Paul FALLOT (1889-1960)


Paul FALLOT. Sa vie.- Son oeuvre
par Michel Durand Delga (notice lue à la séance du 5 juin 1961 de la Société géologique de France)

Il est de grands savants. Il est de nobles caractères. Paul Fallot a été l'un et l'autre : le cas est assez exceptionnel pour être souligné. A ce titre, en un siècle où les notions d'intérêt et de jouissance étouffent progressivement les principes d'honneur et de labeur, la vie de Paul Fallot est un magnifique exemple.

Ses traits majeurs, l'énergie et le sens du devoir, furent sans doute accusés, héréditairement, par ses origines aux Marches de l'Est. Il naquit le 25 juin 1889 à Strasbourg, où sa mère alsacienne était, à cette occasion, venue parmi les siens. La famille Fallot, elle, était franc-comtoise. Son père, primitivement industriel dans le Doubs, à Valentigney, se retira tôt des affaires pour s'établir à Lausanne avec sa famille. C'est là, sur l'admirable belvédère de Rovéréaz, qu'au bord du Léman, face aux Alpes, le jeune Paul Fallot passa, avec son frère Pierre, son enfance, près de son père qu'il respectait, et de sa mère qu'il affectionnait.

Il y reçut une éducation raffinée, dans un milieu où la science et l'art étaient en honneur. Dans la grande salle de musique de l'édifice construit sur les plans de son père, se succédaient les grands musiciens de l'époque. Ne nous étonnons pas d'apprendre que, dès son plus jeune âge, à neuf ans, il participait au quatuor à cordes familial.

Féru de science, son père aida — dès ses quatorze ans — une inclination déjà vive pour l'histoire naturelle. Il lui fit suivre de 1905 à 1907 l'enseignement d'information générale -- embrassant une douzaine de branches — que dispensait le gymnase scientifique de Lausanne et qui représentait une combinaison entre la fin du cycle secondaire de type français et le début de notre cycle supérieur. Paul Fallot obtint ainsi, avec des notes exceptionnelles, le diplôme de « Bachelier es Sciences ». Sur cette base solide, voici le géologue qui apparaît.

Nous sommes en 1908 : Maurice Lugeon, déjà illustre bien qu'il n'ait pas atteint la quarantaine, occupe la chaire de Géologie de l'Université de Lausanne. Son petit laboratoire est situé à l'entresol du palais de Rumine : Argand, Jeannet, Boussac, Mme Jérémine, d'autres, tels sont les aînés que le jeune Fallot y rencontre. C'est une période d'intense activité créatrice : après avoir réalisé la synthèse des nappes préalpines, Lugeon s'attaque à la structure de l'édifice alpin tout entier. Malgré sa froideur, fruit d'une grande timidité, et masque d'une intense vie intérieure, Paul Fallot n'échappe pas à cette extraordinaire ambiance : suivant les courses géologiques en montagne, il apprend à observer soigneusement, à dessiner avec rigueur le contour géologique, à s'acharner sur les pentes drapées de Glaciaire. Ses qualités naturelles, jusqu'alors sous-jacentes, s'épanouissent sous l'autorité amicale du « Patron », avec lequel, sa vie durant, il conservera d'étroites et cordiales relations.

Quelques lignes de Lugeon, écrites beaucoup plus tard, en 1937, témoignent de l'appréciation du Maître sur son disciple : « Il m'avait frappé par son enthousiasme, par sa prédisposition pour la géologie, par son ardeur au travail. [Lors de courses sur le terrain] j'ai pu juger de la valeur de ses dons admirables d'observation [. . .]. J'en avais conclu que ce jeune chercheur deviendrait une des gloires scientifiques de son pays. » Et l'on ne s'étonne pas de voir son admission à notre Société, fin 1908, parrainée par Lugeon et par Argand.

En 1909, Paul Fallot part pour Grenoble afin d'acquérir les certificats de la licence française de Sciences naturelles. En même temps, il commence à faire œuvre personnelle. Il s'établit dans le nouveau laboratoire de la rue Très Cloîtres, que dirige Wilfrid Kilian, maître de la stratigraphie paléontologique, auquel le jeune homme sera vite attaché par les liens « du respect, de l'admiration et de la gratitude ». Ici encore, règne une magnifique ambiance. Autour du chef de laboratoire est groupée une équipe ardente, littéralement lancée à l'assaut des faunes crétacées du domaine alpin : « la ruche dauphinoise » pour reprendre le terme de Charles Jacob, aîné et ami de Paul Fallot, sur lequel il exerça une forte influence.

Encore étudiant, ce dernier est ainsi initié aux techniques de détermination précise. Sa première publication — il n'a pas vingt et un ans ! — est une importante monographie sur des Ammonites pyriteuses du Gault des Baléares, dont le capitaine Nolan avait fait don au laboratoire de Grenoble. A la lecture de ce mémoire, l'on est frappé par la maturité d'esprit de son auteur, par sa netteté de pensée et d'expression. Notre confrère, le général Collignon, a souligné ailleurs combien Fallot, ici et dans ses autres ouvrages de paléontologie pure, a fait preuve d'une remarquable maîtrise. Ce souci paléontologique, il ne le perdra jamais, s'acharnant à dater d'une manière aussi précise que possible les assises les plus rétives à livrer leurs fossiles !

Ainsi en possession, grâce à des maîtres éminents, des principes et des techniques de la tectonique et de la paléontologie, Paul Fallot n'est point encore satisfait. Durant l'année universitaire 1910-1911, il va fréquenter à Paris, où il termine sa licence, le laboratoire de Géologie de la Sorbonne, où règne Emile Haug. Autre grand maître dont les substantiels enseignements élargirent le cercle de ses connaissances dans les domaines de la géologie générale et de la stratigraphie. En outre, il s'informe des choses et des gens. De la Société géologique de France, il fréquente les séances. Il nous les a décrites. Comment ne pas soupirer en songeant au nombre et à la qualité des grands maîtres d'alors ! Le jeune Paul Fallot voyait, du fond de la salle, « le terrible premier rang », qu'occupaient Auguste Michel-Lévy, Henri Douvillé, Pierre Termier, Emile Haug, Alfred Lacroix et tant d'autres derrière eux... Devant l'exemple que donnaient de tels hommes, comment ne pas sentir son ardeur décuplée ?

Voici venu, pour Paul Fallot, le moment du choix de son sujet d'études. Sa famille possède une substantielle aisance. Il peut voyager. Au printemps 1911, une croisière de la Revue générale des Sciences l'amène en Méditerranée orientale, et c'est l'occasion d'une intéressante note sur la structure de Rhodes. Mais l'Espagne l'attire par « mille attraits subtils épars, dans la pureté de l'air, dans la caresse de la Méditerranée, et dans l'harmonie du sol » : elle restera sa terre de prédilection. L'enseignement de Lugeon - et ses évocations de la courbure occidentale des chaînes alpines — les faunes baléares dont Kilian lui confia l'étude, voici sans doute les faits déterminants qui lui font entreprendre son travail de thèse sur Majorque. Trois missions, en 1911, 1913 et 1914 — en 1912, il accomplit son temps de service militaire — lui sont d'abord consacrées.

1914. — La tourmente arrive. Patriote ardent, Paul Fallot considère comme un devoir absolu de défendre le pays de ses pères. Réformé n° 2, il obtient de partir, le 14 septembre, comme soldat de 2e classe au 113e régiment d'Infanterie. Il participe à tous les combats de cette unité (Argonne, Haute Chevauchée, ...) en 1915 et au début de 1916, comme soldat, caporal puis sergent. Promu au feu sous-lieutenant, il est affecté comme officier de renseignements au 28e bataillon de Chasseurs alpins dont il partagera le sort de novembre 1916 jusqu'en août 1918 (affaires de Plateau Californie, de la Gargouse, de la Malmaison, ...). La conduite exemplaire du jeune officier se traduit par cinq citations à sa Croix de guerre et par la Croix de la Légion d'honneur. Ses citations le qualifient d'« observateur d'élite », ne ménageant jamais sa peine, au mépris de tous les dangers. Plus tard, à l'été 1918, lieutenant à l'état-major du général Messimy (162e division d'Infanterie), le voilà devant Soissons, puis dans les Vosges, et enfin à l'état-major du 3e Corps d'armée. Il a la joie de participer à la rentrée des troupes françaises dans sa ville d'origine, Strasbourg.

La « Grande guerre » s'est traduite pour Paul Fallot par de dures épreuves, qu'une noble inscription rappelle au début de sa thèse. Son ami intime, Jean de Barrau, secrétaire du duc d'Orléans, dont les convictions religieuses et politiques ont guidé les siennes, a été tué en 1914. Le sergent Jean Boussac, professeur à l'Institut catholique de Paris, pour lequel il avait une grande et affectueuse admiration, est tombé à Verdun.

Voilà qui explique le « nationalisme intellectuel » que Paul Fallot pratiquera toute sa vie ; ce terme recouvre d'ailleurs un contenu étonnamment semblable à celui de la célèbre phrase de Pasteur « la science n'a pas de patrie, mais le savant en a une ». Il nous livrera, dans la Revue fédéraliste (mai 1923), sa pensée sur ce point : « Nous sommes Français ; c'est un fait hors de discussion. Nous devons l'être avec intransigeance, considérant toutes les questions non par rapport à nos goûts ou à notre intérêt, mais par rapport à l'intérêt de la France. » Et, plus loin, après avoir célébré le rôle créateur des Français dans la science tectonique, il écrit en phrases, qui ne resserrent point, mais élargissent sa vue : « S'il est ainsi des branches de l'activité humaine où nous réussissons mieux que nos voisins, il en est d'autres où nous avons beaucoup à profiter de l'apport intellectuel des nations étrangères [...]. Il serait indigne et maladroit de nous priver de la part de cette connaissance qui viendrait d'Allemagne, par exemple. » Phrases dignes du savant pur, du citoyen exemplaire qu'il restera toute sa vie.

A sa démobilisation, en août 1919, Paul Fallot a trente ans. Kilian le prend comme préparateur : c'est son entrée dans les cadres universitaires.

Il se précipite immédiatement sur les Baléares : deux campagnes d'été, cette année-là puis la suivante, lui permettent, au prix d'un labeur acharné, de compléter ses missions d'avant la guerre. Celle-ci l'a toutefois empêché de réaliser le grand dessein initial : l'étude de tout l'archipel. Il a limité son enquête détaillée à la Sierra septentrionale de Majorque, tout en la replaçant dans le cadre d'ensemble, en utilisant ses itinéraires dans le reste de la Grande Baléare, sa cartographie d'Ibiza et le fruit d'un voyage à Minorque. Ses beaux levers de détail couvrent la surface de trois feuilles au 50 000e, qu'il fit éditer — comme sa monumentale thèse de Doctorat — intégralement à ses frais ; de même ses missions n'avaient été possibles que grâce à l'aide de sa famille.

L'on ne peut qu'admirer cette Somme, richement illustrée, dans laquelle Paul Fallot ne néglige aucune des facettes de la géologie : morphologie, tectonique, stratigraphie, paléontologie, microfaciès — déjà ! Les moindres détails — dont tel ou tel ne pourra prendre son sens que longtemps après — y sont mentionnés et figurés. Mais, sur chaque chapitre, l'auteur élève sa vision et, de très haut, replace les problèmes dans le cadre paléogéographique général, qu'une lecture attentive et exhaustive des publications antérieures lui permet de brosser. Ces méthodes, il les conservera toujours, jusqu'à la fin de sa longue œuvre.

A Majorque — comme partout où il passe -- Paul Fallot sait unir l'étude géologique à la vision de l'artiste, que traduit une langue pure. Dirigeons, avec lui, le regard d'un des toits de Palma, sur cette Sierra objet de ses recherches : ses chaînons parallèles sont « autant de vagues de pierres jaillies de la plaine et qui s'alignent pressées, s'élevant à l'assaut de quelque obstacle formidable, déjà déferlantes vers le Nord-Ouest. et figées dans un élan immobile et puissant qui paraît menacer le ciel ». Telle est l'évocation imagée des écailles imbriquées de la Sierra nord de Majorque. Il distingue trois unités essentielles.

La série I, inférieure, montre, au long de la « Costa brava » majorquine, un Trias complet, du Jurassique et, en discordance, un Burdigalien transgressif, riche en conglomérats. La série II la surmonte, parfois par l'intermédiaire de lames de charriage : elle comporte un épais Trias calcaro-dolomitique, des calcaires du Lias inférieur, des horizons à Céphalopodes du Lias supérieur, du Dogger, du Tithonique, un Crétacé complet du Valanginien au Gault et, en discordance, une série détritique probablement oligocène.

La série III, plus méridionale, analogue à la précédente, la surmonte tectoniquement. Il s'y accole, plus à l'Est, le massif d'Alcudia, qui possède une individualité structurale par rapport aux précédentes unités.

Ces écailles — sans flanc renversé — se suivent sur 90 km du Sud-Ouest au Nord-Est, tout au long de la Sierra. D'après la seule position des fenêtres, la série II chevauche son substratum d'au moins 12 km, et la série III recouvre la précédente de plus de 10 km, à l'Ouest de la chaîne. Le problème de l'enracinement de ces nappes, qui ne diffèrent guère par les faciès de leurs constituants (sauf le massif d'Alcudia), ne peut être résolu, car le pied méridional des reliefs est couvert par la grande plaine quaternaire. Par prudence, P. Fallot envisage un resserrement de l'ordre de 35 à 40 km.

Cette thèse apporte d'innombrables faits stratigraphiques nouveaux, et parmi eux : l'existence de fossiles remaniés de tout le Jurassique supérieur dans les fausses brèches rouges de la base du Tithonique ; une fine stratigraphie des marno-calcaires et marnes à Ammonites du Crétacé ( Berriasien à Albien) ; le repos, directement sur le Crétacé, d'assises ligniteuses à Lychnus et Anthracotherium, de la base de l'Oligocène, surmontées de calcaires et poudingues à Nummulites ; la présence de Miocène inférieur, marin, impliqué dans les chevauchements.

La monographie de Paul Fallot s'achève par une « Introduction à l'étude de la Méditerranée occidentale ». A peine âgé de trente-trois ans, le voici qui annonce la grande œuvre à laquelle il va consacrer le reste de son existence. Il dépeint ainsi l'esprit qui guide son dessein : « la synthèse tectonique en soi, isolée des autres considérations géologiques, tend à ne devenir qu'un simple jeu de l'esprit comme l'est, par exemple, l'étude de la géométrie non euclidienne. Mais il ne faut point oublier que, si le mathématicien a le devoir de s'échapper, dans certains cas, des contingences matérielles, le naturaliste doit, au contraire, demeurer étroitement en contact avec elles, sous peine de manquer à sa mission. Pour que nos travaux ne nous entraînent pas en plein irréel, il faut que nous n'oublions pas l'obligation, où nous vaut la complexité de tous les problèmes, de recourir à chaque pas au recoupement de nos conceptions tectoniques par des observations stratigraphiques et par l'étude de la paléogéographie ».

Et voici ces phrases, pleines de modestie, et que feraient bien de méditer tels qui se croient arrivés au bout de la Science : « Il faut, le plus souvent, appliquer prosaïquement la méthode des approximations successives. Les créateurs de la tectonique ont vécu la phase des grandes synthèses. Notre rôle est maintenant de réajuster les conceptions tectoniques aux faits stratigraphiques, et de préparer ainsi une nouvelle base, sur laquelle nos successeurs pourront étayer de nouvelles hypothèses générales. »

Par une critique serrée des documents existant sur la Méditerranée occidentale, Paul Fallot établit des schémas paléogéographiques qui nous montrent, du Lias au Maestrichtien, un grand géosynclinal méditerranéen E-W, au Sud des domaines exondés de la Meseta ibérique, du continent corso-sarde et de la mer épicontinen-tale qui les sépare. A l'Est du méridien d'Alger, ce géosynclinal passerait au Sud de la Sardaigne, recouvrant le Tell algérien. Plus à l'Ouest, dans la zone qu'il envisage dans ses propres travaux, P. Fallot distingue un massif médian émergé, dit bético-rifain, qui sépare deux branches du géosynclinal méditerranéen : le sillon méridional, encore mal connu et incertain, va en direction du Kif marocain : le sillon septentrional, le plus important — voilà le point essentiel, tout à fait nouveau, du tableau — passerait au Sud des Baléares (dont il intéresserait une partie du territoire, entre Tithonique et Aptien), s'allongerait d'Alicante à Cadix — c'est le sillon subbétique — et se prolongerait peut-être sous l'Atlantique, vers l'Ouest. La paléogéographie nummulitique qu'imagine P. Fallot est beaucoup plus incertaine : il a l'honnêteté de la parsemer de nombreux points d'interrogation. Il faut noter qu'il ne consent pas à lier à la phase éocène, « pyrénéenne », les quelques plis anté-aquitaniens ou anté-burdigaliens d'Espagne méridionale.

Pour lui, comme pour L. Gentil, les phénomènes orogéniques néogènes représentent, en Méditerranée occidentale, l'essentiel : il faudra attendre trente-cinq ans pour que les géologues d'Algérie, prisonniers de la notion de « phase pyrénéenne », retrouvent progressivement, plus à l'Est, cette évidence inscrite dans les faits. P. Fallot, adopte les interprétations de Louis Gentil concernant les charriages subbétiques vers le Nord et les charriages rifains vers le Sud. Le « massif bético-rifain », qui sépare ces deux sillons, pourrait se prolonger dans « une partie des aflleurements cristallins qui apparaissent localement dans la bordure septentrionale de l'Atlas méditerranéen, entre Alger et Bône ». Et voici l'interprétation tectonique que Paul Fallot suggère.

Il reprend les conceptions mobilistes de Marcel Bertrand selon qui le bloc africain s'est rapproché du bloc européen (Meseta ibérique, etc.). « Si le massif bético-rifain a servi de « coin » inerte entre les horst mesetain et africain, sa présence suffit à expliquer l'emboutissage des chaînes, selon le tracé que nous leur connaissons [...]. Lors des phénomènes de striction, le massif bético-rifain, resserré entre les massifs primaires d'Espagne et d'Afrique [...] a obligé les plis et les nappes qui se formaient dans la masse sédimen-taire [des géosynclinaux intermédiaires] à se déverser dans des directions centrifuges par rapport à lui. Ces masses, qui occupaient par hypothèse une zone déprimée, ont dû être légèrement chevauchées par les rebords du massif [bético-rifain] sous lequel elles tendaient à s'insérer. »

Tel est le premier schéma structural de la Méditerranée occidentale qu'imagine Paul Fallot, d'après les documents existants, et avant toute étude personnelle en Andalousie et en Berbérie.

Retenons encore, des dernières pages de sa thèse, l'attirance qu'exerce sur lui l'idée de la tectonique en mosaïque (le mot est écrit) des masses continentales, et aussi sa répugnance à employer le terme de géosynclinal : « au point de vue de la topographie sous-marine aussi bien qu'au point, de vue géologique, il faudra sans doute tenir la notion de géosynclinal, telle qu'elle est communément conçue [...] comme une fiction commode, mais très éloignée de la réalité ». L'on comprendra sans peine qu'en juin 1922, Emile Haug, présidant à la Sorbonne le jury de thèse de Paul Fallot, ait échangé avec lui de dures répliques sur ce sujet brûlant !

Cette thèse révèle un Maître. Notre Société lui décerne sans retard, dès 1923, son prix Fontannes. Les Académies royales des Sciences de Madrid et de Barcelone, l'Institut catalan de Sciences, en font leur Correspondant. L'Université l'admet d'emblée dans ses cadres supérieurs : le voilà, la même année, Maître de conférences à Grenoble. Son séjour n'y durera guère : occupé jusqu'alors par ses recherches méditerranéennes, Paul Fallot n'aborda pas à ce moment les problèmes des Alpes occidentales que, tout naturellement, il aurait pu envisager. Nous trouvons là un trait de son caractère : le désir de ne pas se disperser, de n'aborder un sujet nouveau qu'après la résolution des problèmes déjà entrepris.

Son activité aux Baléares ne se prolongera guère. Son ami Bartolomé Darder, dans la Sierra de Levante, dans le centre et le Sud de Majorque. s'initie en sa compagnie à la tectonique moderne. Aussi Paul Fallot va-t-il passer sur le continent. Mais il conservera la nostalgie de ces îles de rêve, de cette « Costa brava » de Majorque, où le bleu de la mer rejoint le bleu du ciel, de ses étroites criques où le flot joue sur les rochers blancs.

Il y reviendra en 1926, lors du 14e Congrès géologique international de Madrid : bien qu'il soit étranger, il dirigera, avec Darder, une excursion à Majorque et fera, à ses maîtres alpins, les honneurs de son domaine. Notre Société, voulant honorer son rôle, lui attribuera en 1927 une Vice-Présidence.

Quelques autres problèmes ont aussi, avant 1923, attiré l'attention de Paul Fallot. Ils lui permettront d'avoir des idées personnelles sur le Nord-Est de la péninsule ibérique.

Un peu avant la guerre de 1914, Charles Jacob avait amené Paul Fallot dans les Pyrénées catalanes. La « mode des nappes » battait son plein. Une « nappe du Montsech » fut le fruit de ce voyage. Des observations de Dalloni et de Lugeon ayant fait douter de son existence, ses auteurs reprirent, après la guerre, l'analyse plus précise de la question et reconnurent publiquement - le fait est assez exceptionnel pour être souligné - leur erreur initiale.

Guidé par des considérations paléogéographiques, Paul Fallot avait déjà, dans sa thèse, protesté contre la tendance, que l'on eut un temps, de chercher des géosynclinaux aux abords des Pyrénées, et insisté sur le fait que le style rigide de cette chaîne, à matériel sédimentaire épicontinental, s'oppose au style souple des chaînes alpines, dont Majorque était une illustration. Cette vue, à laquelle d'autres parvinrent aussi, fut, on le sait, extrêmement fructueuse.

C'est aussi entre 1920 et 1923 que P. Fallot rédige ses derniers mémoires de paléontologie ; Ammonites jurassiques de la province de Tarragone (avec F. Blanchet), Ammonites du Crétacé inférieur d'Ibiza, monographie du genre Silesites, révision des Lytocératidés du Gargasien des Basses-Alpes.

A la même époque, Paul Fallot et Maurice Gignoux entreprennent de concert un voyage qui les conduisit, en voiture à cheval, de Valence à Almeria, le long des côtes méditerranéennes. L'on trouve dans le magnifique mémoire, fruit de cette randonnée, de nombreuses coupes des séries néogènes, extrêmement variées, et dont les divers niveaux sont datés avec précision. Plus de trente ans après, ce travail reste fondamental : il témoigne de l'extraordinaire acuité visuelle et intellectuelle que possédaient ces deux grands géologues.

La période nancéienne.

1923. La mort de René Nicklès, directeur et créateur de l'Institut de Géologie appliquée de Nancy, a laissé vacant depuis six ans un des plus importants postes universitaires de la géologie française. Paul Fallot — qui n'a pas trente-cinq ans — accepte cette lourde charge. Il va, pendant quatorze ans, réussir ce tour de force de diriger cet institut, de professer des enseignements nombreux et variés, de coordonner les travaux principalement sur le Nord-Est de la France de nombreux élèves,et d'entreprendre, dans les Cordillères bétiques d'abord, dans le Rif ensuite, les recherches qui feront sa gloire.

Un fait éminemment heureux permet la réalisation de ce programme. Paul Fallot, à la faveur de réunions musicales dans la capitale lorraine, découvre celle qui va être la compagne de sa vie, et qui partage avec lui l'amour de la musique. Deux fils et deux filles naîtront de cette parfaite union. Paul Fallot, au soir de ses exténuantes journées de labeur, trouve un foyer heureux. Cette vie, simple et calme, qu'organise une femme d'élite, va donner au géologue les conditions d'action optimales.

L'essentiel d'abord, pour cet homme de devoir, est la direction de son Institut, qui compte une trentaine d'élèves. L'enseignement de base, Paul Fallot n'hésite pas à le donner, assurant même, quelques années durant, le cours d'initiation propédeutique. L'enseignement appliqué s'ajoute au précédent : confiant les cours et études techniques à un petit nombre de collaborateurs éprouvés, le directeur de l'Institut traite lui-même des procédés géophysiques de prospection, d'hydrologie, de géologie des barrages. Il convient de souligner que ce grand savant n'a jamais cru, malgré le sérieux avec lequel il aborda chacun de ces sujets, avoir le droit de se lancer dans des spéculations hasardeuses aux confins de la physique et de la géologie.

De son éducation chez Lugeon, Paul Fallot a gardé le goût des coupes structurales minutieuses sur cartes. Cet enseignement pratique qui, dans beaucoup d'universités, attendit la deuxième guerre mondiale avant d'être institué, le directeur de l'Institut de Nancy l'assure lui-même dès 1924, au contact direct de l'élève. Il le complète, pour les futurs ingénieurs-géologues et les meilleurs étudiants de licence, par des levers cartographiques sur le terrain, dans le Jura en particulier : vingt-cinq ans avant la Sorbonne, voilà donc réalisées les premières « écoles de terrain », que dirige personnellement le directeur. Sur des sujets qu'il connaît mal, Paul Fallot fait appel à des compétences extérieures, comme celles de Mlle Caillère ou de Mme Jérémine. Celle-ci, à chaque mois de novembre, prend ainsi le chemin de Nancy : le directeur de l'Institut invite ses collaborateurs à suivre ses exercices pétrographiques. Il montre lui-même l'exemple, s'asseyant sur le banc de l'élève afin de s'initier à des sujets qu'il n'a pas encore eu l'occasion d'aborder !

Autre devoir du titulaire d'une chaire de province : celui de faire progresser la géologie régionale. Confiant délibérément à ses collaborateurs les banales enquêtes hydrogéologiques, afin de leur permettre de compléter de maigres émoluments, Paul Fallot, en compagnie de nombreux élèves, en particulier G. Corroy, dirige les levers géologiques dans le Jura, sur les feuilles au 80 000e de Montbéliard (1931) et d'Ornans (1941). Il coordonne et stimule sur place les levers de ses collaborateurs sur le versant lorrain des Vosges : feuilles de Metz (1932), de Lunéville (1937) et d'Épinal (1939).

Les travaux régionaux de cette Ecole de Nancy sont ainsi tournés vers l'essentiel : la cartographie, en équipe. L'exemple est donné d'en haut, les collaborateurs affluent : élèves de thèses ou de diplômes, collaborateurs universitaires, amateurs bénévoles rivalisent d'ardeur. Pour tous, comme pour lui, Paul Fallot est exigeant, ne gardant que les meilleurs, animant leur action. Il n'est pas étonnant qu'un tel chef ait su se faire respecter et aimer.

Dans leur ensemble, les travaux jurassiens de Paul Fallot et de ses collaborateurs ont révélé d'importants faits stratigraphiques, mais surtout tectoniques, sur une chaîne pourtant bien parcourue déjà : les chevauchements suisses du mont Terrible se poursuivent en territoire français, où le charriage se double, vers le Sud, d'une seconde ligne de dislocations. Ces accidents sont relayés vers le Sud-Ouest par les chevauchements de Mouthier-Hautepierre, dont Paul Fallot prouve l'extension. Il se rallie explicitement à l'interprétation de Buxtorf, selon qui le Jura constitue une « Abscherungdecke », par décollement au-dessus du Trias. L'on sait que beaucoup de géologues ont continué à donner au socle ancien un rôle essentiel dans la facture du Jura, avant que d'heureux sondages en Bresse leur permettent de réviser leur position et d'admettre implicitement la justesse des vues de Buxtorf et Lugeon.

Mais l'essentiel de l'œuvre de Fallot. pendant son séjour à Nancy, n'est pas là.

L'œuvre espagnole.

De 1925 à 1932, Paul Fallot réalise sa grande œuvre en Espagne continentale.

Il se libère d'abord d'une hypothèque.

Selon Stille et Kober, l'édifice bétique, se coudant au niveau de Minorque, se poursuivrait dans la chaîne ibérique (alors dite, avec Dereims, « celtibérique ») sur la bordure nord-est de la Meseta, pour — se recoudant à nouveau en pays cantabrique — donner le système pyrénéen puis provençal. Fallot est depuis longtemps certain que la dualité d'essence du Bétique, « alpin », et des Pyrénées, chaîne de fond, s'oppose à un tel raccord. Mais l'on ne sait presque rien sur le maillon intermédiaire, la chaîne ibérique, située au Sud du sillon de l'Ebre.

Une campagne initiale en 1921 dans la région de Tortosa, l'étude avec F. Blanchet des matériaux paléontologiques récoltés dans cette région par les savants catalans, furent complétés vers 1925 par deux campagnes avec l'abbé Bataller, qui aboutirent à des conclusions formelles, confirmées par tous les chercheurs ultérieurs, en particulier par la jeune école allemande.

Les plis de la chaîne ibérique, post-stampiens vers Montalban, s'atténuent vers le Sud-Est, interférant avec le prolongement affaibli de la chaîne côtière catalane. Ils ne vont ni vers les Baléares ni vers l'édifice bétique. Fait essentiel : aucun géosynclinal mésozoïque ou tertiaire ne justifie la localisation de la future chaîne ibérique, dont les matériaux revêtent constamment des faciès épicontinentaux.

Ainsi, grâce à des recherches stratigraphiques précises, voilà ruinées cette théorie structurale de l'école germanique. Le géosynclinal méditerranéen ne détache pas une branche vers le Nord-Ouest, où l'on rencontre un régime de plateforme épicontinentale. Le pays « alpin » n'est donc représenté, en Espagne, que par les Cordillères bétiques.

De 1926 à 1933, Paul Fallot va y réaliser une de ses œuvres essentielles. 1926 : sur la trace de ses grands devanciers de la « Mission d'Andalousie », le voici à l'Ouest de Grenade, d'Antequera à Priego. Il apprend que Maurice Blumenthal, notre illustre confrère suisse, vient de s'établir à Malaga. Immédiatement, et sans calcul, une collaboration amicale et fructueuse s'instaure entre eux : laissant à l'école hollandaise de Delft, dirigée par le professeur Brouwer, l'étude des zones internes des Cordillères, M. Blumenthal prend comme champ d'action le reste de l'Andalousie à l'Ouest du méridien de Guadix, à l'Est duquel opère Paul Fallot. Ménageant le Levant pour son ami Darder, d'Alicante à Valence, le voici donc lancé à l'attaque d'un immense rectangle, long de 100 km, large de 40, sur lequel l'on ne sait presque rien, sinon, grâce à R. Nicklès, l'existence de charriages à la Sagra et à Caravaca.

1927 : il attaque l'Ouest du dispositif, de Vélez-Rubio à Cazorla. 1928 et 1929 : il gagne vers l'Est, de Caravaca à la Sierra Espuña. 1930 : il atteint la province de Murcie. A partir de ce moment, il devra concilier ses missions au Maroc et l'achèvement de ses levers en Espagne.

Il n'est peut-être pas inutile de suivre un instant, de plus près, notre voyageur. Le voici, partant de Nancy, pour trois mois d'absence, laissant derrière lui sa jeune famille. Quatre ou cinq jours de train l'amènent aux marges de son secteur. C'est l'été torride d'Andalousie : il n'a ni voiture ni aides. Si une « fonda » ou une « venta » consent à l'héberger, voilà les conditions les meilleures pour lui ! Il se lève avant le soleil, travaille jusqu'au soir, avec le court intervalle de la sieste, quand un arbre s'y prête ! A la nuit, exténué, le sac rempli d'échantillons, il regagne son gîte, à pas lents et lourds. Le matériel classé, les notes mises au point — l'essentiel a été pris ou « croqué » en cours de tournée — il se couche. Vers 10 ou 11 h de la nuit, selon l'auberge, il se réveille pour absorber le souper, puis se recouche.

Un autre régime s'impose dans les zones peu habitées. Il se munit d'un âne et d'un ânier, d'un ravitaillement de fortune, et c'est le départ. A la nuit, le groupe s'arrête, quand il se peut auprès d'une des rares sources. C'est le calme de la nuit andalouse : des pâtres chantent leurs mélancoliques mélopées. Paul Fallot s'enveloppe dans une couverture et s'endort, sous les étoiles.

Je connais ces collines blanches, sans arbres, ces barrancos secs et profonds, ce vent d'ouest, surchauffé, qui rend pénible la respiration au crépuscule. Avec les véhicules modernes, il est facile de s'en éloigner, le soir, pour regagner la ville. Quel courage a eu cet homme seul, à 2 000 km de la fraîcheur des pentes boisées de sa propriété de Lausanne, pour résister et aller jusqu'au bout de son dessein !

Quelle santé faut-il, quelle volonté doit s'appliquer pour « s'accrocher » ! Rien ne paraît justifier cet effort : ni salaire — toutes ses missions sont payées par lui —, ni avancement — il a une des grandes chaires de France — sinon la soif de voir, d'expliquer. En de pareilles circonstances, les géologues pourvus ont coutume de mettre sur le compte de l'insensibilité physique de telles actions. Rares sont ceux qui ont vu, en des éclairs vite réprimés, la souffrance de l'homme, souffrance qui n'est jamais défaillance. Une lettre de lui, de Calasparra, datée du 24 août 1930, la laisse perler : « Ici chaleur, Trias qui se fourre partout, truffé de dolérites, rien ne colle. Cafard. » Et cela se prolonge : le 2 septembre, « il fait chaud, et la géologie est insipide. Je n'ai rien de neuf. Sale métier ! »

Ses résultats essentiels, Paul Fallot les égrène en quelques brèves notes à l'Académie, à chaque retour de campagne. C'est encore une de ses règles que de tout livrer de ses découvertes, sans retard, craignant que la mort, la lassitude ou les charges n'empêchent — plus tard -- l'édition des mémoires détaillés sur les sujets abordés. Dans le cas de ses études subbétiques, la monographie ne verra le jour qu'en 1945.

La région qu'il étudie appartient pour l'essentiel à la zone subbétique, c'est-à-dire au passage du géosynclinal méditerranéen proprement dit dans le Midi de l'Espagne. A l'Est, il connaît bien les Baléares. À l'Ouest, outre quelques tournées rapides, il peut s'appuyer sur ses prédécesseurs de la « Mission d'Andalousie » et sur les matériaux que Blumenthal lui soumet.

Une mise au point des principaux faits stratigraphiques et paléogéographiques s'impose. Faute de temps, il lui est impossible d'accumuler ces données en un seul ouvrage : il profite du périodique barcelonais Géologie de la Méditerranée occidentale — trop « confidentiel » et dont la vie, hélas ! sera brève — pour donner, en fascicules séparés, ce qui concerne le Trias (1931), le Lias (1932), le Dogger (1933), le Jurassique supérieur (1934). La guerre civile espagnole interrompt la publication : le Crétacé ne pourra être publié que beaucoup plus tard (1943), à Madrid. Quant au Tertiaire, Paul Fallot renoncera à le traiter, sentant le sujet encore trop difficile à cerner.

Ce travail remarquable porte la marque habituelle de son auteur : analyse critique serrée des documents et des faunes, puis leur rassemblement en un cadre paléogéographique harmonieux. Il en ressort une opposition essentielle entre trois domaines : au Nord, la zone prébétique, simple couverture épicontinentale du môle mesetien ; plus au Sud, charriée sur la précédente, la zone subbétique, avec des faciès profonds, « méditerranéens », et des faunes pélagiques « alpines » ; enfin, encore plus méridionales, les zones internes, dites « bétiques » au sens strict, avec des formations lacuneuses et souvent réduites.

Parmi les résultats essentiels, il convient de citer les suivants : le Lias subbétique possède partout un cachet alpin ou italien, comme le possédera aussi le Jurassique supérieur, généralement complet. De ce dernier, les étages, peu épais en général, datés par de très riches faunes de Céphalopodes, offrent souvent le faciès de « fausses-brèches » ou de « calcaires noduleux ». classiquement tenus pour « tithoniques », et cela dès le Dogger. C'est au Crétacé que l'opposition des zones paléogéographiques s'accuse le plus : les faciès gréseux, dolomitiques, récifaux, du Prébétique s'opposent aux faciès « bathyaux » du Subbétique, avec leurs marnes bleues à Ammonites pyriteuses, qui eux-mêmes sont, au Sud, au contact des faciès glauconieux du Crétacé lacuneux du «Bétique» (Sierra Espuña par exemple). Un fait essentiel : la découverte de Sénonien marneux à Rosalines, sous un faciès « couches rouges », de bout en bout de la zone subbétique, à l'image de ce que l'on connaît dans les Alpes occidentales.

Du point de vue structural, dans le cadre régional, Paul Fallot prouve et étend la notion, établie par R. Nicklès sur des observations très locales, selon laquelle, sur le Prébétique septentrional, autochtone, simplement écaillé, repose mécaniquement, par l'intermédiaire de Trias gypsifère, une série disloquée « qui comprend, du Lias au Sénonien [...] des sédiments à faciès de haute mer ». Ce charriage n'est toutefois établi, nous dit-il, que sur une profondeur de 6 à 8 km.

A lui seul, ce secteur — si étendu qu'il soit — ne permet pas de comprendre l'ensemble de la chaîne, non plus d'ailleurs que ne le permettent, seuls, le secteur interne des Hollandais ou la région de Malaga étudiée par M. Blumenthal. Paul Fallot essaye de coordonner les faits acquis, constate l'insuffisance de documentation précise sur de vastes espaces, et va se borner — modestement et utilement — à une série de mises au point. La première, en 1930, est insérée dans le Livre jubilaire de notre Société : un schéma structural en couleurs l'accompagne.

D'énormes progrès ont été accomplis depuis 1922 dans les zones internes « bético-rifaines », jusqu'alors considérées comme matériel inerte. L'école de Brouwer a montré que « la coupole ou carapace de la Sierra Nevada apparaît, grâce à une exaltation axiale, en fenêtre au milieu d'un complexe de nappes formées de terrains diversement métamorphisés, à Trias différent du Trias germanique et homologue du Trias alpin ». A ces nappes, dites alpujarrides. Blumenthal vient d'ajouter un élément plus élevé, le Bétique de Malaga. Ses constituants, essentiellement paléozoïques, sont caractérisés d'une part autour de Malaga, de l'autre au Nord de la Sierra Nevada, dans la zone « de Cogollos-Vega » (dont P. Fallot et M. Blumenthal donneront bientôt une excellente monographie) ; dans la province de Murcie. P. Fallot propose de leur rapporter certains massifs, près de Vélez-Rubio et de Lorca.

Le Paléozoïque de la nappe de Malaga comporte des lambeaux épars d'une couverture mésozoïque et éocène, dite pénibétique par M. Blumenthal. Ce dernier rattache à ce complexe charrié, d'origine lointaine, des éléments plus externes, largement répandus autour de Ronda et entre Antequera et Loja. Ce « Pénibétique externe » chevaucherait là, largement, le « Subbétique » plus septentrional, parautochtone : les Trias gypsifères de la base de ces deux ensembles seraient souvent mélangés tectoniquement («Trias citrabétique »). P. Fallot attribue volontiers au Pénibétique, dans sa zone d'études, une série de massifs isolés, près de Vélez Rubio, de Lorca, la Sierra Espuña, voire la Sierra de Carrascoy. La dilffculté de séparer, structuralement et paléogéographiquement, ce Pénibétique des zones plus septentrionales qu'il a étudiées le laisse perplexe. Le charriage frontal sur le Prébétique autochtone « peut être réduit à peu de kilomètres, voire d'hectomètres, comme aussi résulter d'un très grand charriage. Aucun fait irréfutable ne permet [...] d'étayer les interprétations d'ensemble attribuant à ces masses jurassiques une origine ou ultrabétique ou presque locale ».

Dans sa mise au point de 1930, Paul Fallot met aussi le doigt sur le problème capital de la courbure de Gibraltar. Il règne dans ces parages, du côté andalou, « des formations tertiaires à faciès flysch [...] recouvrant en apparence Bétique (de Malaga), Pémbétique et Subbétique », mais qui, selon Blumenthal, seraient impliquées dans les structures essentielles. A ce sujet. P. Fallot nous dit : « Mais on ne comprend pas bien le contact transversal par rapport à la chaîne Bétique de tout ce Tertiaire s'il n'est pas transgressif. » C'est sur la structure du Pénibétique et du Flysch que repose l'essentiel du problème de la courbure de Gibraltar. Si le Pénibétique est bien solidaire du Bétique et en représente la couverture, on peut admettre, avec Staub, qu'il s'agit d'un simple abaissement d'axe des nappes qui se poursuivraient en profondeur vers l'Ouest, sous l'Atlantique. Si le Bétique de Malaga s'encapuchonne sous le Pénibétique, en lui étant étranger, le front des nappes tourne vraiment et dessine la courbure de Gibraltar.

Telle est la position hésitante, en 1930, de Paul Fallot. Elle va se préciser rapidement, à la faveur de ses dernières campagnes de terrain et d'une amicale discussion avec M. Blumentbal. Très vite, P. Fallot va être convaincu que la large zone qu'il a étudiée entre Huescar et Alicante ne diffère en rien du Subbétique défini au Nord de Grenade, et dont beaucoup d'auteurs -- même Blumenthal -- admettent la position parautochtone. Le chevauchement frontal sur le Prébétique serait donc local.

Par voie de conséquence, la notion de « Pénibétique » — couverture décollée du Paléozoïque de la nappe de Malaga -- va lui sembler suspecte, sauf — bien sûr — en ce qui concerne les lambeaux, de faciès très particuliers, qui reposent indiscutablement sur le Primaire autour de Malaga. Fallot va persuader Blumenthal que - hors ce cas — Pénibétique « externe » et Subbétique constituent une seule et grande unité, parautochtone. A tort, apparaît-il aujourd'hui à certains.

Mais il faut aller au Maroc pour faire avancer la question.

L'œuvre rifaine.

De 1930 à 1934, Paul Fallot mène à bien son œuvre au Maroc. On demeure confondu de voir qu'en un peu plus de douze mois de campagne, cinq cartes au 50 000e d'un secteur extrêmement complexe sont levées, pour l'essentiel avec une grande finesse, mais au prix d'un labeur acharné.

En 1929, le Rif français était activement étudié, mais l'on ignorait presque tout de la zone nord. Les relations amicales que s'était faites Paul Fallot en Espagne lui permirent, avec l'appui de Pierre Termier — alors Conseiller du Gouvernement chérifien — d'aborder l'étude du Rif septentrional avec la couverture et la collaboration occasionnelle de D. Agustin Marin, chef de la mission géologique espagnole.

Au printemps de 1930, Marin et Fallot, qui s'est adjoint Blumenthal, effectuent une tournée d'information générale : elle les conduit dans la chaîne calcaire qui forme une longue dorsale escarpée, de Ceuta à Punta Pescadores. Puis, tantôt à trois, tantôt séparément, ils entreprennent des levers entre Ceuta et le Sud de Tétouan. Le 15 décembre 1930, Paul Fallot en expose devant notre Société les résultats essentiels. Ce travail, basé sur quelques coupes, aboutit à certaines conclusions indiscutables : l'homologie de la zone interne du Rif avec le Bétique de Malaga, une ébauche de la stratigraphie de l'arc calcaire, l'individualité de la zone du Flysch plus externe. Mais l'interprétation structurale concluant à l'autochtonie de l'ensemble, ne va pas résister, au Sud de Tétouan, aux levers détaillés que Paul Fallot y mène bientôt, et dont, à son habitude, il nous livre chaque année les résultats essentiels.

C'est un autre type de recherches qu'en Andalousie. La Dorsale rifaine comporte des sommets dépassant 2 000 m d'altitude. Les entailles des oueds sont extrêmement profondes. Ce sont des reliefs vraiment « alpins ». Aucune route alors n'abordait la Dorsale. Celle qui longe sa base à l'Ouest, de Tétouan à Chechaouene, Paul Fallot la verra construire par les pionniers du Génie espagnol. Sinon quelques postes militaires, l'on ne trouve, de loin en loin, accrochés près des sources, que de pauvres villages indigènes. Ignorant la langue du pays, à peine pacifié et encore remuant, Paul Fallot part avec son mulet et un muletier-interprète. Les incidents ne manquent pas. Le plus grave, qu'il tût toujours, lui advient dans les pics du Gorguès, au Sud de Tétouan : un goumier à la solde de l'Espagne le prend pour un déserteur de la Légion espagnole, le « Tercio », et essaye de l'en persuader de force ! Roué de coups, le bras gauche profondément entaillé, notre géologue est transporté inanimé à l'hôpital de Tétouan. Trois jours plus tard, le bras bandé, il remontait péniblement les pentes où s'était produite l'agression !

En contre partie, le pays est magnifique. L'air vif remplace la torpeur andalouse, des horizons dégagés se détache au loin, très bas, le bleu de la Méditerranée. Tout cela stimule et accélère la réalisation du dessein de P. Fallot.

Un gros mémoire descriptif en espagnol (avec un atlas), puis une monographie en français nous ont révélé, depuis, la stratigraphie et la structure d'une chaîne jusqu'alors complètement inconnue. La Dorsale comporte, sur un Paléozoïque complexe, un Permo-Trias rouge, puis des dolomies d'un Trias plus élevé, des calcaires liasiques (dont tous les étages sont, ici ou là, caractérisés), quelques traces de Néocomien, du Maestrichtien marneux à Rosalines, transgressif, du Lutétien, de l'Eocène supérieur et de l'Oligocène.

Structuralement, la Dorsale calcaire, entre Tétouan et Punta Pescadores, révèle progressivement sa structure en grandes écailles imbriquées ou superposées. Paul Fallot nous confie cependant : « Si j'ai dû, en définitive, conclure à l'existence dans certains secteurs de nappes charriées, ce ne fut qu'après une critique d'autant plus serrée de mes observations, qu'à l'origine je croyais que la chaîne ne comportait pas de dislocations de grand style. Ces circonstances me semblent garantir le bien-fondé d'une interprétation à laquelle je ne suis venu qu'à contrecœur, sur le vu de faits absolument probants. Mais elles m'ont peut-être rendu trop timide devant certaines vues d'ensemble. »

Il n'est pas inutile de rappeler cette période où la ruine justifiée de grandes nappes décrites abusivement dans certains édifices plissés, tels les Pyrénées, entraîna chez certains mentors de la géologie la conviction que les charriages n'existaient pas. Nous trouvons, sous la plume de Paul Fallot, dans le rapport pour l'attribution du Prix Fontannes à Lacoste (1935), la phrase que voici : « Dans le domaine de la tectonique, les dernières années ont marqué une réaction contre la tendance à interpréter toutes les anomalies par la formule des charriages. » Quel qu'ait été le frein — trop durable — constitué par cette réaction inconsidérée, l'on doit souscrire à ce que P. Fallot ajoute plus loin : « Raccords, explications, théories ne durent qu'un temps. Le chercheur en a besoin pour relier ses observations. Mais ce qui vaut surtout dans une œuvre, ce sont les faits bien observés, les données stratigraphiques concrètes. Cela servira encore quand le cadre où les a situés notre soif de comprendre aura craqué. »

Pour le Rif, voici l'image à laquelle il parvient. Le Flysch nummulitique et sénonien étalé à l'Occident s'appuie, très redressé, sur le Jurassique et le Trias calcaro-dolomitique des chaînons externes, autochtones, de la Dorsale. Sur celui-ci s'appuient des séries de constitution analogue qui, charriées de l'Est vers l'Ouest, arrivent à reposer jusque sur les Flyschs externes : l'écaillé intercalaire de Sidi el Gayachi, la nappe de Xauen-J. Kelti, enfin l'élément du J. Amesif et la nappe d'El Babat. Cet écaillage est le résultat du charriage de la zone paléozoïque plus interne, nappe à laquelle P. Fallot rattache des coins de Primaire pincés dans la Dorsale.

L'allure arquée de la zone rifaine interne correspond à une virgation forcée, les plus importants déplacements vers l'Ouest (25 à 30 km au maximum, estime Fallot) se situant au centre du dispositif, tandis qu'aux deux ailes ils diminuent fortement, jusqu'à s'annuler : ce serait, au Nord, l'explication du « rebroussement » de Tétouan. Les chaînons plus septentrionaux du Hauz seraient de la sorte autochtones. Ainsi les charriages du Rif interne posséderaient une ampleur limitée.

Les travaux modernes ont, depuis cinq ans, sensiblement modifié cette image. Il convient de proclamer cependant que, dans les secteurs que Paul Fallot a pu étudier soigneusement - la Dorsale proprement dite — l'essentiel de ses interprétations demeure. La solution d'ensemble du problème tenait aux Flyschs externes, à cette « zone marno-schisteuse », qu'il n'avait traversée qu'en de rares itinéraires. Non satisfait de l'image qu'il en avait donnée jadis, Paul Fallot poussa à réétudier ses préparations microscopiques, puis encouragea une nouvelle équipe à reprendre le problème, par des levers détaillés et par l'emploi systématique des microfaunes. Les Flyschs externes viennent de montrer l'empilement d'unités charriées, « ultra-rifaines », surmontant la Dorsale, qui apparaît formée — sur toute sa longueur — par un empilement de nappes surmontant elles-mêmes le Paléozoïque interne formé de plusieurs unités superposées. C'est une phase tectonique tardive qui, de Tétouan au Sud de Chauen, a provoqué l'actuelle virgation rifaine, avec ses violents écaillages posthumes si bien analysés par P. Fallot.

Si ces progrès récents ont été faits, c'est par la volonté et avec l'appui du Maître. Quelle sérénité, quelle noblesse d'âme s'exprime dans ce message que, moins d'un an avant sa mort, il adressait publiquement à ces travaux modernes qui « font apparaître d'essentielles rectifications à des attributions auxquelles je m'étais tenu. Tel Montaigne, je me jette au-devant de la vérité. Je la festoie et la caresse en quelque main que je la trouve ». Et de lancer aux continuateurs : « Ne vous arrêtez pas en si bonne voie. Allez de l'avant ! »

La synthèse de la Méditerranée occidentale.

Ainsi le Rif interne vient-il, dès 1930, de livrer à Paul Fallot des faits essentiels. Il a parcouru les Cordillères bétiques et en a analysé d'immenses espaces. Avec Daguin, Lacoste et Jean Marçais, les régions méridionales du Rif sont débroussaillées. La géologie algérienne, longtemps livrée à l'anarchie, vient d'effectuer, avec la thèse de Louis Glangeaud, un puissant rétablissement. De tout cela, Falloi va tirer, en 1932, une fresque de la paléogéographie, aux temps secondaires, de toute la Méditerranée occidentale : « en faisant cette tentative, je dois insister sur son caractère provisoire et ses résultats encore hypothétiques », précise-t-il. Il n'en reste pas moins que ce cadre — identique à celui que L. Glangeaud va proposer pour la Berbérie -- va, pendant vingt-cinq ans, guider toute une génération de géologues et permettre de réaliser les énormes progrès des dix dernières années. Au Nord, le bâti européen de la Meseta s'enfonce progressivement sous une mer épicontinentale. Au Sud, le bâti africain montre un dispositif symétrique. Une masse centrale, la zone bético-kabylo-rifaine, large de quelque 150 à 200 km, constitue une sorte de pli de fond, E-W, émergé ou à sédimentation peu profonde. Ce bâti est séparé du continent européen par le sillon « alpin », le « géosynclinal méditerranéen » si l'on veut, large de quelque 200 km, à sédimentation profonde (zone subbétique), qui, comme P. Fallot le pensait déjà en 1922, se poursuivrait vers l'Ouest, sous l'Atlantique, et vers l'Est, jusqu'à la Sicile.

Au Sud, la zone kabylo-bético-rifaine est séparée du continent africain par un sillon de subsidence complexe, la « zone Rif-Tell », qui a mesuré de 120 à 200 km de large : les faciès détritiques n'y seraient pas rares. Ce sillon, symétrique du premier, n'en serait pas homologue. Le sillon nord ou géosynclinal « méditerranéen » aurait été situé à l'aplomb de la limite réelle des bâtis — la mode actuelle est de parler de cratons — européen et africain. Le sillon rifo-tellien ne serait, lui, qu'un accident superficiel isolant en apparence de l'Afrique la zone bético-kabylo-rifaine, simple « bourrelet liminaire africain ».

L'évolution tectonique de ces territoires au Tertiaire est expliquée comme suit. L'ensemble africain (socle mesetain, sillon rifo-tellien, bourrelet liminaire) serait monté littéralement sur le socle européen. L'ensemble des nappes bétiques internes, dont Paul Fallot estime le déplacement cumulé entre 175 et 215 km, à hauteur de la Sierra Nevada, arrive ainsi à écraser le géosynclinal méditerranéen.

Les chevauchements vers le Sud des massifs kabyles et rifam, eux, seraient très faibles, tant en Algérie, d'après Glangeaud, qu'au Maroc : généralement quelques kilomètres. Il s'agirait d'une simple réaction « par inertie » à la poussée principale vers le Nord.

L'élément essentiel — sur lequel ce travail de 1932 met l'accent — est la zone kabylo-bético-rifaine. Vers l'Est, elle est nette jusqu'à Bône. Vers l'Ouest, elle se terminerait en doigt de gant, épousant l'actuelle courbure de Gibraltar, ainsi expliquée : à ce niveau, le géosynclinal méditerranéen (subbétique) rejoindrait le sillon rifo-tellien.

Un stade intéressant de la pensée de Paul Fallot concerne l'origine des sédiments profonds du géosynclinal subbétique : ils pourraient pour une part appartenir à l'ancienne couverture des nappes bétiques décollée et poussée en avant.

Quant à la question du sort des charriages bétiques vers l'Ouest, Fallot hésite : diminution progressive d'ampleur ? écrasement plus accusé sous le front africain ?

Telle est, en 1932, la vue de Paul Fallot sur la Méditerranée occidentale. Représentons-nous, encore une fois, l'énorme apport analytique qui, en moins de dix ans, l'a conduit à ce tableau.

Tout était là pour compromettre cet effort : son enseignement, la direction de son Institut, la supervision des équipes qu'il a lancées dans le Jura et dans les Vosges. Et aussi — ce n'est pas le moindre obstacle — les charges liées à son poste de Nancy (comité de l'Office des combustibles liquides, puis un temps Comité consultatif des Universités) et l'obligation de paraître dans les Congrès de Géologie appliquée et de Géologie. En 1929, il était Délégué au Congrès international de Pretoria. En 1933, il dirige la délégation française au Congrès de Washington, dont il est nommé Vice-Président. Sauf une brève apparition au Congrès d'Alger, en 1952 — il ne pourra l'éluder puisqu'il en dirige deux excursions — ce seront les dernières occasions où Paul Fallot paraîtra dans ces assemblées internationales.

De plus, et surtout, il remplace en 1931 Pierre Termier comme Conseiller scientifique du Gouvernement chérifien. Il est mêlé de la sorte à la plupart des problèmes géologiques débattus au Maroc jusqu'à la guerre de 1939, et peut ainsi parcourir le pays. Ces déplacements permettent à Paul Fallot de compléter sa connaissance des faciès et des chaînes atlasiques. Guide désintéressé, confident scientifique des jeunes chercheurs, il n'a jamais profité de son rôle pour les piller et a toujours refusé d'associer son nom aux publications, fruit de ses suggestions sur les terrains étudiés par eux. N'oublions pas non plus sa charge de Conseiller de la Société chérifienne des pétroles, où plusieurs de ses élèves — parmi lesquels Raymond Levy et Robert Tilloy — ont joué un rôle essentiel.

Paul Fallot voit ainsi que tout est à faire en Méditerranée occidentale, et qu'il est apte, ayant tant étudié de pays, à résoudre les problèmes essentiels. Mais l'effort individuel n'est pas suffisant. « La recherche scientifique —nous dit-il en 1937 — embrasse actuellement de tels ensembles qu'il devient nécessaire d'organiser des collaborations, de former des équipes », « bref de sortir du plan individuel sur lequel ont évolué nos devanciers. » Une occasion magnifique se présente à lui.

L'entrée au Collège de France.

Il est, au cœur de Paris, séparé de la Sorbonne par le fossé de la rue Saint-Jacques, un édifice de proportions modestes, aux lignes harmonieuses, où un petit nombre de savants de choix peuvent, dans une calme retraite, loin des contingences des universités, « retrouver le pur jaillissement d'une pensée libre et féconde », et ainsi selon le mot de Renan, enseigner « la science en train de se faire ». La chaire de Géologie du Collège de France n'a cessé d'être, depuis 1832, avec Cuvier, Élie de Beaumont, Fouqué, Auguste Michel-Lévy, un des grands pôles d'activité de la Géologie française. Lucien Cayeux, le créateur français de la pétrographie sédimentaire, vient, à son tour, de quitter l'illustre maison. C'est, pour Paul Fallot, une occasion de réaliser son rêve : être le rassembleur des énergies pour l'étude des problèmes de Géologie méditerranéenne.

Tel est le nom que prend la chaire de Géologie quand Paul Fallot, à la fin de 1937, reçoit son mandat de l'assemblée des professeurs du Collège de France, sur un rapport de l'abbé Breuil. Son cours inaugural a lieu le 7 décembre 1938 : il y évoque la grande figure de son illustre prédécesseur Élie de Beaumont.

A peine a-t-il le temps de s'installer dans son laboratoire et d'organiser son action. La deuxième guerre mondiale survient. Paul Fallot, bien qu'ayant dépassé la cinquantaine et père de, quatre enfants, a voulu être maintenu dans les cadres de l'armée. Nous le retrouvons, le 24 août 1939, capitaine au 23e régiment d'Infanterie de forteresse. C'est le début de la « drôle de guerre », qu'il décrit à un correspondant : « on mange, on boit, on rit, on attend en essayant de ne pas penser. Le cercle intellectuel et moral se rétrécit. J'évoque de très loin déjà la géologie — et j'accumule pour l'avenir de l'énergie potentielle. »

C'est alors - semble-t-il - que le hasard menant une unité britannique sur le front de Lorraine, son général suggéra qu'on lui envoie « le géologue militaire du secteur ». Les réflexions qui suivirent cette demande amenèrent l'armée à prendre conscience du rôle que pouvait jouer la géologie dans les travaux du Génie et dans la conduite de certaines opérations. Le capitaine Fallot reçoit donc la mission d'organiser, à l'image des armées allemande et anglo-saxonnes, un « Service géologique », rattaché au Service des eaux du G. Q. G. L'on conçoit sans peine les entraves qu'il va rencontrer. Les officiers-géologues, dépendant de chaque armée, ne sont pas sous son autorité directe ; aussi le service ne fut-il guère fonctionnel, jusqu'à la débâcle de mai 1940.

Rendu à la vie civile au mois de juillet, Paul Fallot, après avoir réuni les siens dans sa propriété de Roveréaz, va se retrouver seul, pendant toute la guerre, au milieu de Paris enchaîné, la nuit dans son appartement glacé de l'avenue Victor-Hugo, le jour se rendant à bicyclette dans son laboratoire désert du Collège de France. Le sort s'acharne sur son entreprise : pendant quatre ans, l'occupation ennemie va l'obliger à travailler seul. Nous allons le voir alors réaliser lui-même, avec son seul assistant, l'inventaire et un nouveau classement — par matières — des quelque 12 000 ouvrages et brochures que comptait alors la remarquable bibliothèque du laboratoire de Géologie, il continuera à l'enrichir avec amour, afin de la transformer — ce qu'elle est devenue - en un instrument de travail irremplaçable, riche de plus de 20 000 ouvrages. Dans la grande nuit où le pays est plongé, nous dit-il, « il fut possible de maintenir un peu de vie scientifique autour de la chaire de Géologie méditerranéenne qui a pu jouer, si modestement que ce soit, son rôle auprès des géologues de l'Afrique du Nord française ». Il assure ainsi lui-même la publication en France des mémoires du Service géologique du Maroc.

C'est l'occasion pour lui de mettre au point ses observations des années d'avant-guerre. Un gros mémoire en espagnol sur les chaînes sub-bétiques entre Alicante et le Rio Guadiana Menor lui est l'occasion de livrer l'ensemble des observations qu'il a faites sur le terrain de 1925 à 1932. Fruit d'un voyage qu'il effectua en 1938, il analyse les faciès du Trias d'Algérie et, à cette occasion, oppose de manière nette les dépôts très détritiques, pauvres en sels, effectués sur le bâti kabyle, et la puissante sédimentation marno-gypsifère de la zone tellienne, tout en trouvant, dans les deux domaines, trace de la transgression marine du Muschelkalk. En quelques notes fondamentales, il nous retrace l'évolution structurale des trois Atlas marocains, plis de fond ébauchés au Paléozoïque et périodiquement rajeunis.

Mais ce travail de laboratoire laisse insatisfait le professeur Fallot. Il cherche un nouveau champ d'études pour lui et pour l'équipe nouvelle qu'il rêve d'organiser.

L'œuvre alpine.

L'occupation allemande interdit les voyages lointains. A partir de 1942, il obtient que lui soient confiés les levers des nouvelles cartes en courbes de niveau des Alpes maritimes au Nord de Nice. La période est dure, les moyens de travail bien limités, mais l'ardeur est toujours la même.

Il me souvient de ce soir de juillet 1943 où, après avoir gravi les pentes dominant le Var, j'attendais, à l'auberge de Valberg, le retour de terrain du professeur Fallot auquel j'avais été adressé. La nuit était largement tombée quand il arriva. J'eus devant moi un homme aux larges épaules, point très grand, dont l'aspect traduisait l'extrême robustesse physique. Un visage rectangulaire aux traits burinés, le menton énergique, des yeux vifs derrière la barrière de ses verres, un front large dominé par une chevelure châtain, extrêmement fournie, ramenée en arrière, véritable crinière de lion : tel il m'apparut.

Je subissais dès le lendemain, à l'aube, une méthode de travail qui m'était inconnue. Lui, tête nue, allait en avant d'un long pas lourd et régulier, le front incliné, comme soucieux, simultanément penseur et observateur. Il guidait sa marche d'un bâton, canne improvisée à partir d'un branchage. Une sacoche à documents - cette sacoche du « type Lugeon », modifiée, est devenue le prototype d'une série partout répandue aujourd'hui ! — était fixée à la droite de son large ceinturon, un énorme marteau — destiné à briser la résistance des roches les plus dures — pendait au côté gauche.

Je pus alors apprécier le souci extraordinaire qu'avait Paul Fallot à dater paléontologiquement les niveaux rencontrés et à cartographier minutieusement les détails les plus infimes, même ce qui m'était apparu jusqu'alors comme de « l'insipide Quaternaire ! » Pendant quinze ans, épaulé d'abord par Pierre Bordet et surtout par Anne Faure-Muret, accompagné plus tard par beaucoup d'autres « jeunes » — Marcel Lemoine, Gabriel Suter, ... -- qu'il forme au métier de cartographe, Paul Fallot va accomplir son travail de fourmi. Le résultat en est que nous possédons, sur le versant français du massif de l'Argentera-Mercantour, des documents graphiques inestimables, quasi définitifs. Parmi eux, déjà parue en attendant les autres, la feuille de Saint-Etienne-de-Tinée, qui est sans conteste la plus remarquable carte géologique de France.

L'on ne saura jamais assez l'effort physique et moral qu'a représenté un tel travail. Dans une allocution en 1946 devant notre Société, il évoque « une équipe travaillant dans le Sud des Alpes, qui s'est vue systématiquement refuser le vivre et le couvert réservés aux seuls estivants [...]. En trente jours de dures ascensions de haute montagne, n'ont-ils pu coucher dans des lits que six nuits et obtenir qu'une dizaine de repas chauds... » Cette équipe, c'est la sienne, et il est à sa tête.

Un correspondant ami reçoit, de Saint-Martin-Vésubie, en 1948, ces lignes émouvantes : « Quelle vie mène le géologue ! » et d'évoquer « les journées tuantes pour mes soixante ans ; le vent, la pluie, la géologie, tout me paralyse... quatre jours à 2 200 m sous la neige, dans la brume et le vent. Géologie sans intérêt, mais il fallait combler ce « blanc ». Nous repartons demain à 4 h pour la frontière, vivre sous la tente à 2 400 m et j'en frémis d'avance... »

Des faits accumulés sur l'enveloppe sédimentaire du massif cristallin, aucune monographie d'ensemble n'a été réalisée. Mais l'on possède, dans des notes éparses, publiées en collaboration avec Anne Faure-Muret, une précieuse documentation stratigraphique : la mise en évidence de niveaux à Microcodium entre Sénonien et Lutétien, et leur importance dans le domaine alpin externe n'en sont point le moindre résultat.

Tectoniquement, ces levers prouvent éloquemment le décollement total au niveau du Trias plastique de la série secondaire et nummulitique. De proche en proche, c'est toute la couverture subalpine qui glisse vers l'Ouest, en se fronçant. Le massif du Mercantour, littéralement pelé, n'a surgi qu'après sa dénudation, ce qui explique qu'il n'a jamais auparavant influencé la sédimentation.

Plus tard, Paul Fallot entreprendra l'étude des écailles briançonnaises et subbriançonnaises qui, aux abords du col de Tende, montent à l'assaut du Cristallin, au revers italien du Mercantour. Ces tournées, menées avec Marcel Lanteaume, vont amener ce dernier à prouver l'âge crétacé du Flysch à Helminthoïdes ligure, son caractère charrié depuis des régions très internes et du même coup à modifier gravement les synthèses alpines classiques.

Ces recherches sur le terrain des Alpes maritimes franco-italiennes incitent Paul Fallot à tenter une coordination de l'ensemble des Alpes, de Vienne à Nice, et leur raccord avec l'Apennin. De 1946 à 1958, ses cours du Collège de France vont décrire les divers tronçons de l'immense chaîne, d'après les innombrables travaux des auteurs de langue française, allemande ou italienne. Il est amené, ce faisant , à démontrer par des considérations paléogéographiques le bien-fondé de la théorie des grands charriages. En particulier, analysant, dans sa « Promenade d'hypothèse en hypothèse » les nappes préalpines, leurs séries et leurs translations, il retrouve l'optique de Lugeon, et affirme que l'existence de ces unités implique à elle seule le charriage des ensembles penniques.

Des Alpes orientales, qu'il a l'occasion de parcourir en 1947, il propose une interprétation nouvelle. L'on sait que, dans ces contrées, le Cristallin des Hohe Tauern et sa couverture de Schistes lustrés sont surmontés par les nappes austro-alpines, essentiellement formées de Cristallin.

Au Sud, aux confins de l'Italie et de l'Autriche, les Alpes calcaires méridionales reposent sur ce Cristallin : au sein de cet ensemble, P. Fallot estime que, dans les Dolomites et les Alpes bergnmasques, les chevauchements observés résultent du décollement de la couverture mésozoïque au-dessus du plastron permien, et de son glissement partiel vers le Sud.

Au Nord, aux confins du bassin de la Molasse bavaroise, sur une longueur de 450 km et une profondeur d'une centaine, se dressent les Alpes calcaires septentrionales. Ici, l'interprétation de Paul Fallot, basée sur la ressemblance de leurs faciès — que son analyse rend éclatante — avec ceux des séries homologues des Alpes méridionales, est la suivante : le Secondaire des Alpes calcaires septentrionales représente l'ancienne couverture du Cristallin austro-alpin, décollée au niveau du Werfénien, en entraînant en sole le Primaire récent de la « zone des grauwackes ». Globalement, l'énorme paquet des Alpes calcaires septentrionales a ainsi glissé vers le Nord d'une centaine de kilomètres au moins.

Voilà qui jette une clarté aveuglante sur les superstructures de toute la moitié orientale des Alpes. Il n'est pas exagéré de penser que Paul Fallot a été l'un des rares auteurs modernes ayant pu raisonner, en connaissance de cause, à l'échelle de toute la chaîne alpine, et y apporter, soit directement, soit indirectement, des interprétations nouvelles de très grande importance.

AU LABORATOIRE DU COLLEGE DE FRANCE.

1945-1960. Période féconde durant laquelle Paul Fallot, enfin, peut animer son laboratoire. Son action, de personnelle, devient collective. Multiforme et extrêmement fertile, elle est bien difficile à cercler.

Le centre en est le cours au Collège de France. Chaque année, de décembre à février, vingt-cinq leçons sont consacrées aux recherches du professeur et de son laboratoire. Il est grand dommage qu'une pareille Somme n'ait pu être publiée. Paul Fallot, l'estimant imparfaite et trop hâtive, n'a consenti à laisser reproduire ses cours, à un très petit nombre d'exemplaires, que durant les dernières années. On en trouvera cependant une claire analyse (depuis 1951) dans les Annuaires du Collège de France. C'est la seule trace imprimée, bien confidentielle hélas !, d'un labeur immense. Il le mène principalement pendant le mois de « vacances » qu'il passe en famille, dans sa propriété de Rovéréaz, où il s'installe, chargé de documents. Le cadre est magnifique, propice à la méditation : de la terrasse, à travers les frondaisons, apparaît le bleu du Léman que domine, au-delà, la barrière majestueuse des Alpes. La préparation du cours se fait le matin et en début d'après-midi. La seule détente, il la trouve, accompagné de sa femme, à se promener le soir, de 4 à 7 h et à bûcheronner dans l'immense parc boisé de son domaine.

La guerre terminée, la vie renaît dans Paris. Paul Fallot est élu Président de notre Société l'année même de la Libération. Dans son allocution de début d'année, il énonce un programme. Un an après, il peut dresser le bilan : le retard de l'impression des publications est rattrapé; le nombre des membres a substantiellement augmenté ; un corps d'Associés et de Correspondants est créé pour honorer les maîtres étrangers de la géologie. Œuvre positive, et dont la marque reste.

Au cours de son mandat, il n'a pas infléchi sa rigueur de pensée. Il exprime un jour le regret « que, parfois, subsiste l'habitude des chasses gardées ou des domaines réservés, souvent si dommageable aux progrès de la Science. Il est bon que les jeunes aient le champ libre et la possibilité d'exercer leurs forces juvéniles sans se heurter à de telles barrières ». Leçon dont les jeunes d'alors, devenus adultes, devront se souvenir à leur tour.

Rappelons-nous aussi le dévouement que Paul Fallot a mis dans tous les mandats que la Société lui a confiés, sa fidélité à nos séances que, du premier rang, sa personnalité animait.

Un peu plus tard (1951) nous allons le rencontrer à la tète du Comité scientifique du Club alpin. Appuyée sur les commissions qu'il fait créer ou qu'il ranime, son action est double. A l'image de Lugeon, il encourage les études de glaciologie scientifique, longtemps tenues en sommeil dans notre pays : dans un recoin de son laboratoire, il va héberger un groupe enthousiaste, animé par R. Millecamps, pour l'étude des mouvements de la glace. D'autre part, d'entrée de jeu, le voilà qui bouscule les traditions, réclame et obtient l'adjonction de naturalistes,dont des géologues, aux grandes expéditions du Club alpin : ainsi grâce à son action,l'étude géologique de l'Himalaya pourra faire de grands progrès.

Cette extrême curiosité d'esprit s'est traduite en d'autres domaines. Craignant de suivre trop de sentiers battus, Paul Fallot a toujours marqué son intérêt pour des méthodes et des disciplines nouvelles. Ainsi, en 1946, dans le train qui roule sous l'Arlberg, écrit-il : « On ne parle ici que de travaux sur les axes optiques des minéraux, et leur orientation par rapport aux complexes pétrographiques. Il faudra que j'essaye de comprendre [...]. A première vue Ravel me paraissait incompréhensible, et maintenant je le trouve tout simple ! » De même l'occupent les études paléo-océanographiques, cet « art de pousser les analyses lithologiques de toutes les assises à leur extrême limite et d'essayer de comprendre la genèse des roches », dira-t-il. L'étude des microfaunes, la technique des microfaciès dont on sait combien fructueux est devenu l'emploi, Paul Fallot n'a cessé, depuis longtemps, de s'y intéresser.

L'Académie des Sciences, qui lui avait décerné en 1931 son Grand Prix des Sciences physiques, lui assure, le 12 janvier 1948, une élection quasi-unanime dans la section de Géologie : il y succède à Léon Bertrand. Il a recherché la fonction, non seulement pour elle-même, mais surtout, pour mieux remplir sa mission : car, à ses yeux, plus qu'un honneur, c'est une charge. Douze années durant, il y fut « assidu et exemplaire » a dit Pierre Pruvost. Refusant la traditionnelle épée de l'Académicien, il invite à alimenter un fonds destiné aux jeunes géologues, qui, en leurs débuts, dans le domaine de la Science pure et spécialement dans leurs travaux de terrain, éprouvent des difficultés matérielles.

Sa rigueur de pensée et d'expression, sa profonde culture — dans les domaines de la philososophie, de la poésie, de la littérature, de l'histoire - conduisent Paul Fallot dans la commission du langage scientifique de l'Académie. Il luttera sans cesse contre la dégradation de la langue : « que tous les géologues se fassent une loi de n'employer les termes scientifiques que dans leur sens propre et originel, quitte, pour des objets définis, à soumettre au verdict de l'usage des mots nouveaux, rationnellement formés. Si tout le corps enseignant — dont les responsabilités sont si lourdes vis-à-vis de l'avenir — s'imposant cette règle l'imposait aux chercheurs et aux élèves, un frein efficace serait déjà mis à la glissade qui nous emporte vers la Tour de Babel ».

Et voilà que les honneurs l'atteignent de tous pays. Son excellente connaissance des principales langues européennes explique qu'il est sollicité, à cent occasions, pour effectuer des cycles de conférences sur les problèmes alpins et méditerranéens : universités et centres supérieurs d'Espagne (1949 et 1950), organisations belges (1948 et 1954), universités suisses (1952), facultés de Londres et d'Oxford (1953), universités allemandes (1956), autrichiennes (1958); et -- ce qui réjouit particulièrement son cœur — Madrid et Barcelone l'appellent, au lendemain de la guerre, puis Rabat, devenue capitale d'un Maroc émancipé.

Les distinctions pleuvent. Il les tait, ne les recherchant pas. Aussi convient-il aujourd'hui de les rendre publiques : déjà en 1938, Lugeon l'avait fait nommer Docteur honoris causa de l'Université de Lausanne. Après la guerre, c'est un long défilé, ininterrompu : Honorary Foreign Member de la Geological Society de Londres (1947), Membre d'honneur de la Société belge de Géologie et Conseiller d'honneur du Consejo superior de Investigaciones cientificas de Madrid (1948), Correspondant de la Société géologique de Belgique et de la Real Sociedad espanola de Historia natural (1949), Membre d'honneur et Médaille Léopold von Buch de la Deutsche geologische Gesellschaft (1952), Foreign Member de la Geological Society of America et Associé étranger de l'Académie royale de Belgique (1954), Docteur honoris causa des Universités de Zurich (1956), de Madrid et de Grenade (1958), Membre étranger de l'Accademia nazionale dei Lincei de Rome (1959), Correspondant de la Geologische Gesellschaft de Vienne (1959), Membre étranger de l'Académie royale néerlandaise (1960). On mesure ainsi — à cette seule liste — le rayonnement de sa pensée, la renommée de son œuvre, dont a joui, à travers lui, toute la géologie française. Cela, il ne convient pas de l'oublier ! Un Livre, qui devait être jubilaire, va bientôt voir le jour, à sa mémoire. De cette grande fresque alpine et méditerranéenne, il encouragea l'idée. Hélas ! Il ne sera pas là pour recevoir l'hommage que plus de cent auteurs, étrangers pour la plupart à notre pays, ont ainsi voulu lui apporter.

L'homme, resté aussi simple, pour autant ne renonce pas à la mission qu'il juge essentielle : les travaux sur le terrain, plusieurs mois l'an. De 1945 à 1950, outre les Alpes, il retrouve le chemin de l'Andalousie, et consacre son activité aux zones internes des Cordillères bétiques, groupant autour de lui, sur les pentes de la Sierra Nevada, les fleurons de la jeune université espagnole, qui voient en lui un maître incontesté. Parfois, resté seul, il dit sa joie au correspondant ami (19 oct. 1947). Il est à Gor, en pleine cordillère : « Dans mes longues randonnées solitaires je laisse la parole aux oiseaux, aux grillons, à quelques vipères qui sifflent méchamment et aux innombrables chèvres ou moutons qui troublent mes rares sources [...]. Je suis dans un pays béni, me bourrant d'oeufs (ah ! ces omelettes aux oignons), de sardines à l'huile, de fromage de brebis, de chocolat et de pommes frites. Le pain est blanc, fleure bon et dans un village voisin on le fait par miches de 7 livres. Vous devinez mon étonnement et mon émotion devant ces roues de voitures dont depuis quinze ans j'avais oublié l'aspect ! » Il retrouve au Maroc, entre 1948 et 1956, son rôle de Conseiller scientifique, suivant, aidant, encourageant les jeunes géologues, du Rif à l'Anti-Atlas.

Quelques nuages passagers vont surgir.

En 1958, le revoilà cependant au Maroc, toujours ardent. Derrière lui, l'essentiel du Service géologique, dirigé par Jean Marçais, se rue vers le Rif septentrional. Aux abords de son domaine d'élection, la Dorsale, la zone marno-schisteuse doit être réétudiée, ses interprétations de jadis lui semblant fragiles : il guide les continuateurs de son œuvre, leur livre sa pensée, sans détours, et les encourage. Je dois témoigner de la noblesse d'âme peu commune et de la joie profonde avec laquelle il accueillit le renouvellement des vues sur ces domaines.

De même, en 1956, peut-il retrouver l'Espagne. Il me souvient de l'enthousiasme juvénile avec lequel il nous guidait, J.-M. Fontboté, R. Busnardo et moi, sur les routes d'Andalousie, et de sa joie à retrouver les paysages familiers : Murcie et ses jardins, la rudesse de Caravaca, les flancs majestueux de la Sagra, Cabra, Jaén, cent autres lieux chargés d'histoires, qui marquaient les phases de son effort d'antan. Et ce fut l'égrènement de ses nouveaux travaux espagnols, rectifiant, complétant ses vues antérieures.

Son effort, de solitaire, peut enfin devenir collectif. Que l'on se souvienne de sa plainte de 1937 : « Au vrai, j'ai longtemps espéré constituer une équipe de géologues français travaillant en Espagne méridionale. Mais très vite je me suis heurté aux difficultés du change, car on ne peut guère orienter vers de telles dépenses des jeunes gens qui n'ont pas une large aisance. Et en face de la pléiade des Allemands qui jouissent de facilités spéciales, en face des Hollandais dont la monnaie intacte rendait les déplacements peu onéreux, il fut impossible, avec notre maigre franc, d'entraîner de jeunes Français dans cette aventure. » Ce désir, que les événements l'obligèrent à refouler plus de trente ans durant, voici qu'il se réalise à partir de 1956 : les éléments d'une équipe ardente se sont, un à un, groupés autour du Maître et de son laboratoire. Une de ses grandes joies est de les voir apporter des touches nouvelles et inattendues à la toile qu'il a brossée autrefois. Il prend part active à cette action : on peut le voir, septuagénaire, se pencher sur les mystères de la Sierra Nevada, cartographiant, toujours avec le même enthousiasme et la même minutie, les abords de Guadix !

De ses élèves, Paul Fallot exige beaucoup, et cela sans le moindre esprit « tatillon ». Tant pour les aider que pour vérifier leurs conclusions, il leur consacre, sur le terrain, de longues semaines, que ce soit à l'étranger ou dans la lointaine province. En pleine période de « libération », en 1944, il n'hésite pas à visiter la Montagne Noire, fief de son assistant Bernard Gèze, et à faire à bicyclette — malgré un accident sérieux — plusieurs centaines de kilomètres sur des routes de montagne, afin de le conseiller et de le rassurer sur la validité de ses théories, alors jugées échevelées...

Mais c'est au cœur de son laboratoire du Collège que Paul Fallot se trouve encore le mieux, fidèlement secondé par ses assistants, en particulier Georges Dubourdieu. Progressivement, après le désert de la guerre, les géologues en trouvent le chemin : élèves d'Algérie et surtout du Maroc, disciples d'Espagne, chercheurs allemands, italiens, d'autres encore, en attendant l'invité de la dernière heure, John Rodgers, qui va donner à Paul Fallot la joie de retrouver, au printemps 1960, sa chère Espagne. C'est là, dans ce calme laboratoire, à l'ordonnance nette de jadis, que se groupe, autour du « Patron », un essaim, toujours renouvelé, de jeunes enthousiasmes. Prompt à reconnaître la médiocrité ou la mollesse — qu'il a en horreur — Paul Fallot, de 1945 à I960, forme patiemment, un à un, sans désir de grossir démesurément son effort, « un noyau solide de géologues éprouvés parmi les meilleurs de la nouvelle génération », comme le dira Pierre Pruvost.

De Kilian, Fallot a hérité un extrême souci de respecter l'originalité de ses élèves : il n'est que de jeter le regard sur la cohorte de géologues pouvant se réclamer de lui, pour voir combien chacun d'eux a gardé son individualité intacte, ses vues propres, son champ particulier d'action. En ce sens, Paul Fallot, s'il a fait école, n'a pas voulu faire « une Ecole ». Mesure-t-on la difficulté à vaincre pour réussir cela ?

A ses disciples, il communique quotidiennement, par l'exemple, l'amour du travail et l'esprit de rigueur. De bonne heure arrivé à son laboratoire, parfois dès 7 h, l'on voit tard, de la rue, les soirs d'hiver, la sourde clarté de sa petite lampe de bureau.

Arrivé le premier, il part souvent le dernier, n'interrompant ses douze heures d'effort quotidien que du temps strictement nécessaire à la collation qu'il prend au laboratoire.

Ainsi seulement s'explique l'étonnante moisson que va traduire sa longue liste bibliographique : plus de 300 publications, et, parmi elles, quatre grands ouvrages, dont chacun eut valu la notoriété à son auteur. Ainsi a été possible, parallèlement, son influence profonde et constante sur les jeunes cerveaux qu'il modela : venant s'asseoir à la table de chacun, s'informant des démarches, des tâtonnements, des progrès, passant des journées entières à aider à la détermination de fossiles récalcitrants, relisant et corrigeant par le menu — si longs soient-ils — les textes de ses collaborateurs, à qui il a appris à savoir lever la carte avec amour, à étudier scrupuleusement les matériaux récoltés, et enfin à écrire — dans une langue claire — le résultat de leurs investigations. Voyant ce qu'il a fait durant le quart de siècle où il illustra le Collège de France, l'on ne songe pas sans mélancolie que la guerre et ses séquelles ont, pour plus du tiers, compromis son effort...

Il nous laisse une œuvre exceptionnelle. Il a été l'un des plus éminents Maîtres de la tectonique française, et son influence demeurera.

Son esprit, avide de concret et de progrès, s'accordait mal avec la tendance habituelle de l'enseignement universitaire. Il a cependant songé à rédiger un Traité de tectonique générale : ses cours, au début de la guerre, furent consacrés à son élaboration.

« Il faut faire table rase des doctrines scolaires, et reconstruire une science tectonique à la fois souple et rationnelle dans ses conceptions. Il faut d'abord redéfinir les termes dont on a mésusé, réétudier les phénomènes, en un mot repenser la tectonique toute entière, d'abord pour étudier les formes auxquelles ont abouti les dislocations, puis pour analyser le mécanisme des déformations dans le temps. » La rigueur, de son esprit le pousse sans répit à l'analyse tectonique fouillée des chaînes étudiées, analyse qui ne pourra être faite qu'après clôture du cycle des études stratigraphiques en cours. » Aussi, devant la vision du peu que l'on sait et de l'immense tâche analytique encore nécessaire, Paul Fallot renonce à son dessein. On doit le regretter !

Sur le plan de la tectonique générale, il nous laisse cependant d'innombrables notions, qu'il n'a pas voulu codifier et qui, ayant fait leur chemin, nous paraissent aujourd'hui évidentes ! Des failles, il a ébauché (1943) une classification car « elles n'ont pas toutes la même origine ni n'émanent toutes du tréfonds de l'écorce » : failles de tassement ou d'accommodation, failles de chaînes plissées de couverture, failles des socles anciens, les unes provenant du rejeu d'accidents de chaînes plus anciennes, les autres — qui s'avèrent rares d'après son enquête — ayant vraiment une origine corticale. Autre notion, aujourd'hui banale et alors (1943) assez peu répandue : « Les failles ne résultent pas de phénomènes uniques et brutaux, mais d'une infinité de rejeux échelonnés dans le temps. Toutes les failles sont « vivantes » durant de longues périodes qui peuvent embrasser des ères géologiques entières. »

Le problème des plis de couverture est l'un de ceux qui préoccupent le plus Paul Fallot. Voici plus de vingt ans il confie : « Quant aux charriages par gravité, à la mode de Schardt, j'y réfléchis. Si vous vous souvenez de mon modeste cours de l'an passé, j'ai invoqué cette action dans le Rif, mais avec une limitation de son effet. Je répugne encore à tout lui attribuer » (lettre du 10 oct. 1939). La chance le sert : les Alpes maritimes lui offrent le terrain idéal pour prouver dans les faits la notion — jusqu'alors théorique — des décollements de couverture. La série sédimentaire entre le dôme de Barrot et le massif de l'Argentera a glissé d'au moins 20 km vers le Sud-Ouest. Ce fait s'étend obligatoirement à toute la série de couverture subalpine, et par là jusqu'au Jura, ce décollement se communiquant de bas en haut, d'aval en amont si l'on veut, progressivement et sans lien possible avec les phases tectoniques rigides énoncées par Stille.

La notion de plis et de nappes « intercutanés » est liée à de telles translations de couverture. Le pli de la Roya, dans les Alpes maritimes, va lui servir de type. Des irrégularités du socle autochtone « provoquent un grippement local » de la série de couverture : « freinés, les termes inférieurs se redoublent et se cisaillent dès lors que continue le mouvement des assises plus élevées. Celles-ci, tranquilles en apparence, subissent un transport en bloc et leur comportement demeure celui d'une série autochtone peu ou pas disloquée ». Dans le cas de la Roya, la flèche du chevauchement intercutané est au maximum — analysable — de 6 km.

Ces déplacements de couverture peuvent atteindre des proportions gigantesques. L'interprétation que Paul Fallot propose de l'origine des Alpes calcaires septentrionales en serait une illustration. Dès lors, parler de « racines » de ces nappes devient illusoire : Paul Fallot propose le terme de « patrie » pour le territoire d'où la couverture est partie. Autre terme qui a fait fortune, celui de « rabotage basal » qu'il applique en 1944 aux dislocations anarchiques qu'il vient d'analyser — de la zone subbétique, pour indiquer le fait que des couches, redressées ou plissées, sont tronquées à leur base, en sifflet, au niveau de la surface de glissement, reposant ainsi de chant sur celle-ci.

Paul Fallot a été un grand maître de la tectonique alpine. Il n'a guère fait d'incursions dans les édifices plus anciens, sinon en quelques courses avec ses collaborateurs dans les Atlas marocains (avec G. Choubert,...) la Montagne Noire (avec B. Gèze) ou plus récemment la Normandie (avec M.-J. Graindor). Il a exprimé l'opinion que la chaîne hercynienne et la chaîne alpine présentaient de considérables différences structurales et mécaniques. Et de conclure : « D'une manière générale, la tectonique comparée fait de plus en plus ressortir, pour peu qu'on l'aborde en se libérant de tout esprit de système, la variété de style des divers grands édifices orogéniques, qu'ils soient d'âges différents ou même plus ou moins contemporains. »

La vie, l'œuvre, traduisent l'homme. Une énergie physique sans défaillance, un désintéressement personnel total, une franchise redoutable et — en matière scientifique — sans égard pour l'amitié, une loyauté inconditionnelle à remplir son devoir ou ses engagements, étaient tempérés par son extrême urbanité.

Chaque fois qu'il l'estimait nécessaire prenant parti, il s'engageait sans restriction quand il jugeait la cause juste, l'action profitable à la science ou à son pays, n'hésitant pas à fustiger durement ou à combattre brutalement — et souvent à contre-cœur — ce qu'il estimait tendancieux, médiocre ou vil : mais la courtoisie des manières adoucissait le tranchant de la pensée.

A certains, il a pu paraître tout d'une pièce, et il est vrai qu'il admettait mal les compromis, en lesquels il voyait souvent des « combinaisons ». Mais nous tous, ses élèves, avons constaté, les uns après les autres — à Nancy, à Paris ou ailleurs — les preuves sans nombre d'une bienveillance qu'il ne voulait pas faiblesse, mais qui l'amenait, de son propre mouvement, à aider puissamment de ses deniers tel géologue dans un besoin pressant. De sa sensibilité aussi, qu'il masquait de toutes ses forces et que, seules, des lettres à des intimes laissent percer.

Tout à la joie de voir se soulever les voiles de la Méditerranée occidentale, n'a-t-il pas aussi confié en 1930 : « Toutes les carrières scientifiques ne valent pas le plus humble des arts, parce que la source de l'art est dans l'émotion amoureuse alors que celle de la science n'est que dans un orgueilleux désir de connaître. » Cette satisfaction totale que la science ne permet jamais complètement d'atteindre, Paul Fallot l'a trouvée dans la musique. Il l'a acquise tout enfant, elle l'a suivi toute sa vie. Ne consacrait-il pas, quand son métier ne l'éloignait point des siens, chaque soirée du mercredi à la séance familiale de musique de chambre ? Et ce culte s'est transmis à sa descendance puisque deux de ses enfants se sont ainsi acquis une enviable renommée.

En 1960, au soir de sa vie, alors qu'une loi implacable va l'arracher à ce laboratoire en pleine expansion qu'il a forgé et aimé, le revoilà peignant, en son dernier cycle de leçons, la grande fresque de la Méditerranée occidentale. Depuis vingt-cinq ans, les découvertes ne cessant de pleuvoir, de grandes solutions semblent se dessiner. Le mardi 23 février, il arrive à son terme. Ce n'est pas sans une poignante émotion que ses élèves, étroitement serrés comme pour mieux se défendre du froid des jours à venir, entendent sa voix prononcer :

« Mais tout cela est un nouveau champ de recherches qui se place, pour moi, hors du temps.

« A vous de le labourer. A vous aussi de rectifier les vues synthétiques que nous avons examinées ici au cours des années, ces vues dont j'ai souligné au passage les faiblesses, les incertitudes, les lacunes et souvent les contradictions.

« De l'autre monde, dans dix ou vingt ans, l'espère vous voir établir sur quelques dizaines de feuilles au 50 000e bien levées -- fondement essentiel de toute synthèse géologique valable — des interprétations nouvelles et plus adéquates que celles qui nous servent ici d'hypothèses de travail.

« Et je me réjouis de vous voir alors représenter le visage de cette Méditerranée occidentale, objet de nos soins, sous des traits bien différents de notre caricature d'aujourd'hui. »

A travers ces phrases, que de noblesse d'âme, de modestie, celles d'un grand savant !

« Sa carrière de géologue des montagnes n'aura connu que les joies de l'ascension, celles qui permettent d'embrasser des horizons de plus en plus clairs et élargis. Le sort lui a épargné l'heure mélancolique de la descente au crépuscule, qu'il redoutait » (Pierre Pruvost). Au printemps 1960, un mal inattendu et implacable va transformer en calvaire les derniers mois de sa vie.

Il accepte l'épreuve d'une âme sereine. Retiré dans son domaine de Rovéréaz, alors que la pluie inonde le paysage, il écrit en juillet : « Je vis confiné dans mon bureau, le dos au feu, le ventre à table, à revoir des manuscrits. Voyez comme la vie est belle... » En septembre il regagne Paris et réussit douloureusement à gagner son laboratoire. Je l'y vois alors. La flamme intense de ses yeux illumine son visage émacié : il s'informe de l'avancement des travaux de ses disciples et esquisse encore des projets. A la fin septembre, d'une main malhabile, il écrit au correspondant ami : « J'ai consacré mon été à parachever deux mémoires sur l'Andalousie, ainsi qu'une feuille au 50 000e. J'ai en chantier la fin de la notice de cette feuille de Guadix dont les figures s'achèvent mais dont je ne puis plus dessiner les planches... » Au soir du 20 octobre, il dicte encore le courrier à sa fidèle secrétaire. Au matin du 21, le mal le terrasse...

Au nom de la Société géologique toute entière, à sa femme, à ses enfants, je voudrais dire notre sympathie attristée, et aussi les remercier d'avoir permis — par leur présence et leur affection — la réalisation de cette grande œuvre.

La moisson qu'il a semée germe déjà. Le nom de Paul Fallot sera mêlé, demain comme aujourd'hui, aux grands bouleversements que nous vivons dans les domaines alpins et méditerranéens.

De cette âme noble, de ce grand serviteur de la science et de son pays, la mémoire ne passera pas.