cela soutenu, poussé par l'opinion publique. Il entreprit donc les démarches nécessaires... Hélas! on sait comment la faiblesse de l'Empereur, l'intervention téméraire de l'Impératrice, la coupable complaisance du ministre des Affaires étrangères nous firent perdre le bénéfice d'une négociation heureusement conduite; comment l'insistance de notre ambassadeur auprès du roi de Prusse fournit à M. de Bismarck l'occasion d'une manœuvre inouïe : la falsification d'une dépêche pour exciter les esprits et les amener à la guerre! On sait, d'autre part, quelles étaient les lacunes de notre organisation militaire; quelles furent l'incohérence des premières opérations et l'impéritie du commandement, présage d'inévitables désastres. Voici comment le général Bazaine-Hayter, ancien attaché à l'état-major du maréchal Bazaine, juge, dans un écrit récent, la situation en 1870 : « Nous n'avions aucune préparation : pas de chevaux pour atteler les parcs de réserve d'artillerie et les équipages de pont, pas d'outils pour creuser les tranchées; nos mitrailleuses arrivaient directement des manufactures et les servants en ignoraient l'emploi; notre artillerie était inférieure en nombre, en efficacité, en portée, impuissante : nous n'avions pas de trains de vivres régulièrement constitués. Nos formations de combat, déjà vieilles en 1859, démodées et routinières; nos règlements, en regard de trente ans ; notre commandement à tous les degrés brave, mais ignorant, sans doctrine, sans initiative : voilà les causes de nos défaites, de toutes nos défaites. »
Ces faits, et d'autres encore qui s'y rattachent, sont aujourd'hui connus de tous. Les révélations, les aveux ou les panégyriques des principaux intéressés ont permis d'établir les responsabilités qui pèseront à jamais sur les auteurs de notre infortune.

Dans la sphère modeste où je vivais, je n'ai recueilli sur ces fatales négociations aucun renseignement particulier. Je n'étais instruit que par les journaux. J'ai cru, comme le public, que nous nous trouvions acculés à la guerre par des procédés offensants. J'étais un peu moins étranger à la question militaire, qui allait se résoudre au grand jour, et sur laquelle je m'étais à l'avance formé une opinion par l'étude de divers documents. Les comptes rendus de la guerre de 1866 m'avaient montré que la Prusse employait la méthode napoléonienne, tandis que nous paraissions en avoir perdu la tradition, à en juger par la guerre d'Italie. Les rapports si clairvoyants du colonel Stoffel ne m'étaient pas inconnus. Je venais de lire quelques pages troublantes du prince Frédéric-Charles, qui faisait ressortir l'infériorité tactique de notre armée, peu manœuvrière, et la supériorité des méthodes prussiennes. Sans donc m'arrêter aux origines des événements, qui m'échappaient, je portai toute mon attention sur nos préparatifs et sur le début des opérations.

Il fut évident, dès le premier jour, que nos forces étaient distribuées d'une manière absolument contraire aux principes. Au lieu d'une vraie concentration, on pratiqua la dispersion sur une large étendue de frontière. Les emplacements des corps d'armée ne semblaient d'ailleurs dictés par aucune vue d'ensemble. Les expéditions de troupes par chemin de fer s'effectuaient sans ordre ni règle ; elles ne s'échelonnaient pas par corps d'armée successifs. Je ne pus m'empècher de communiquer à mes collègues du ministère l'inquiétude que me causait cette entrée en campagne. Nous avions coutume, durant cette période agitée, de nous réunir chez M. Marchand, directeur de la comptabilité, dont le vaste cabinet se prêtait à ce genre de conférence. Un jour que mes critiques avaient pris une forme assez vive : « Modérez-les, me dit en sortant un de mes collègues qui me portait intérêt; on pourrait les croire inspirées par l'esprit de parti. D'ailleurs, vous devez bien penser que le gouvernement, qui en sait plus long que nous, a pris ses mesures. »

La confiance de mes collègues allait être soumise à de rudes épreuves. Après l'éphémère succès de Sarrebruck, l'échec de Wissembourg fut le premier éclair qui fend la nue orageuse. Six mille hommes écrasés, victimes d'une erreur stratégique évidente, quel prélude! Je repassais en moi-même ces tristes réflexions, dans la journée du 6 août, lorsque, tout à coup, vers deux heures, se répand le bruit d'une victoire de Mac-Mahon. On s'agite, on s'informe, on se félicite; des rues se pavoisent. Durant quelques instants, Paris goûte une joie patriotique. Une partie de la foule cependant restait songeuse. Vers cinq heures, une grande colonne se dirige sur la place Vendôme, pour avoir des explications du ministre de la Justice. M. Emile Ollivier — que je n'avais pas vu depuis deux mois et que je ne devais plus revoir qu'en 1890, à l'Académie française — parut à une croisée du premier étage. Si j'avais eu quelques doutes, sa pâleur et sa tristesse me les auraient enlevés : « Non, s'écria-t-il d'une voix brisée, il n'y a pas d'annonce de victoire. Le gouvernement vous doit toute la vérité et il vous la dira, bonne ou mauvaise, sans réticence. Rien n'est compromis. Le gros de l'armée est intact. Ayez confiance!... » Ah! je n'oublierai jamais ces mots : « Ayez confiance! » L'accent n'était pas d'accord avec les paroles. Celui qui les prononçait voyait sans doute le danger que faisaient naître les dispositions adoptées par les chefs militaires. Peut-être avait-il le pressentiment des malheurs qui, à cette heure même, fondaient sur nos armes et que le télégraphe lui apprendrait le lendemain. La foule accourue place Vendôme avec quelque vague espérance se retira douloureusement impressionnée. Le soir, une proclamation des ministres affichée dans divers quartiers répétait ce qu'avait dit le garde des sceaux et annonçait que le coupable auteur de la décevante nouvelle était emprisonné. Le 7 août mit Paris en face de la réalité : Frossard et Mac-Mahon vaincus à Forbach et à Reichshoffen battaient en retraite, laissant notre frontière découverte. Deux jours après, le 9 août, le ministère Ollivier était emporté dans la tourmente. Un ordre du jour équivoque, présenté par M. Clément Duvernois, le renversa. J'assistai aux efforts louables, mais peu coordonnés, du ministère Palikao. Le sort de la guerre paraissait plus que jamais livré au hasard. A travers les ordres et les informations publiés par le Journal officiel, nul rayon de lumière ne se dégageait. On sentait partout tiraillements et indécisions. L'Empereur, qui n'avait jamais eu la compétence mais qui avait au moins eu la volonté, était maintenant brisé par les souffrances physiques et par les revers. Entouré de chefs insuffisants, ballotté entre les injonctions venues de Paris et ses propres inspirations, humilié par le sentiment de son inutilité et par l'obligation de résigner le commandement suprême, il n'était plus pour l'armée qu'un impedimentum, nuisible au mouvement des troupes. Il prit enfin, le 16 au matin, le sage parti de rallier Châlons, où l'armée du maréchal de Mac-Mahon achevait de se reformer.

Le maréchal Bazaine, plus libre désormais, ne semble pas avoir fait un effort suffisant pour coopérer avec Mac-Mahon. Attaqué, dans cette même journée du 16, à Rezonville, il aurait pu, au dire de certains de ses lieutenants, gagner la bataille par une offensive opportune. Telle est du moins l'opinion que m'exprimait le maréchal Canrobert, quatorze ans plus tard, au Sénat. Il se borna à conserver la plus grande partie de ses positions. Guidé par des considérations sur lesquelles l'obscurité règne encore, il renonça à marcher sur Verdun, malgré sa formelle promesse à l'Empereur. Il parut n'avoir plus d'autre idée que de regagner Metz, où il allait donner le spectacle d'une inaction incompréhensible, suivie, moins de deux mois et demi après, de la désastreuse capitulation qui portait le suprême coup à la défense du pays.

L'Empereur et Mac-Mahon, abandonnés ainsi par Bazaine, avaient la vue saine d'un retour sous les murs de Paris, où les mouvements de leur armée auraient pu compliquer singulièrement les opérations des assiégeants. Mais l'Impératrice et son gouvernement jugèrent que l'attitude de l'Empereur ne serait pas assez fière et que le prestige de la dynastie pourrait en souffrir! De là cette marche insensée sur Sedan, à laquelle Mac-Mahon se refusa pendant plusieurs jours, et qui conduisit l'armée à sa perte, en même temps que le souverain se rendait à discrétion.

Quand ces nouvelles furent connues à Paris, le 3 septembre, une surexcitation extraordinaire s'empara des esprits. Nous étions comme hallucinés. Nous ne pouvions croire à la réalité. Eh! quoi, la France, cette grande puissance qui à certaines époques avait fait trembler l'Europe, s'écroulait comme un château de cartes devant la Prusse ! Le sol sacré était foulé sans résistance! Paris allait être assiégé comme une vulgaire place forte ! Où donc s'appuyer? Où se retenir? Le gouvernement existait-il encore? Qui commandait?

Le Corps législatif paraissait seul, à cette heure, représenter le pays. Mais il doutait de sa propre autorité; il se sentait à bon droit suspect, par suite de ses origines. Il manquait du crédit nécessaire pour prendre et imposer les résolutions qu'appelait une telle extrémité. Il hésitait et parlait au lieu d'agir. Un de mes amis, Baron de Fourment, député du Pas-de-Calais et membre de la majorité, me tenait au courant, heure par heure, de ce qui se passait à l'intérieur du Palais-Bourbon. J'entendais pour ainsi dire à distance les discours confus qui s'entrechoquaient. Durant cette journée et la nuit suivante, les députés se débattirent dans l'impuissance. Le 4 au matin, on put croire que l'après-midi verrait éclore des résolutions viriles. La plupart s'étaient convaincus de l'impossibilité de maintenir la régence de l'Impératrice. La majorité inclinait, m'apprit mon ami, à quelque comité de salut public, dont la présidence serait confiée à M. Thiers et où figureraient des éléments avancés, tels que M. Gambetta. La délibération, ouverte à une heure, fit éclater à nouveau les divergences. Tandis que M. Jules Favre soulevait des murmures par sa motion trop nette de déchéance, le général Palikao proposait la formation d'un conseil de gouvernement, qui respecterait la dynastie. M. Thiers, plus habile, prononçait la déchéance par prétérition : il acceptait la commission de gouvernement, « en attendant, stipulait-il, la convocation d'une assemblée constituante ».

Pendant que les députés, retournés à leurs bureaux, examinaient d'urgence ces propositions, le peuple s'était mis de la partie. Dès onze heures du matin, commençaient à défiler sur les boulevards, sans ordre ni consigne apparente, une multitude de gens venus des quartiers excentriques et qui se dirigeaient vers la place de la Concorde. Il était difficile de dire quel dessein les amenait. En proie sans doute à l'anxiété générale, ils cherchaient comme nous-mêmes, massés sur les trottoirs, à se renseigner sur les suites de l'horrible crise. J'ai longtemps assisté à ce défilé, qui avait quelque chose de lugubre et d'inquiétant. J'ai fini par imiter les personnes qui m'entouraient et j'ai grossi le cortège. Une fois de plus j'ai vu, dans l'affolement, s'ouvrir les grilles du Palais-Bourbon devant une invasion d'ailleurs pacifique. Les hommes de garde, comme vingt-deux ans auparavant, cédèrent à la pression populaire. Pour éviter que la salle des séances ne devînt le théâtre de scènes tumultueuses, M. Gambetta, qui avait fait de louables efforts pour arrêter le flot, prononça rapidement la déchéance et entraîna la foule vers l'Hôtel de ville, où le nouveau gouvernement allait, assura-t-il, se constituer.

Vers sept heures du soir, le public apprenait la formation d'un gouvernement provisoire, dit « de la Défense nationale », dans lequel figuraient les personnalités suivantes, sympathiques aux Parisiens : Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Ernest Picard, Rochefort, Jules Simon. La présidence, en raison des conjonctures, fut offerte au général Trochu, dont les idées inspiraient confiance; la vice-présidence échut à M. Jules Favre, avec une sorte de primauté politique. Une heure plus tard, ce dernier, accompagné de M. Jules Simon, se présenta à la présidence de la Chambre, où deux cents députés environ, expulsés du Palais-Bourbon, tenaient séance sous la direction de M. Thiers. Il leur notifia les décisions prises à l'Hôtel de ville et les adjura de se séparer pour prévenir une dualité redoutable. M. Thiers, tout en protestant pour le principe, conseilla à ses collègues de céder à la force et de « se retirer avec dignité ». Ainsi finit le Corps législatif. Quant au Sénat, réuni au Luxembourg, il fut laissé dans un oubli méprisant. Personne ne songea à l'envahir ni à le dissoudre. M. Rouher, qui le présidait, après avoir vainement attendu quelque sommation du dehors, proposa de lever la séance et de s'ajourner au lendemain. Ce lendemain ne devait jamais venir. Il y a quelque chose de tristement comique dans cette fin du Sénat. « Si une force tumultueuse était à nos portes, dit Rouher, ce serait un devoir impérieux de l'attendre délibérément. Mais aucune force ne nous menace... » Baroche accentue la note : « Si nous pouvions espérer qu'elles se dirigeront sur nous, ces forces populaires, révolutionnaires, qui ont pénétré dans l'enceinte du Corps législatif, je persisterais à penser que chacun de nous doit rester à son fauteuil pour attendre les envahisseurs. Mais malheureusement (car c'est ici que je voudrais mourir), nous ne pouvons avoir cet espoir. La révolution éclatera dans Paris et ne viendra pas dans cette enceinte. »

Ayant plus tard, dans une large mesure, partagé le sort du nouveau gouvernement, je veux dire quelques mots du reproche qui lui a été adressé et qui a longtemps défrayé la polémique. Usurpateur et factieux, prétendait-on, il avait dérobé un pouvoir qui, à défaut de la dynastie impériale, appartenait au Corps législatif seul. Plus d'un membre de l'Assemblée nationale de 1871 l'aurait volontiers, de ce chef, mis en accusation.

Ce reproche, examiné avec le recul du temps, paraît puéril. Qui donc avait qualité, à ce moment tragique, pour exercer le pouvoir? Le Corps législatif? Mais il ne tenait de la nation qu'un mandat précis et limité. Il avait sa place dans un ensemble dont l'Empereur et le Sénat faisaient partie. L'Empire écroulé, l'organisme constitutionnel détruit, le Corps législatif était sans droits. Il le sentait si bien lui-même qu'il n'osa rien tenter. Il surnageait comme une épave. Le nouveau gouvernement, selon la forte expression d'un de ses membres, « ramassa le pouvoir tombé dans la rue ». A défaut d'une consultation nationale, que les circonstances ne permettaient pas, toute autorité improvisée était forcément révolutionnaire. Celle qui est sortie du Quatre-Septembre a eu le double mérite d'être facilement acceptée et d'avoir supporté sans défaillance le fardeau dont les événements l'accablaient. Si l'adage : « Le salut public est la suprême loi » a trouvé son application, c'est bien le jour où l'Empire a disparu dans le désarroi universel.

Ce qu'on peut regretter, c'est que le nouveau gouvernement ne se soit pas donné une base plus large. En se recrutant exclusivement parmi les députés de Paris, il a diminué son autorité sur la province, il a risqué d'éveiller des susceptibilités préjudiciables aux communs efforts. Son excuse — et en même temps sa faute — réside dans une conception stratégique dont les militaires qui l'entouraient auraient dû le préserver. Il a cru que la guerre se résumerait dans la résistance de Paris. Il ne s'est pas dit que le siège d'une place forte, si importante soit-elle, ne doit être qu'un épisode. Son erreur, trop partagée par le public, s'affirme avec une entière bonne foi dans cette déclaration adressée au pays, le 6 septembre, par la voie du Journal officiel :

« Le gouvernement de la Défense nationale reçoit incessamment les adhésions chaleureuses des députés de l'opposition élus dans les départements.

« Tout le monde a compris que, dans la crise que nous traversons, LÀ OÙ EST LE COMBAT, LÀ DOIT ETRE LE POUVOIR.

« C'est sur Paris que marche à cette heure l'armée envahissante.

« C'est dans Paris que se concentrent les espérances de la patrie.

« Pour affronter cette lutte suprême, dans laquelle il suffit de persévérer pour vaincre, la population parisienne a choisi pour chefs les mandataires qu'elle avait déjà investis de sa confiance.... Rien de plus logique et de plus simple. »

Le général Trochu se plaçant à un tel point de vue, ses collègues civils étaient assurément excusables. Mais quelle hérésie militaire! Renfermer le gouvernement dans la place assiégée, c'était le condamner à capituler avec elle ; c'était briser d'avance la résistance de la France et la limiter à la défense de Paris. En outre, on viciait fatalement les opérations des armées de province, puisqu'on les obligerait à pivoter autour de la délivrance de la capitale, au lieu de les laisser évoluer en conformité des règles de la stratégie. Que de fois j'ai gémi sur la dure loi qui pesait sur nous! Que de fois j'ai déploré les chances favorables qui nous étaient ainsi enlevées ! Les pouvoirs publics auraient dû résider partout ailleurs que dans Paris, de manière à rester en communication directe avec les départements et à préparer la prolongation éventuelle de la résistance au delà de la durée même du siège.

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Mis sur le web par R. Mahl en 2006