Hommage à Paul LACOMBE

Texte des allocutions prononcées lors de la remise de l'épée d'académicien, le 21 octobre 1983.


Allocution de
Monsieur ANDRÉ GUINIER,
Membre de l'Académie des Sciences,
Professeur émérite à l'Université de Paris-Sud, Centre d'Orsay

M. le Président, Mesdames, Messieurs,

Mon cher Lacombe,

VOUS AVEZ ÉTÉ PROFESSEUR DE MÉTALLURGIE à Orsay. La phrase est banale, alors que ceux qui vont, de cette tribune, retracer votre brillante carrière, évoqueront de plus prestigieux titres scientifiques. Mais votre chaire a de bien remarquables facettes, parce que, d'abord, c'était une chaire créée à la toute nouvelle faculté d'Orsay : l'assemblée des professeurs avait voulu s'adjoindre un département de métallurgie et vous avait appelé pour le fonder, sous une dénomination un peu mystérieuse « Métallurgie spéciale ». Il faut rappeler qu'il n'y avait alors que très peu de chaires de métallurgie dans l'Université — il n'y en a pas d'ailleurs encore beaucoup —. La métallurgie est aussi une technique — c'est vrai, Dieu merci —, et les universitaires ont tendance à la laisser aux « Grandes Ecoles», leurs centres d'intérêt étant ailleurs.

La métallurgie est véritablement à cheval entre la physique et la chimie et toutes les disciplines charnières, fort bien traitées dans les discours sur les grands principes, se heurtent, en fait, à des difficultés que je n'ai certes pas besoin de vous expliciter. Alors que beaucoup d'universités étrangères ont des départements de métallurgie, en France elle est traditionnellement rattachée à la chimie. Vous êtes d'ailleurs, comme votre maître G. Chaudron, chimiste de formation. Mais vous avez, tout au long de votre carrière, tenu à faire appel à diverses techniques de la physique. Bien souvent, vous m'avez demandé de descendre de notre plateau de la physique des solides pour participer à un jury de thèse chez vous dans la vallée.

A propos de ces liaisons entre métallurgistes et physiciens, je voudrais évoquer ici d'heureux souvenirs que nous avons en commun sur la polygonisation de l'aluminium. Charles Crussard avait montré qu'une éprouvette d'aluminium cristallisée, puis faiblement écrouie, recristallisait sans que l'orientation des cristaux change: c'était la «recristallisation in situ». Vous aviez, par des techniques d'attaque chimique très fines, montré que les nouveaux cristaux étaient en fait constitués d'une mosaïque de petits blocs dont vous avez réussi à dessiner les contours. Ils étaient identiques des deux côtés de l'éprouvette, ce que montrait à l'évidence une de vos célèbres micrographies à laquelle nous avions attribué la légende: «L'envers vaut l'endroit». Moi-même j'avais pu montrer par diffraction X que ces cristaux contenaient de très nombreux domaines bien cristallisés et faiblement désorientés les uns par rapport aux autres. C'est de l'ensemble de ces observations, et de cet ensemble seulement, qu'est sorti le modèle de ce qu'on appelle aujourd'hui l'état polygonisé.

Si la métallurgie repose sur deux disciplines fondamentales, elle a la caractéristique essentielle de déboucher sur des techniques industrielles qui sont à la base de notre vie quotidienne. Aussi n'avez-vous pas voulu vous laisser enfermer dans le cocon universitaire: vous avez gardé ou noué de solides liens avec les centres traditionnels de métallurgie, l'Ecole des Mines, le Commissariat à l'Energie Atomique, l'Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires. Et surtout, vous avez été en rapport constant avec les industriels. Combien de vos études d'un caractère fondamental ont eu leur origine dans des problèmes rencontrés par des techniciens. Si vous avez étudié des métaux spéciaux, l'uranium, le titane, le zirconium, le niobium, ce n'est pas avec le souci de ratisser systématiquement le tableau de Mendeleiev, c'est bien parce qu'ils peuvent être utiles. Combien de fois n'avez-vous pas été sollicité par des industriels vous demandant: «N'auriez-vous pas quelqu'un à nous proposer pour tel ou tel poste?».

Professionnalisation des universités, interdisciplinarité : ces mots si difficiles à prononcer, fleurissent dans rapports et discours ministériels. Mais il y a vingt ans, sans invoquer de grands principes, sans prétendre apporter de changement, n'était-ce pas le sens de votre sage démarche, dans votre chaire d'Orsay ? On serait même tenté de dire : que pourrait-on faire aujourd'hui qui n'ait pas été essayé avec succès il y a déjà longtemps ?

Vous avez été à Orsay entouré de nombreux élèves qui se sont ensuite dispersés dans la recherche, l'enseignement, l'industrie. Le métier de patron scientifique a un aspect un peu paradoxal, mais très attachant: un professeur réussit pleinement quand il se trouve dépassé par ses élèves, quand quelques-uns continuent son œuvre en l'élargissant, certains trouvant des voies nouvelles remplaçant celles qui ont été tentées par le patron puis se sont perdues dans les sables. Cela me rappelle un mot de Georges Chaudron : vers 1950, à une réunion, un jeune métallurgiste avait annoncé des résultats nouveaux et importants et, peut-être sans s'embarrasser de trop de nuances, il avait insisté sur les insuffisances de ses prédécesseurs. S'approchant de notre groupe — je crois bien que Ch. Crussard était là — G. Chaudron nous a dit: «Vous les jeunes, vous vieillirez aussi», et le Maître ajouta: «Je vais vous dire une chose: vous vieillirez plus vite que nous ne l'avons fait». Mais cela n'a rien de catastrophique: c'est naturel; c'est simplement la marque du progrès de la science en constante accélération. Ainsi à la marée montante, les vagues succèdent aux vagues et quand elles déferlent sur la plage, chacune dépasse la précédente.

Je voudrais revenir sur le rôle que le troisième cycle que vous avez créé à Orsay a joué dans votre carrière. L'université vous a offert une structure riche de possiblités; en fait c'est la meilleure partie de l'enseignement supérieur. Et vous avez su en profiter: vous avez pu accueillir des élèves bien motivés, d'origines très diverses : Facultés, Grandes Ecoles, étrangers. L'enseignement de troisième cycle, tant théorique qu'expérimental, est d'une grande souplesse: ici pas de commissions bavardes et inefficaces, pas d'arrêtés ministériels à attendre; avec vos seuls collaborateurs directs, vous pouviez, à votre guise, modifier chaque année votre enseignement pour lui garder toujours sa place sur le front même de la recherche. Et vos élèves bien doués ont pu trouver des situations où se sont épanouis leurs dons.

Aujourd'hui, alors que nous voyons l'université entourée de nuages bien menaçants, nous formons le vœu que, au moins, les troisièmes cycles soient préservés. Mais ce n'est pas suffisant: nous voulons que dans l'avenir il y ait encore et toujours de bons troisièmes cycles, comme celui de métallurgie physique à Orsay: d'un très haut niveau scientifique et bien adapté aux besoins réels de la recherche ou de l'industrie.

Vous avez, mon cher Lacombe, passé à Orsay une grande partie de votre carrière scientifique. Ceux qui ont travaillé pour créer puis développer Orsay, ceux qui aiment Orsay, vous sont profondément reconnaissants de ce que vous y avez apporté. Ils souhaitent que votre œuvre y soit poursuivie, renouvelée, et qu'Orsay reste un centre de cette métallurgie universitaire dont vous avez prouvé la valeur.

 


Allocution de
Monsieur CHARLES CRUSSARD
Ingénieur en Chef du Corps des Mines,
Ancien Directeur Scientifique de Péchiney

Mon cher ami,

C'EST POUR MOI UN GRAND PLAISIR d'avoir l'occasion de dire quelques mots sur le rôle eminent que vous avez joué dans cette belle aventure d'après-guerre: l'essor de la physique des métaux et le rayonnement de la France dans ce domaine.

Nous suivions vers la fin de la guerre des voies parallèles : tous deux nous faisions des recherches sur l'aluminium raffiné; tous deux, nous utilisions le polissage électrolytique inventé par Pierre Jacquet, vous plutôt pour étudier la formation des figures de corrosion et leur disposition en contours révélant la sous-structure, moi plutôt pour étudier la déformation plastique et les lignes de glissement; mais tous deux nous nous retrouvions sur le domaine de la fabrication de monocristaux, du recuit et de la recristallisation. Vous obteniez à l'époque de belles micrographies de sous-grains et de sous-joints ; moi je parlais de « recristallisation in situ » ; nous devions évidemment reconnaître que nous parlions de la même chose, ce qu'on a appelé quelques années plus tard la polygonisation (mot qui à ses débuts faisait bondir Georges Chaudron et que nous avons eu du mal à lui faire adopter!). Il était bien naturel que des contacts s'établissent entre nous ; ils furent efficaces et chaleureux et n'ont jamais cessé.

En 1943, entré depuis votre retour de captivité au Centre d'études de Chimie Métallurgique à Vitry, vous souteniez une thèse sur « L'étude des relations entre structure des métaux et de leurs alliages et leurs propriétés physico-chimiques», où vous exposiez vos travaux antérieurs sur les transformations de structure obtenues par traitements thermiques dans des alliages Al-Cu, Al-Mg et Al-Zn. Puis, toujours à Vitry, vous vous lanciez dans ces études de sous-structure dont j'ai parlé.

De mon côté, en 1943, à l'Ecole des Mines de Paris, le laboratoire où je travaillais depuis un an avec Gérard Wyon était officiellement érigé en «Centre de Recherches Métallurgiques». Pour ceux qui n'ont pas connu cette période héroïque, je dirai quelques mots sur l'histoire de ce centre, qui a joué un si grand rôle dans votre carrière comme dans la mienne. Il fut fondé à cette date par convention entre l'Ecole des Mines et le CORSID, auxquels le C.N.R.S. s'adjoignit pour apporter au début un soutien important. Les directeurs et président de ces trois organismes, MM. Guillaume, Aubrun et Jacob, jouèrent un rôle important pour la fondation du centre; mais les grands animateurs de son développement furent, du côté de l'Ecole des Mines, Edmond Friedel, et Henry Malcor du côté des organismes représentant la sidérurgie : CORSID, Chambre syndicale puis IRSID. Bien que défendant les intérêts de la sidérurgie, Henry Malcor, avec la largeur de vue et l'intuition qu'on lui connaît, admit fort bien qu'il était plus facile d'étudier les nouveaux problèmes de la physique des métaux sur de l'aluminium que sur du fer; si bien que le groupe Péchiney s'intéressa également au centre , le subventionna et l'aida en fournissant de l'aluminium raffiné et des alliages légers très purs.

Nos contacts se resserrèrent en 1947, dans une organisation que nous appelions, peut-être un peu pompeusement, «le colloque», organisation informelle mais qui a joué un rôle important. Voici son histoire : vous veniez d'être nommé Maître de recherches au C.N.R.S. à Vitry, quand en septembre 1947 se tint à Liège un important congrès international de métallurgie. Notre ami Pierre Coheur avait donné un grand développement à la section qui s'occupait de physique des métaux. En dehors des séances, un petit groupe de métallurgistes se retrouvait souvent pour discuter avec animation de cette physique des métaux que l'on sentait en pleine effervescence. Il y avait là, du côté français, André Guinier, Pierre Laurent, Pierre Jacquet, vous et moi; du côté belge, Coheur, Brasseur et Homes; du côté hollandais, W.G. Burgers, Druyvesteyn et Rathenau.

Pour canaliser nos discussions, nous avons senti le besoin de rédiger une mise au point. Le sujet choisi fut la sous-structure des cristaux métalliques, qui intriguait tout le monde et que l'on appelait à l'époque : structure mosaïque. Notre « colloque » était devenu une institution informelle, mais durable: nous nous réunissions assez souvent, nous nous écrivions, nous discutions de nos études bibliographiques et de nos observations personnelles. Nous avons pu ainsi démêler des idées souvent un peu contradictoires, et montrer qu'il y avait deux échelles de structure mosaïque: d'abord des sous-structures en «sous-grains», lamellaires ou polyédriques, selon qu'ils sont produits par cristallisation à partir de liquide ou de vapeur, ou par recuit, c'est-à-dire par polygonisation ; puis à l'échelle plus fine, une sous-structure correspondant à des domaines diffractant les rayons X de façon cohérente, et que l'on commençait à voir à l'époque par micrographie électronique.

Il est assez curieux de constater que les guerres ne semblent pas avoir interrompu le développement de la physique des métaux. C'est en effet de 1913 à 1917 que s'échelonnent les mémoires de Darwin et d'Ewald sur la découverte de la structure mosaïque des métaux, une des premières applications des rayons X à la métallographie. Notons en passant que dans le cas de leurs échantillons, il s'agissait certainement de polygonisation. Et c'est justement à l'époque de la seconde guerre mondiale que cette notion de polygonisation est née de la théorie des dislocations et de nos observations sur les sous-grains ainsi que de celles de W.G. Burgers ou d'autres collègues anglais.

Les discussions et conclusions de notre «colloque» ont été publiées par André Guinier et moi-même dans la Revue de Métallurgie en 1949. C'est vers cette époque que vous avez accepté d'être associé à ma chaire à l'Ecole des Mines de Paris. Ces quelques conférences préludaient à un changement plus profond, car il était entendu avec l'I.R.S.I.D. que je devais un jour quitter le centre de recherches de l'Ecole pour prendre une direction à Saint-Germain-en-Laye. Ce changement eut lieu en 1952, et je fus très heureux que quelqu'un de votre valeur pût accepter de reprendre le flambeau... que vous avez fait briller près de 20 ans.

Votre œuvre à l'Ecole des Mines fut considérable, alliant de façon efficace enseignement et recherche. Et surtout, vous avez su donner au Centre de Recherches un développement considérable, afin qu'il maintînt son rang à une époque où les laboratoires de métallurgie fleurissaient partout. En effet, le centre comptait une dizaine de personnes à votre arrivée en 1952; à votre départ fin 1971 son effectif se montait à près de 40, dont plusieurs thésards.

Un délicat problème de financement se posait donc à vous : vous étiez en excellents termes avec les milieux sidérurgiques, puisque d'ailleurs vous avez été nommé plus tard professeur au C.E.S.S.I.D.; sur vos instances et celles d'Edmond Friedel, Henri Malcor avait pu obtenir que l'I.R.S.I.D. continue sa subvention, toutefois sans l'augmenter, au moins notablement, l'Ecole naturellement continuant son soutien matériel, et le groupe Péchiney sa subvention. Mais pour se développer, il fallait de nouvelles sources de financement. Vous avez cherché de nouveaux horizons et, pressentant l'essor de la métallurgie nucléaire, vous vous êtes adressé au C.E.A. Grâce aux bonnes relations que vous aviez à Saclay, vous en avez obtenu d'importants contrats qui ont permis le développement souhaité.

C'est pourquoi, en résumant vos travaux de cette époque, je parlerai d'abord de cette orientation nucléaire, qui s'est exercée surtout sur deux métaux :

Les excellents contacts établis avec Saclay à cette époque vous ont mené tout naturellement à développer les recherches utilisant les radiotraceurs. Vous avez ainsi fait faire de grands progrès aux domaines d'étude suivants : autodiffusion en volume et aux joints, dans Fe, Ni, Cr; hétérodiffusion dans les alliages de ces mêmes métaux; ségrégation intergranulaire de C et S dans le fer et les « inconels » ; diffusion des éléments dans les couches d'oxyde non-stoechiométriques au cours de leur croissance. Vous avez pour cela combiné l'usage des radiotraceurs et celui d'une méthode nouvelle, mise au point dans votre laboratoire : l'électrotransport en courant continu. Vous avez ainsi donné des preuves directes des mécanismes d'oxydation et du rôle des gradients de défauts, anioniques ou cationiques, dans la formation des couches d'oxydes sur Fe, Ni, U, Mn, Zr, Ti et leurs alliages.

A tous ces travaux dans des domaines nouveaux participaient des thésards et des collaborateurs ; je ne les citerai pas ici, de peur d'en oublier; mais on en retrouve beaucoup dans le comité d'organisation de notre réunion d'aujourd'hui.

Parallèlement le Centre de Recherches Métallurgiques continuait sous votre direction des recherches dans son domaine plus traditionnel de l'aluminium et de ses alliages, grâce aux travaux bien connus de Bernard Jaoul sur la déformation plastique — interrompus, hélas !, par son départ prématuré — et aux recherches de Gérard Wyon sur le fluage et sur les figures d'attaque, qui prolongeaient en quelque sorte les domaines d'étude qui nous avaient intéressés l'un ou l'autre au début de nos carrières ; les travaux de Gérard Wyon à l'Ecole des Mines se sont établis sur 41 ans, puisqu'il a été mon premier collaborateur en 1942 et qu'il vient seulement de prendre sa retraite.

Cette revue est trop brève pour citer tous vos travaux, qui ont aussi touché au niobium, au titane, à la transformation martensitique, aux aciers dits Maraging, aux alliages Fe-Cr, à la fragilisation des aciers par H, C ou S, etc.. Car sur les deux cent cinquante et quelques articles scientifiques et conférences que vous avez écrits, seul ou en collaboration, une bonne moitié provient de votre période «Ecole des Mines».

Toutes ces recherches, par leurs résultats scientifiques ou leurs applications techniques possibles, constituent déjà plus de titres qu'il n'en faut pour que vous soit remise cette épée symbolique qui est l'occasion de notre réunion. Mais vous avez fait plus encore pour le rayonnement de la métallurgie française.

Car votre laboratoire était aussi un haut lieu de la formation, une pépinière de métallurgistes, d'où sont sortis une quarantaine d'ingénieurs ou d'enseignants remarquables, que nous voyons à l'œuvre aujourd'hui. Votre rayonnement s'est étendu à l'étranger, qui vous a envoyé de nombreux thésards et où, réciproquement, vous avez envoyé une bonne douzaine d'élèves pour compléter leurs études dans des universités anglo-saxonnes.


Allocution de
Monsieur EMMANUEL GRISON
Directeur de l'Enseignement et de la Recherche à l'Ecole Polytechnique

Cher Monsieur,

VOUS AVEZ CONSACRÉ au Commissariat à l'Energie Atomique, à ses recherches comme à l'enseignement auquel il était associé, une part importante de votre activité de savant et de professeur. Dans la mémoire de tous les métallurgistes du C.E.A., comme dans leur cœur, votre nom revient souvent amicalement, familièrement. Vous avez été en quelque sorte omniprésent dans les divers services de métallurgie, que ce soit dans le secteur des recherches générales, de la technologie, de l'expérimentation sur les matériaux irradiés, que ce soit aussi dans les casemates du vieux fort de Châtillon où nous avons vécu la première aventure du plutonium, que ce soit finalement à l'I.N.S.T.N. où vous avez imprimé profondément votre marque. Partout on peut trouver de vos anciens élèves, partout des programmes de recherche auxquels vous avez pris part. Vous avez été très présent pendant des années auprès de tous, et présent d'une manière si entraînante, si coopérante, si amicale que c'est un réel plaisir pour moi d'apporter ici le témoignage de la reconnaissance affectueuse des métallurgistes du C.E.A.

Il faut dire que l'aventure atomique dans ses débuts en France, il y a une trentaine d'années, avait de quoi enthousiasmer, et vous êtes un enthousiaste. Rarement vit-on pareil domaine de la connaissance scientifique ouvert tout d'un coup à l'imagination et à l'ardeur conquérante de l'homme. Pour les uns arme terrifiante dont on voulait s'assurer la maîtrise, pour les autres sources inépuisables d'énergie comme de nouveaux produits ou de nouveaux progrès. Si la vague aujourd'hui est devenue étale et même si des contre-courants se sont manifestés, souvenons-nous de son déferlement et des jaillissements qu'elle a soulevés.

Comme le professeur Chaudron, vous avez été, mon cher maître, l'un des savants métallurgistes auxquels le Commissariat à l'Energie Atomique a fait appel tant pour leur demander assistance pour la recherche que pour recruter ses ingénieurs parmi les disciples qu'ils avaient formés. C'est en effet un double service que vous avez rendu au C.E.A. et que je veux ici évoquer.

Comme conseiller pour la recherche métallurgique, d'abord. En cette période exubérante de la recherche atomique des années 50, vous vous êtes attaqué à l'étude de l'uranium métallique. On était en effet à l'époque obligé de choisir ce métal très inconfortable, mais de très haute densité, pour en faire les barreaux de combustible nucléaire siège de la réaction de fission en chaîne au sein de l'empilement modérateur de graphite. La filière uranium naturel-graphite-gaz, alors choisie par la France pour démarrer l'énergie nucléaire, nécessitait l'usage du métal, pur ou faiblement allié à des éléments bien choisis. On commençait à se rendre compte que les propriétés du métal aux températures envisagées — quelques centaines de degrés — étaient peu engageantes. Très avide d'oxygène, réagissant avec la vapeur d'eau pour donner des hydrures explosifs, l'uranium est très anisotrope ; si l'on chauffe un grain monocristallin en forme de cube, il se transforme en un prisme long et étroit. On craignait avec juste raison non seulement les déformations dues au chauffage et plus encore aux cycles de chauffage et de refroidissement, mais aussi l'accumulation des réactions de fission sur les atomes d'U235 de ces pointes de fission, petites zones où la formidable énergie cinétique des fragments de l'atome fissionné est absorbée en bousculant les atomes voisins. De fait, les premières constatations révélaient des déformations menaçantes du barreau d'uranium et, au microscope, des réarrangements de grain, surtout sous forme de maclage, qui faisaient mal augurer de la tenue des barreaux dans le réacteur.

J'imagine qu'en décidant de vous attaquer à ces problèmes vous avez été tenté par l'importance de l'enjeu, mais surtout par le défi. Vous aimez — et j'aime comme vous — la montagne pyrénéenne; vos préférences vont au massif calcaire de Gavarnie, à ses passages verticaux fort bien nommés « échelles », aux corniches aériennes des «fajas» qui ourlent les murs des canons. Gavarnie n'est pas un massif pour les besogneux de la pierraille ; je connais peu d'architectures aussi nobles que celle de la Brèche de Roland, haute porte d'accès aux grands sommets du cirque. Derrière s'étend le grand plateau espagnol fissuré de canons dont le plus admirable, le plus secret, est celui de Niscle. Je crois que c'est d'ailleurs dans son voisinage qu'on dut aller vous cueillir en hélicoptère à la suite d'une fracture qu'on ne pouvait décidément pas soigner dans une cabane de bergers, fussent-ils espagnols.

Ceci dit, je ne me lancerai pas dans un parallèle hasardeux entre l'uranium et le massif de Gavarnie, mais je note que vous aimez ce qui n'est pas facile, que vous avez assez d'enthousiasme conquérant et courageux pour préférer les sommets redressés et les métaux «exotiques», pour reprendre le qualificatif qu'employaient les américains, parlant de l'uranium, du plutonium ou du zirconium.

Pendant une dizaine d'années, tant qu'a duré l'engagement industriel dans la filière graphite-gaz, vous avez dirigé de nombreux travaux de recherche métallurgique destinés à cerner et à prévoir le comportement de l'uranium, mais toujours en posant d'abord les bases solides de l'étude fondamentale. Ceci est une constante de votre approche scientifique, conforme d'ailleurs à la pensée de votre maître Chaudron: utiliser des matériaux bien connus et bien définis, tant quant à leur pureté chimique qu'à leur état microcristallin ; chercher l'interprétation microscopique des phénomènes, en isolant autant que possible chaque paramètre ; mettre en jeu plusieurs techniques expérimentales pour recouper de plusieurs points de vue l'interprétation d'un phénomène donné. L'application technologique, le conseil au fabricant viennent ensuite — car c'est dans une perspective utile que vous travaillez, et pas seulement pour la connaissance pure.

C'est ainsi que vous avez cherché à préparer de l'uranium très pur puis des monocristaux d'uranium, matériaux de base pour l'étude du comportement plastique de l'uranium: fluage, écrouissage, comportement au cyclage thermique. Ces phénomènes étaient peu ou mal observés dans le cas de l'uranium qui est d'ailleurs, je le répète, un métal très surprenant, très inhabituel. Vos travaux fondamentaux, joints à ceux de l'école anglaise dirigée par notre ami Robert Cahn, ont permis d'ailleurs de constituer un corps de connaissances remarquable sur l'uranium qui, du statut de nouveau venu et totalement inconnu il y a quarante ans, pouvait être considéré vingt-cinq ans plus tard comme un métal dont les propriétés et les alliages sont parmi les mieux étudiés, les mieux compris, sinon les mieux maîtrisés.

Ce faisant, non seulement vous avez conforté puissamment la recherche métallurgique du C.E.A., mais vous avez formé pour celle-ci nombre de chercheurs, entrés dans les laboratoires du C.E.A. en sortant du vôtre; et je ne peux pas ne pas mentionner ici le souvenir de Daniel Calais, votre élève, décédé prématurément, qui fit au C.E.A. une carrière brillante dans les recherches sur un métal encore plus complexe que l'uranium : le plutonium.

Ceci m'amène à évoquer l'autre aspect, combien important, de votre collaboration avec le C.E.A.: votre enseignement à l'I.N.S.T.N. Cet Institut, fondé par Debiesse en 1955, avait une ambition exactement conforme à votre projet: joindre l'art et la science, éclairer les pratiques de l'art par la connaissance fondamentale, appliquer celle-ci au progrès de l'art. Le domaine visé était évidemment celui des applications des découvertes nucléaires. Vous avez accepté aussitôt de diriger l'enseignement de métallurgie et, pour ne pas vous enfermer dans les métaux nucléaires proprement dits, vous l'avez intitulé « métallurgie spéciale » et vous avez en effet situé le programme à la frontière entre la physique du métal et la métallurgie classique, c'est-à-dire entre la science fondamentale et l'application.

Je crois que c'est une des grandes leçons que vous avez données tout au long de votre carrière et qu'on peut résumer d'une image : « peupler la bande interdite entre les niveaux fondamentaux et la bande de conductibilité ». En d'autres termes, faire comprendre aux responsables de grands projets industriels qu'il faut encourager la recherche fondamentale, base de tout progrès, qu'il faut soutenir et polariser l'intérêt des chercheurs en leur expliquant les problèmes des ingénieurs. Faire comprendre aux savants qu'on a besoin d'eux pour éclairer l'avance technique et pour ordonner avec rigueur les connaissances. L'outil du traceur radioactif, que vous avez manié avec tant de succès pour accomplir une large part de votre œuvre scientifique, illustre de manière exemplaire ce message. La méthode consiste en effet, pour débrouiller des phénomènes complexes et techniquement très importants comme la corrosion ou la fragilisation des joints de grain, à utiliser ce qui est la sonde rêvée du physicien : le marquage d'un atome en vue de le suivre dans ses déplacements ou ses combinaisons. Démarche rigoureuse qui procède de l'élémentaire au macroscopique, du fondamental à l'application.

Il est vrai que, par nature, les aspects nouveaux de l'industrie atomique dans le domaine des matériaux et des métaux obligent à analyser les phénomènes à l'échelle des atomes individuels alignés dans le réseau cristallin. Vous aviez été un des premiers à révéler au microscope les traces des défauts du cristal réel que sont les parois de polygonisation, traces du réarrangement des dislocations. Or les bousculades d'atomes provoquées par le passage de particules très énergiques au travers du réseau cristallin engendrent nombre de défauts qui se combinent ensuite en défauts stables perturbant plus ou moins notablement le réseau cristallin initial. L'analyse de l'effet macroscopique de l'irradiation d'un métal doit se référer aux phénomènes élémentaires de l'échelle atomique et le métallurgiste doit entendre d'abord le langage du physicien du solide.

Cependant, vous avez fait une large place dans le programme de votre enseignement à l'application concrète, vous avez tenu à préparer vos étudiants à entrer soit au laboratoire de recherches métallurgiques appliquées, soit directement à l'atelier. Votre D.E.A. est un très bel exemple, avant l'heure, d'enseignement universitaire tourné vers la profession. La «professionalisation», ce mot barbare, vous en avez parfaitement assimilé le concept bien avant le projet de loi Savary. Vous avez toujours considéré que votre enseignement était fait pour servir, au sens le plus noble du terme. Servir la science, certes, et nombre de vos élèves sont devenus professeurs ou chercheurs. Servir le progrès technique en peuplant les centres de recherche publics ou privés, au C.E.A. ou ailleurs. Servir l'industrie de notre pays, garante du niveau de vie de notre société.

Pour cela, vous avez associé à votre enseignement du D.E.A. des savants comme Yves Quéré, mais aussi des ingénieurs comme Hérenguel. Personnellement, vous êtes toujours resté très au contact de l'industrie et de la recherche métallurgiques. Vous êtes familier des problèmes des sidérurgistes comme de ceux des fabricants d'alliages légers. Vous connaissez les usines, en France et à l'étranger. Je crois que notre Société Française de Métallurgie, où vous avez joué un rôle très actif, et qui vous a d'ailleurs décerné sa grande médaille Le Chatelier, a été pour vous le milieu idéal où vous trouviez réunis de grands responsables industriels avec des professeurs ou des chercheurs, pour une conversation féconde.

Vous avez lancé l'idée, avec le directeur de la métallurgie du C.E.A., Marc Salesse, des colloques annuels de Saclay qui, à la différence des réunions savantes habituelles, s'adressaient non seulement à un auditoire de spécialistes, mais à vos étudiants, lesquels étaient requis d'assister à ces mises au point et à ces débats entre professionnels. C'était à la fois le couronnement de leur scolarité, l'école de la vie... et l'occasion de connaître et de rencontrer ceux qui pouvaient devenir leurs futurs employeurs. Car vous vous êtes occupé personnellement de l'avenir de vos étudiants : au sortir de votre D.E.A. on ne connaît pas le chômage. Vos étudiants, comme vous-même, vont servir et s'engager. Ce contact personnel, vous l'avez déjà préparé tout au long de vos cours à la fois par vos qualités pédagogiques et par votre enthousiasme communicatif. Votre cours est clair, progressif, tiré à quatre épingles, le tableau noir se remplit peu à peu et l'œil peut y retrouver d'un regard le plan de l'exposé. Les travaux pratiques qui s'ensuivent en font en quelque sorte partie intégrante, ils sont contrôlés soigneusement par vous. Vous savez qu'en pédagogie, comme en architecture, « il n'y a pas de détails dans l'exécution». Mais votre enseignement n'est pas sec pour autant, vous aimez le contact humain, aussi bien avec votre classe d'étudiants que dans la fraternité des courses en montagne, ou dans celle des camps de votre jeunesse. Vous comprenez les jeunes, sans démagogie. Nul doute que vous savez leur communiquer vos enthousiasmes, et vos indignations aussi. Que de fois en effet, vous ai-je entendu fulminer des accusations contre l'inconscience ou l'incompréhension de certains dirigeants qui, en manquant les occasions, ruinaient les progrès, gaspillaient les atouts ou utilisaient imparfaitement les compétences de leurs chercheurs. Justes colères, saintes colères oserais-je dire, que nourrissait votre attachement à la France, à sa défense et illustration. Tout ce qui l'affaiblit intérieurement, tout ce qui voile son image extérieurement, vous fait mal. Vous avez beaucoup voyagé et contribué par ce moyen au rayonnement de notre pays. Qu'il me suffise de rappeler, en me limitant au domaine nucléaire, vos séjours en Argentine où la « Commission Nationale de l'Energie Atomique» vous avait choisi comme mentor pour lancer la recherche métallurgique. Vous ne vous êtes pas lassé de représenter notre pays en acceptant les invitations, les déplacements, en visitant les laboratoires étrangers où vous envoyiez vos élèves en stage. Votre engagement international en métallurgie nucléaire s'est traduit aussi par la fondation il y a 22 ans du journal international qui portait alors le double titre français et anglais : Journal des Matériaux Nucléaires-Journal of Nuclear Materials et dont vous avez été l'éditeur français pendant près de 20 ans.

L'épée que vous présentent vos amis est plus un symbole qu'une arme, mais ce n'est pas un symbole guerrier, ce n'est pas la Durandal du grand Roland lorsque, désespéré de la défaite des siens, il entailla les Pyrénées en y laissant la brèche célèbre. Laissez-moi y voir le symbole de la lutte courageuse que vous avez toujours menée ici et partout dans le monde au service de la recherche française, au service de la métallurgie française.


Allocution de
Monsieur RENÉ CASTRO
Directeur scientifique honoraire d'Ugine-Aciers

Messieurs les Présidents, Mesdames, Messieurs, Cher Professeur Lacombe

LES RAPPORTS ENTRE L'UNIVERSITÉ ET L'INDUSTRIE ont été, particulièrement dans notre pays, empreints depuis longtemps d'une certaine ambiguïté. L'Université, gardienne du savoir, dispensatrice des sanctions de la connaissance, trouvait essentiellement en elle-même les motivations de son activité et considérait avec réserve les incitations extérieures pouvant être suspectées de porter la marque du profit. A contrario, l'Industrie, gardienne, elle, du savoir-faire, donnait bien davantage de poids au pragmatisme qu'à la connaissance fondamentale et mettait en doute les avantages qu'elle pouvait tirer de la recherche de base. Il en est résulté en France, et ceci depuis le Moyen Age, un fossé entre le savoir dispensé par l'Université, et les besoins de la Nation, d'abord sur le plan des connaissances nécessaires à l'Agriculture, puis de celles demandées par l'Industrie.

D'où la création par les pouvoirs, dès le XVIe siècle, en dehors de l'Université, d'institutions telles que le Collège de France, le Muséum d'Histoire Naturelle, l'Ecole Normale, puis les «Grandes Ecoles» d'ingénieurs. C'est dans ces dernières qu'étaient enseignées les connaissances techniques et technologiques nécessaires à l'extraordinaire développement industriel qui s'ensuivit. Mais on s'aperçut dès le début du XXe siècle que la poursuite du développement technique se heurtait sur des points de plus en plus nombreux au mur représenté par la méconnaissance de bases de caractère fondamental, nécessaires pour le franchissement de nouvelles étapes. C'est alors que l'université et l'industrie commencèrent à tenter de mieux se connaître, l'une apportant des résultats de recherches de base, et l'autre montrant les domaines susceptibles d'applications ultérieures pouvant motiver de telles recherches. Ce fut la naissance de ce que l'on pourrait appeler la quête des interfaces entre le monde scientifique et le monde industriel.

Sans vouloir insister autrement qu'en les mentionnant sur des disciplines aussi importantes que la biologie et la chimie organique, je voudrais en venir immédiatement à la métallurgie, autrement dit à la chimie métallurgique et à la métallurgie physique. Comment ne pas être frappé par les très grands progrès faits dans cette direction sous l'égide de la grande figure que fut celle du professeur Georges Chaudron et sous celle de celui auquel nous rendons hommage aujourd'hui, le professeur Paul Lacombe. Plutôt que de passer en revue le nombre considérable de travaux qui sont la marque des efforts de Paul Lacombe pour promouvoir en métallurgie cette diffusion interfaciale entre les mondes scientifique et industriel en France, je voudrais tenter de souligner les caractères communs de ses efforts dans les différents plans dans lesquels il a pu les exercer, avec le succès que l'on sait. Ces plans sont ceux des hommes et ceux des domaines d'étude.

Ceux des hommes tout d'abord. Jusqu'au début de la seconde guerre mondiale, il était rare de voir de jeunes ingénieurs sortant des Ecoles compléter leur formation par une thèse scientifique. Aujourd'hui il n'en est plus de même, et Paul Lacombe a été l'un de ceux qui, dans le monde métallurgique, a le plus contribué à donner à déjeunes ingénieurs, destinés soit à la recherche industrielle, soit même à l'exploitation, une forme de pensée plus rigoureuse, ainsi que les bases scientifiques que ne dispense pas toujours une formation technique ou technologique. Et j'ai pu, au sein ou en dehors de ma Société, apprécier l'excellence des résultats obtenus. Mais c'est dans l'animation de cellules mixtes de réflexion et d'étude entre scientifiques et industriels — j'ai eu le plaisir et l'honneur d'appartenir à l'une d'elles — que s'est exercée avec bonheur son action patiente et tenace. Ainsi fut poursuivie une collaboration féconde entre les laboratoires du Centre de Recherches Métallurgiques de l'Ecole des Mines de Paris (où il succéda à mon excellent ami Charles Crussard), puis ceux du Centre d'Etudes Métallurgiques de Vitry, sous l'égide du Professeur Chaudron, et enfin ceux du Centre de Métallurgie Physique d'Orsay, avec des centres à caractère industriel tels que l'Institut de recherches de la Sidérurgie, les laboratoires de Péchiney à Chambéry puis à Voreppe, et enfin ceux d'Ugine et de Venthon. Du travail de ces cellules sortirent de nombreux résultats à caractère fondamental, lesquels eurent des retombées importantes dans des applications industrielles.

Ne quittons pas le plan des relations humaines sans mentionner une des activités qui lui ont le plus tenu à cœur, celle de l'Association pour le développement des études et recherches scientifiques auprès des Universités de la région parisienne (A.D.E.R.P.) dont un des fondateurs a été le professeur André Guinier. Cette association, à travers des réunions de haut niveau, des séminaires, des stages, la recherche de contrats d'étude sur des sujets d'intérêt commun entre scientifiques et industriels, non seulement en métallurgie, mais dans de nombreuses autres disciplines telles que l'électronique, la chimie et la biologie, représente une de ces interfaces actives dont nous avons parlé. Les contacts ainsi établis ont permis à Paul Lacombe des rencontres et des discussions avec les représentants des industries les plus diverses.

Rappelons maintenant quels sont les domaines d'étude dans lesquels s'est exercée son activité et celle de ses élèves et collaborateurs et qui ont été d'un intérêt exemplaire pour les métallurgistes industriels. Ils se caractérisent tout d'abord par leur polyvalence, car ils ont été relatifs à un grand nombre de métaux d'importance économique indiscutable. Je mentionnerai l'aluminium et ses alliages, les métaux ferreux et l'acier, l'uranium, le zirconium, le titane, le niobium, leurs composés et alliages, ceci dans des propriétés gouvernant leur transformation plastique, leurs caractères de surface, leur structure après déformation et après traitement thermique. Une description, même sommaire, de toutes les têtes de chapitre abordées me feraient trop largement sortir du cadre temporel dont je puis disposer. Mais je voudrais souligner, parmi tous ces domaines d'étude, quelle a été la marque personnelle que Paul Lacombe leur a apportée. Tout d'abord, la pluralité des familles de métaux auxquelles il s'est intéressé lui ont donné la possibilité de faire de fructueuses transpositions de l'une à l'autre, par opposition au caractère plus restreint de l'éventail des idées que peut utiliser un laboratoire métallurgique industriel, plus spécialisé par destination sur un nombre restreint de ces familles de métaux. Ensuite le caractère à la fois très novateur mais aussi traditionnel des méthodes d'étude qu'il a utilisées.

Caractère novateur: à titre d'exemple, aidé de collaborateurs de grande valeur, il a largement mis en application dans le laboratoire métallurgique les méthodes nucléaires, que cela soit pour des analyses superficielles ou massiques, ou l'étude de la diffusion par les radiotraceurs, où ses groupes d'étude font autorité. Et aussi des méthodes originales d'étude des textures de déformation qui ont permis des progrès certains dans des problèmes de mise en forme et de qualité de surface intéressant l'industrie.

Caractère traditionnel: à une époque où les jeunes — et aussi de moins jeunes — métallurgistes sont attirés par des techniques nouvelles, puissantes et fécondes mais onéreuses et lourdes, d'examen structural, Paul Lacombe a su préserver le caractère irremplaçable de la métallographie microscopique, sachant parfaitement que les linéaments d'un paysage ne s'appréhendent pas uniquement par une exploration à ras de terre, mais qu'il est essentiel de prendre fréquemment de la hauteur et qu'à cet effet l'examen microscopique classique du métal, qui a aujourd'hui parfois tendance à être négligé, reste une technique d'étude indispensable. Le vieux métallographe que je suis a particulièrement apprécié son souci constant à ce sujet.

En conclusion, je veux redire ici que le travail incessant qu'a poursuivi Paul Lacombe au cours de sa carrière, pour la formation de chercheurs plus complets sachant associer le fondamental et l'appliqué, pour la recherche d'un grand nombre de points de contact avec les industriels, afin de les rendre aussi perméables que possible à des idées communes, pour appuyer des recherches fondamentales dont les résultats font sortir la technologie de son empirisme, a suscité chez de nombreux industriels, parmi lesquels je suis heureux d'être, des sentiments de profonde estime, de reconnaissance, et aussi d'amitié.

Et que Paul Lacombe soit à l'honneur aujourd'hui ne peut que nous réjouir tous.


Allocution de
Monsieur JOSÉ PERO-SANZ
Professeur à l'Escuela Tecnica Superior de Ingenieros de Minas de Madrid

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Cher Professeur Lacombe,

ON DIT EN ITALIE que «le sang du soldat grandit le général». La phrase présente cette charmante ambiguïté, si chère aux latins. On ne sait pas si elle veut exalter le soldat pour son anonymat ou plutôt le général pour l'esprit qu'il a su transmettre à ses hommes. Dans des circonstances comme celle d'aujourd'hui, pour la cérémonie de remise d'une épée d'académicien au professeur Lacombe, je me plais à penser que la seconde est la bonne interprétation.

En effet, la valeur et la compétence du constructeur se mesurent à ses travaux, celle de l'ingénieur à ses réalisations et celle du maître, évidemment, à ses élèves. Bien que ce soit un lieu commun, et pour cela même, bien accepté en général, j'oserai contredire cette vieille conviction que les personnes passent et les œuvres restent. Je suis tout à fait convaincu que le professeur Lacombe continuera à développer pendant de nombreuses années encore son propre travail personnel et que ses travaux resteront. Mais, ayant apprécié moi-même ses qualités d'enseignant, je pense qu'il sera surtout satisfait de voir sa tâche prolongée par ceux auxquels il n'a pas seulement transmis la science mais a appris à la développer et à la répandre. Ceci pose, cependant, un problème non négligeable quand il revient au disciple — comme c'est mon cas — de rendre hommage à l'un de ses maîtres en évoquant ses relations avec l'étranger: on court le risque de tomber dans une fausse modestie qui finirait par diminuer les mérites du professeur.

Le plus grand écrivain de ma patrie — Cervantes — faisait dire à son personnage le plus génial la réflexion suivante : « Pour certains, le plus grand péché des hommes est l'orgueil, moi je dis que c'est l'ingratitude ». De nombreux anciens disciples étrangers du Professeur Lacombe éprouvent les mêmes sentiments. Je ne voudrais donc pas que mes paroles viennent exprimer un pauvre éloge ou qu'elles prennent un aspect préférentiel en mentionnant seulement ses disciples espagnols parmi lesquels figurent des personnalités telles que M. José Verdeja, mon collègue ici présent, qui m'a succédé comme Professeur titulaire de la chaire de métallurgie à l'Université d'Oviedo quand je suis devenu titulaire du même poste à l'Ecole des Mines de l'Université de Madrid; M. Juan Villate, directeur du département contrôle de qualité de la Société Sener en Espagne; M. José Mallen-Herrero, directeur scientifique de la société Coflexip; M. Gustav Ferran, professeur à l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, et M. R. Fernandez-Martinez, chef du département mécanique de la centrale nucléaire d'Almaraz, parmi d'autres. D'autre part, je pense que c'est ce que l'on attend de celui qui a été invité à parler au nom des anciens élèves étrangers du professeur Lacombe.

Je passerai donc à la dimension, pour ainsi dire, plutôt quantitative : à la projection universelle du maître qui s'étend à de nombreux pays répartis sur les cinq continents: Japon, Australie, Suisse, Espagne, Pologne, Portugal, Danemark, Union des Républiques Socialistes Soviétiques, Inde, Etats-Unis d'Amérique, Canada, Argentine, Brésil, Maroc, Egypte, Algérie, Tunisie, etc.. En fin de compte, Hegel avait déjà fait remarquer le sens qualitatif profond que comprend la quantité.

Certains de ses disciples étrangers ont développé leur activité en tant que professeurs d'enseignement supérieur dans divers pays. Citons MM. Masaru Goto, professeur à l'Université d'Oîta, Japon; K. Ono, professeur à l'Université de Kyoto; Niels Hansen, directeur du département matériaux, Riso National Laboratory, Roskilde, Danemark; El Hachmi Essadiqi, chef du département matériaux et professeur à l'Ecole Nationale des Industries Minérales, Rabat; Aurel Berghezan, professeur et directeur du laboratoire de Métallurgie Physique de l'Université de Louvain-la-Neuve ; John Daniel, vice-recteur de l'Université Concordia (Montréal) ; José Pero-Sanz, professeur à l'Ecole des Mines de Madrid; José Verdeja, maître de conférences à l'Ecole des Mines d'Oviedo; Christovam Paes de Oliveira, directeur de l'Ecole des Mines d'Ouro Preto (Université fédérale d'Ouro Preto, Brésil); Walter Dornelas, professeur à l'Ecole des Mines d'Ouro Preto; José Emmanuel Lopes-Gomes, professeur à l'Ecole des mines d'Ouro Preto, Brésil; Osmar Ferreira et M. Paula da Silva, professeurs à l'Escola de Engenharia, Université fédérale de Minas Gérais, Belo Horizonte (Brésil).

D'autres dirigent des organismes ou des sociétés privées, comme MM. Takeshi Okada, directeur de la division engineering, branche énergie nucléaire de Kobe Steel Ltd, Tokyo; Masanori Kawahara, chef de la division essais mécaniques et fatigue du centre de recherches de Nippon Kokan Steel à Yokohama; Gaunkar Prabhu, chef du département métallurgie, Cie Midhani, Hyderabad, Inde; C. Brichet, chef du laboratoire d'Alumium-Suisse à Chippis, Suisse.

Nombreux sont ceux qui exercent une activité professionnelle de recherche à l'étranger et qui sont venus au laboratoire du professeur Lacombe pour des stages de 2 à 3 ans. Je pense par exemple aux chercheurs de la « Comision Nacional de Energia Atomica » de Buenos Aires: M. et Mme C. Labanatti, M. Eduardo Garcia, M. et Mme Ovejero-Garcia, M. Pochettino; aux chercheurs ou enseignants venus d'Afrique du Nord dans le cadre de conventions officielles d'assistance scientifique, tels que M. Loudjani, M. Khalfalla et M. Chari, de l'Université de Constantine ; M. Manoubi de l'Université de Tunis ; M. Orabi de l'Université du Caire.

A cette évocation d'élèves, d'étudiants ou de chercheurs étrangers, il faut ajouter les chercheurs confirmés, ou plus âgés, qui sont venus au laboratoire du professeur Lacombe pendant leur année sabbatique, comme MM. François Morin de l'Hydro-québec (Canada); le Professeur Lewis Keys de l'Université de New Kensington (Australie); le professeur Karl Aust de l'Université de Toronto; le Dr. Aladjem du Centre de l'Energie Atomique de Beer Shiva (Israël); le Dr. Jasienski de l'Institutde recherches métallurgiques de l'Académie Polonaise des Sciences à Cracovie; le Professeur Iwo Polio de l'Université de Lublin (Pologne).

Je commettrais une grave injustice si je prétendais résumer pendant les quelques minutes qui me sont données — et déjà presques passées — le rôle joué par le professeur Lacombe dans les institutions étrangères dès la date, déjà lointaine (1957), où il fut invité, avec un collègue britannique, le Professeur R.W. Cahn, à organiser le laboratoire de métallurgie de la toute nouvelle « Comision Nacional de Energia Atomica » en Argentine, ou lorsqu'il fut invité par le professeur Alex Troiano à occuper, pendant quatre mois, une chaire de métallurgie créée au Case Institute of Technology de Cleveland par l'une des principales sociétés sidérurgiques américaines, la Republic Steel Co.

Un témoignage enfin de l'intérêt de contacts permanents avec les instances internationales est l'action menée dans le cadre de la Fédération Européenne de la Corrosion où il a succédé à son maître, le Professeur G. Chaudron, Membre de l'Institut, comme membre représentant de la France au sein du Comité scientifique de cette fédération. Cette appartenance à ce comité depuis plus de dix ans lui a valu sans doute les suffrages de l'«International Corrosion Council» qui l'a élu son président pour la période 1980-1984.

Je renonce à aller plus loin dans le rappel des actions menées par le professeur Lacombe dans les institutions étrangères, et je concluerai en exprimant ma reconnaissance. Je voudrais dédier au professeur Lacombe la suite des paroles de Cervantes : « Moi donc, reconnaissant des services qui m'ont été faits, j'offre ce que je peux et ce que j'ai de ma récolte».

Le gentilhomme de la Mancha offrait la force de sa lance comme témoignage de gratitude. L'épée que nous remettons aujourd'hui au professeur Lacombe est un symbole de l'amitié professionnelle et humaine qui lie le professeur et ses élèves depuis tant d'années. Je suis heureux que la lame d'épée que tient le nouvel académicien — offerte par ses élèves espagnols — provienne des forges de Tolède et qu'elle ait acquis ses propriétés métallurgiques par trempe dans les eaux du Tage.

La poignée est française, ce qui signifie «lucidité». Et la main qui la maniera a démontré qu'elle ne saurait s'en servir que pour des hauts faits généreux, comme celui de l'enseignement dispensé sans limite de frontières.


Allocution de
Monsieur GÉRARD BERANGER
Professeur à l'Université de Technologie de Compiègne et à l'Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires

Cher Monsieur Lacombe, cher Patron,

J'HÉSITE A FAIRE UN CHOIX entre ces deux termes car je ne sais lequel des deux traduit le mieux la réalité des relations entre vous et nous vos élèves. Comme vous, nous sommes très attachés à celui de Patron mais pourtant, dans nos relations, nous avons toujours employé le premier: s'il est certes plus familier, il est toutefois empreint de respect et d'affection et traduit mieux le vrai climat de travail que vous avez toujours su créer autour de nous, à savoir une ambiance chaleureuse, confiante et amicale, pour ne pas dire affective, telle qu'on la rencontre au sein d'une famille.

Si je tiens à insister sur la nature et sur la qualité de nos relations, c'est que je crois que cela éclaire la forme même des travaux effectués sous votre direction. Ce contact étroit que vous suscitez dans les relations humaines, vous le préconisez aussi dans l'approche expérimentale; combien de fois ne nous avez-vous conseillé d'observer le plus directement possible les faits expérimentaux sans avoir recours à des systèmes ou à des appareils plus ou moins complexes ou encore à des traitements informatisés de données qui, selon vous, auraient pu risquer, dans un premier temps, de nous couper de la réalité métallurgique. Vous ne négligez certes pas l'apport de techniques modernes et il suffit pour s'en convaincre de consulter la liste des travaux que vous avez dirigés. En fait, je pense que vous craigniez de nous voir absorbés par une méthodologie parfois lourde et accaparante, et d'oublier ainsi les faits expérimentaux, voire les objectifs initiaux. Les plus anciens de vos élèves se souviennent encore du caractère artisanal de certains montages ; la cause en était peut-être budgétaire mais elle servait vos objectifs, car, vous méfiant des appareils tout faits, vous pensiez avec raison que cela nous obligeait à concevoir et à réaliser nous-mêmes, avec l'aide complice du personnel de l'atelier, des montages, qui, pour être simples, n'en étaient pas moins performants.

Dans le même esprit, vous nous avez souvent mis en garde contre une approche purement théorique de la science métallurgique, ajoutant avec humour que vous préfériez « un bon coup d'œil à une mauvaise théorie», ceci afin de nous inciter à observer la structure et, d'une façon générale, à déterminer les caractéristiques du matériau étudié pour confirmer ou infirmer les déductions parfois trop hâtives de nos exercices purement théoriques.

Cette solide tradition, façonnée au cours de nombreuses années, vous la teniez vous-même de votre maître, le Professeur Chaudron, et vous avez su la développer encore pour nous la transmettre. Tous vos travaux sont empreints de ce souci constant de la caractérisation structurale et analytique des matériaux et pour ce faire, vous avez toujours été attentif aux progrès nécessaires pour améliorer la méthodologie correspondante. Je ne me risquerai pas à faire une enumeration exhaustive des méthodes au développement desquelles vous avez amené vos élèves à contribuer de façon fructueuse ; cette liste serait longue et je craindrais de faire des oublis; j'en citerai seulement quelques-unes à titre d'exemples : la diffraction des rayons X et ses applications à l'étude de la polygonisation et de la recristallisation notamment, l'utilisation des radiotraceurs, la diffusion sous champ électrique et son application à l'électrotransport, la microscopie électronique à transmission y compris la micros-copie à haut voltage et son application à l'étude des défauts et de la structure fine des joints de grains ainsi qu'aux ségrégations qui leur sont associées, l'autoradiographie à haut pouvoir de résolution, la détermination des textures en système tridimensionnel pour expliquer le comportement anisotrope des matériaux et son application à la mise en forme, l'analyse des surfaces par spectroscopic d'électrons, par analyse ionique secondaire ou par microanalyse nucléaire, et tout récemment encore la microempreinte Baumann.

Cette enumeration, bien qu'incomplète, montre le spectre très large de la culture métallurgique que vous vouliez transmettre à vos élèves; elle montre aussi votre souci d'une approche pluridisciplinaire. En effet, si pour des raisons de commodité administrative, la métallurgie est placée soit en chimie, soit en physique, vous avez voulu montrer qu'elle est en fait une science, et même un art avez-vous souvent dit, science située au carrefour de plusieurs disciplines, ce qui rend ô combien ! difficile la formation en ce domaine. C'est pour cette raison que vous avez toujours, dans un esprit d'ouverture, incité vos élèves à collaborer avec des chimistes, des physiciens et des mécaniciens. Diversité des méthodes mais aussi diversité des thèmes de recherche qui vous a permis, à la suite de votre départ du Centre d'Etudes de Chimie Métallurgique de Vitry, de développer le Centre de Recherches Métallurgiques de l'Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris puis de créer le Laboratoire de métallurgie physique au Centre d'Orsay de l'Université Paris XI, tout en contribuant à l'essor du Laboratoire de métallurgie de l'Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires à Saclay. Je ne peux dans le temps imparti dresser ici une liste des thèmes de recherche que vous avez traités tant celle-ci serait longue, vos activités embrassant à la fois la métallurgie physique, chimique et mécanique.

Soucieux de maintenir un haut niveau de qualité des recherches qui valait à votre laboratoire d'être associé au C.N.R.S., vous défendez simultanément les relations université-industrie. Cela vous obligeait d'être à l'écoute constante des grands secteurs industriels tant dans le domaine de l'élaboration et de la transformation des métaux que dans celui de leur utilisation, en aéronautique par exemple, ou encore pour la production ou l'utilisation de l'énergie. C'est ainsi que dans votre laboratoire ont été étudiés, outre des matériaux plus traditionnels comme les aciers ou les alliages légers, des matériaux dits de pointe comme certains aciers spéciaux et aciers à hautes caractéristiques mécaniques, des alliages réfractaires ou encore des métaux dits exotiques comme le zirconium, l'uranium, le niobium, le molybdène et plus récemment le titane sans oublier, bien sûr, d'autres matériaux comme les oxydes.

Cette diversité des thèmes, des méthodes, des matériaux était très enrichissante pour vos chercheurs. Ils étaient, de ce fait, incités à sortir du laboratoire pour rencontrer d'autres spécialistes dont les motivations étaient souvent différentes des leurs et pour confronter leurs idées. Cette formation par la recherche que vous avez préconisée très tôt et que vous avez toujours défendue, trouvait là tout son sens et permettait à un étudiant ou à un jeune chercheur, au cours de plusieurs années de travail sous votre direction, d'acquérir l'expérience, la méthode d'approche, en un mot, le métier qu'il pouvait mettre à profit dans sa carrière ultérieure. Votre but était parfaitement justifié et votre entreprise couronnée de succès si l'on en juge par la carrière brillante d'un bon nombre de vos anciens élèves qui se sont orientés vers l'industrie après leur passage dans votre laboratoire.

J'aurai garde bien sûr de ne pas oublier votre attachement très fort à l'enseignement. Pour vous, cette forme noble de l'activité dans l'enseignement supérieur est non seulement indissociable de la recherche mais lui est indispensable. « Acquérir la connaissance c'est bien, la transmettre ensuite c'est mieux». Telle pourrait être la devise que vous avez mise en pratique et de brillante façon. Vous avez souvent insisté sur l'intérêt de l'enseignement pour remettre en cause les idées, ce qui est une source féconde de créativité ; ce caractère dynamique de l'approche scientifique permet de rester jeune, dites-vous. C'est pour cela que vous nourrissez une grande passion pour la transmission du savoir, que ce soit en formation initiale, en formation spécialisée ou encore en formation continue. Votre réputation de brillant conférencier vous a toujours valu un public fourni et attentif dans vos exposés magistraux qui ont profondément marqué vos élèves. Parmi les nombreuses conférences que vous avez données en métallurgie physique, j'en citerai seulement deux à titre d'exemple que nous avons tous présentes en mémoire : celle sur la recristallisation et celle sur le fluage. En vous écoutant, nous avons été et sommes toujours fortement impressionnés par votre esprit d'analyse et de synthèse, et nous avons pris conscience du chemin qu'il nous restait à parcourir pour tenter d'acquérir une telle maîtrise dans l'exposé d'un sujet. Très récemment encore, nous sommes quelques-uns à avoir assisté, dans le cadre d'une Ecole d'été sur la corrosion électrochimique, à vos cours où vous nous avez montré une nouvelle fois votre sens de la pédagogie, servie par une maîtrise irréprochable dans l'exécution de diagrammes complexes au tableau, maîtrise que vos élèves vous envient. Nous connaissons vos dons affirmés pour le dessin, dons qui auraient peut-être pu orienter différemment votre carrière ; nous espérons que vous pourrez mettre à profit la période, en principe plus quiète, de votre retraite pour vous livrer à cette autre forme d'expression et de création, où nous ne doutons pas que, là aussi, vous vous exprimerez de façon brillante et affirmée.

Devant un tel exemple, quelques-uns de vos élèves se sont orientés vers l'enseignement et vers la recherche, dans les écoles d'ingénieurs ou dans les universités; nous savons que cela vous a rempli de joie, même si par simple pudeur ou par modestie, vous n'avez pas voulu vous en prévaloir.

Le souci de pluridisciplinarité, vous l'avez aussi traduit dans le recrutement de vos élèves : leurs origines étaient très variées, que ce soit les écoles d'ingénieurs ou les universités. Vous avez toujours défendu l'idée de l'intérêt de cette confrontation de formation, d'idées, voire de croyances. Cette grande variété de recrutement se retrouvait aussi sur le plan international; votre réputation dans les pays étrangers, proches ou lointains, ainsi que vos nombreux voyages, entraînaient un afflux d'élèves étrangers qui venaient enrichir l'équipe en place.

Vos élèves sont ainsi très nombreux puisqu'on en compte environ cent cinquante —je ne citerai donc pas leurs noms —; ils sont répartis dans le monde entier et leurs rencontres, forcément peu nombreuses, ont conservé cette richesse de contact que vous avez insufflée. Il est bien rare, pour ceux d'entre nous qui ont eu la chance de vous accompagner dans certains de vos voyages, de ne pas avoir participé à l'une de ces rencontres que vous provoquez avec toujours beaucoup d'attention et de fidélité. Tous ces élèves se sentent les membres d'une même famille. Ce caractère familial, vous avez su le créer et le maintenir au sein des équipes ou des laboratoires que vous avez animés et dirigés. Vous étiez très attentif aux problèmes de chacun, sachant apporter au moment opportun le réconfort et l'encouragement dans les moments difficiles ; vous saviez aussi maintenir l'effort pour ne pas risquer de se relâcher aux premiers succès d'une recherche, montrant par l'exemple que c'est grâce à un travail constant que l'on peut apporter une contribution efficace en recherche ; ce souci de l'effort régulier et soutenu sur les pentes parfois arides de l'activité-recherche, peut-être en avez-vous trouvé la source dans votre attirance pour les montagnes pyrénéennes évoquées par M. Grison. Ce contact permanent avec les chercheurs vous a demandé une grande disponibilité physique et d'esprit; vous avez eu de ce fait des horaires que je qualifierais de « souples », qui empiétaient bien souvent sur le temps de votre vie familiale. Nous en sommes en partie responsables ; qu'il nous soit permis aujourd'hui, de prier votre épouse de nous en excuser et de lui dire combien ce temps précieux que vous avez généreusement consacré à vos «fils spirituels», c'est ainsi je crois que vous nous appelez, Madame, leur a été utile. Combien de fois avez-vous regretté que la durée d'une journée ne soit que de vingt-quatre heures. Est-ce pour tenter d'agir sur le temps que vous nourrissez une passion, me permettez-vous de la révéler, pour les cadrans solaires ?

Le sens de la qualité du contact dans les relations humaines, vous le manifestez en particulier dans l'art épistolaire; nous avons tous de vous l'image de quelqu'un écrivant des lettres nombreuses et riches, mettant même à profit les dernières minutes d'attente dans un aéroport avant le départ d'un avion pour terminer un courrier.

Entraîneur d'hommes, vous l'avez été tout au long de votre carrière dans différentes activités, jusques et y compris dans les présidences de sociétés savantes et d'associations auxquelles vous avez imprimé un dynamisme contagieux. Vous avez su, et vous savez encore, vous entourer de gens qui, conquis par votre exemple, se plaisent à se compter parmi vos proches collaborateurs.

Avant de conclure, je voudrais vous dire combien j'ai personnellement apprécié et combien j'ai profité et je profite encore de ces nombreuses années de collaboration sous votre direction éclairée. J'ai eu le privilège, avec quelques-uns de mes collègues et amis, d'être le témoin de votre contribution efficace à l'édification de la métallurgie physique et structurale moderne, qui fait reconnaître en vous un chef de file et un maître à penser. Nous essaierons à notre tour, grâce à vos conseils judicieux, que nous sollicitons encore, de prolonger votre œuvre scientifique et pédagogique.

Nombreux sont vos élèves ici présents aujourd'hui pour vous témoigner leur gratitude; certains sont même venus de pays lointains. J'ai l'agréable mission, au nom de nous tous, qui avons eu la chance de profiter de votre expérience et de votre enseignement sous votre direction attentive, de vous exprimer notre joie et notre affectueuse sympathie au cours de cette cérémonie solennelle de remise de votre épée d'académicien et de vous dire combien nous somme fiers de vous avoir pour Patron.



Jacques Bénard remet l'épée d'académicien à Paul Lacombe

Allocution de
Monsieur JACQUES BÉNARD
Membre de l'Académie des Sciences,
Président de la Fondation de la Maison de la Chimie

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

IL Y A MAINTENANT PLUS DE CINQUANTE ANS, deux jeunes étudiants franchissaient chaque jour le porche de l'Institut de Chimie de Lille. Ils se connaissaient encore peu car une légère différence d'âge les avait orientés dans des promotions différentes, mais ils devaient très rapidement nouer des relations amicales plus étroites, ayant décidé l'un et l'autre de préparer une thèse de Doctorat dans le laboratoire du même Maître qui régnait alors avec éclat sur la chimie lilloise. A dire vrai, nos deux candidats au Doctorat auraient été bien étonnés si quelqu'un leur avait prédit qu'ils seraient placés, un demi-siècle plus tard, dans la situation où Paul Lacombe et moi-même nous trouvons aujourd'hui.

Mon Cher Ami,

C'est à moi que tu t'es adressé pour dévoiler et décrire l'épée symbolique que tes collègues, tes élèves et tes amis ont tenu à t'offrir en consécration de ton élection à l'Académie des Sciences. Cette tâche me sera facile car j'ai suivi pas à pas depuis un demi-siècle toutes les étapes de ta carrière qui sont évoquées sur cette œuvre d'art due au talent de Monsieur Maréchal. Elle le sera d'autant plus que, ce faisant, j'aurai le sentiment de payer un tribut à notre longue amitié.

Bien que dans une épée la partie la plus importante soit, me semble-t-il, la lame, je me conformerai à l'usage en pareille matière qui veut que l'on décrive tout d'abord la poignée. C'est là en effet que se concentrent la valeur symbolique et la qualité artistique de l'œuvre. Sur la garde de cette poignée tout d'abord, trois motifs sont gravés qui évoquent les trois périodes principales de ta vie scientifique et universitaire.

Le premier de ces motifs est une fleur d'iris en évocation des armes de la ville de Lille où tu vécus de longues années comme enfant, comme étudiant et enfin comme chercheur. Homme du Nord, tu es toujours resté attaché à cette ville. Je sais

que tu te plais à évoquer en particulier les années passées au laboratoire de notre Maître, dans des conditions matérielles qui feraient sourire nos jeunes candidats au doctorat d'aujourd'hui, mais où l'enthousiasme et le goût de l'effort compensaient dans une certaine mesure l'insuffisance des ressources.

Le second motif que je vois gravé sur la garde est celui d'une lampe de mineur traditionnelle associée à deux marteaux entrecroisés. Ce sont les armes de l'Ecole des Mines de Paris où tu fus à la fois, comme vient de nous le rappeler Charles Crussard, professeur et directeur du Centre de Recherches Métallurgiques. Ce fut pour toi une période de production scientifique intense au cours de laquelle tu pus constituer une équipe de collaborateurs dynamiques dont la plupart devaient faire par la suite de très belles carrières, aussi bien dans l'industrie que dans la recherche. Il est permis de souhaiter qu'à l'avenir un certain nombre de jeunes mineurs retrouvent une vocation de métallurgistes, discipline hélas délaissée par les élèves de nos «Grandes Ecoles», pour le plus grand dommage de notre industrie.

Le troisième motif représente les armes d'Orsay. De cette université où tu créas ce Laboratoire de Métallurgie Physique associé au Centre National de la Recherche Scientifique, dont la réputation devait rapidement s'étendre bien au-delà de nos frontières. Cette Université où tu devais mettre en place des enseignements de deuxième et de troisième cycles dont notre confrère André Guinier a évoqué il y a quelques instants le succès et dont nous sommes nombreux à souhaiter qu'ils survivent avec le même éclat après ton départ.

Sur le pommeau sont gravées deux structures cristallogra-phiques qui rappellent les importantes recherches que tu as accomplies sur des métaux qui furent qualifiés à une certaine époque d'exotiques mais qui ont trouvé depuis de nombreuses applications, en particulier dans l'aéronautique et dans le nucléaire. L'une est la maille hexagonale du titane et du zirconium, l'autre est la maille orthorhombique de l'uranium alpha. Ces gravures témoignent du rôle que tu as joué tant au Commissariat à l'Energie Atomique qu'à l'Institut des Sciences et Techniques Nucléaires où tu as participé à la formation de nombreuses générations d'ingénieurs dans cette spécialité. Monsieur Emmanuel Grison nous a rappelé il y a un instant ce que fut ta contribution au sein de ces deux institutions.

J'en viens à la fusée qui est, je me permets de le rappeler aux non initiés, la partie centrale dont la main se saisit pour brandir l'épée. J'y vois une très belle représentation micrographique de deux phénomènes dont tu as contribué à élucider le mécanisme: la formation des figures de corrosion et celle des lignes de glissement dans l'aluminium. Il est difficile d'imaginer, avec les moyens techniques raffinés dont disposent aujourd'hui les chercheurs, le tour de force que représentait l'obtention de ces belles images, riches d'enseignements. Tour de force d'autant plus méritoire qu'il était réalisé au laboratoire de Vitry du C.N.R.S. à une époque — la guerre venait de s'achever — où les conditions de travail étaient particulièrement précaires. Ne fallait-il pas entre autres travailler la nuit pour échapper aux coupures de courant qui rendaient l'expérimentation impraticable dans la journée.

L'écusson, lui aussi, nous rappelle combien fut capitale à cette époque ta contribution à la connaissance des propriétés de l'aluminium. Le graveur y a en effet reproduit avec fidélité ce que l'on a appelé la «polygonisation» des cristaux de ce métal sous l'effet de certains traitements thermiques et mécaniques. Tu as décrit pour la première fois avec précision les conditions d'apparition de ces sous-structures légèrement désorientées qui faisaient à cette époque l'objet de vives controverses et dont les conséquences sur le plan technique sont nombreuses. Il m'est agréable de rappeler que notre confrère André Guinier et Charles Crussard ici présents avaient pu apporter de leur côté par des méthodes indépendantes une contribution importante à la connaissance de ce phénomène.

Après tous ces témoignages de ton œuvre scientifique, deux traits de ta personnalité que tes amis connaissent bien sont évoqués sur cette belle œuvre d'art.

Le premier de ces traits est ton attachement à ta famille que tu as voulu voir associée d'une manière tangible à cette manifestation. Je vois donc gravés sur la tranche de l'écusson les noms de ta femme et de tes six enfants. Nous nous réjouissons de les voir tous rassemblés autour de toi aujourd'hui.

Le second de ces traits est ton amour de la montagne que tu as voulu voir évoqué par une gentiane bleue représentée sur le bouton de chape avec un art consommé. Dois-je avouer que si je devais donner ma préférence à l'un de ces symboles, c'est celui-ci que j'élirais. Il est vrai que nous avons sillonné bien souvent ensemble ces sommets pyrénéens et que d'innombrables souvenirs communs nous y attachent.

Reste la lame, cette lame dont je disais il y a un instant qu'elle est la partie essentielle de l'épée. Contrairement à l'usage, elle aussi nous adresse un message. Ce message, c'est celui de tous ceux qui, au delà de nos frontières, ont tenu à s'associer à cette manifestation. Tes collègues espagnols ont voulu en effet, comme nous l'a expliqué le professeur Pero-Sanz, concrétiser leur admiration en faisant élaborer cette lame de Tolède, trempée m'a-t-on dit dans l'eau du Tage. C'est là, à coup sûr, une garantie de qualité que le métallurgiste que tu es saura apprécier à sa juste valeur.

Il me reste à te remettre cette épée au nom de tous ceux qui ont tenu à s'associer à cette manifestation.


Réponse
de
Monsieur PAUL LACOMBE

Monsieur le Président,

C'EST TOUT D'ABORD A VOUS-MÊME que j'adresserai mes remerciements pour avoir bien voulu accepter de présider cette cérémonie. Bien que vous ayez quitté la Présidence de l'Académie en janvier dernier pour la céder au professeur Jean Bernard, j'ai tenu à vous prier de présider cette cérémonie à un double titre. Tout d'abord c'est sous votre présidence que j'ai été intronisé officiellement sous la Coupole le 21 juin 1982. En second lieu, j'ai été votre collègue à l'Université Paris-Sud. Mais encore vous avez été Directeur général du C.N.R.S. à qui je dois tant. Le C.N.R.S. m'a en effet permis aussi bien au Centre de recherches de l'Ecole des Mines de Paris de 1952 à 1971 qu'à Orsay de 1972 à 1980, de développer une équipe de recherches en m'apportant l'appui moral et financier dont bénéficie tout laboratoire ayant acquis le statut de laboratoire associé au C.N.R.S. C'est un label de qualité auquel la communauté scientifique attache une importance justifiée. Que le C.N.R.S. en soit remercié à travers votre personne.

Mes chers confrères et collègues, Mes chers collaborateurs et amis,

Je vous dois d'abord des explications sur l'origine de cette cérémonie, à laquelle je n'avais pas pensé dans l'euphorie qui a suivi mon élection. J'avais déjà été gâté par mes collaborateurs qui en octobre 1980, un mois après ma mise à la retraite, avaient organisé une soirée mémorable dans les salons de l'U.N.E.S.C.O. où se retrouvèrent plus de cent de mes collaborateurs, anciens ou plus jeunes.

Deux jours après mon élection, M. José Mallen-Herrero, l'un de mes tout premiers étudiants du D.E.A., avec sa vivacité toute espagnole me téléphona : «Vos élèves espagnols ont décidé de vous offrir votre épée d'académicien». Tout ému de cette proposition si spontanée, je repris vite mes esprits en objectant que mes amis et collègues métallurgistes français pouvaient aussi bien me proposer de tremper une belle lame d'acier qui sans doute n'aurait pas le caractère aussi prestigieux d'une lame de Tolède trempée dans le Tage. Réponse de mon ami espagnol: «Eh bien, dans ces conditions, nous vous offrirons une épée historique du XVIIe siècle». Grave dilemme, je ne me voyais pas brutalement transformé en hidalgo ou en conquistador du siècle d'or, l'Académie des Sciences étant une confrérie bien pacifique. Finalement nous nous mîmes d'accord sur un compromis, la lame serait bien espagnole et la garde serait française. Et voici pourquoi nous sommes réunis aujourd'hui.

Mais abordons le vif du sujet. C'est le devoir du récipiendaire de prononcer la dernière allocution d'une telle cérémonie. Devoir agréable et redoutable à la fois. Redoutable car il s'agit de « passer la rampe » devant un public bien plus impressionnant que celui d'un amphi d'étudiants. Public constitué d'abord par quelques personnalités les plus prestigieuses des milieux scientifiques, des grands Corps de l'Etat et de l'Industrie. Public plus familier est celui de ses anciens ou plus jeunes collaborateurs ou étudiants, de ses amis ou de ses plus proches parents.

La diversité de l'assistance rend d'autant plus difficile la charge du récipiendaire qui se doit, second devoir, de remercier chaleureusement tous ceux qui ont permis d'organiser cette cérémonie. A tout seigneur, tout honneur, mes premiers remerciements iront à mes confrères de l'Académie et à quelques collègues universitaires qui ont accepté de constituer le Comité d'Honneur. Je leur dois beaucoup dans mon élection, soit qu'ils m'aient rendu les plus grands services au cours de ma carrière, soit qu'ils m'aient témoigné de leur intérêt pour mes travaux au moment de mon élection. En second lieu je tiens à remercier les nombreux collègues universitaires ou industriels qui ont accepté de faire partie du Comité de Patronage et apporté leur généreuse contribution à la souscription.

En fait, cette élection, je la dois davantage qu'à mes mérites, à la «baraka», à la chance qui m'a suivi tout au long de ma carrière. Permettez-moi d'en évoquer quelques exemples.

Ma première chance fut celle d'avoir des parents très unis d'une part et larges d'esprit d'autre part. En effet, mon père avait tenu à ce que j'obtienne mon diplôme d'ingénieur chimiste de l'Université de Lille pour lui succéder à la tête d'un laboratoire d'analyses industrielles créé en 1870 par mon grand-père paternel. En dépit de mon horreur pour la chimie, je voulais en effet me diriger vers les Beaux-Arts, j'obtempérai et je sortis même major de l'Institut de Chimie qui était dirigé par un tout nouveau professeur, mon regretté maître G. Chaudron. Celui-ci, à ma sortie de l'école, me proposa la préparation d'une thèse de doctorat. Cruel dilemme résolu heureusement par une intervention directe de M. Chaudron qui convoqua mon père et moi-même. Je me rappellerai toujours cette entrevue dans le bureau directorial de M. Chaudron qui en préambule nous montra avec fierté des souvenirs historiques laissés par un illustre prédécesseur, Louis Pasteur. Ces souvenirs étaient des ampoules de verre scellées sous vide par Pasteur lui-même, contenant des cultures microbiennes afin de prouver l'arrêt de leur prolifération à l'abri du milieu ambiant. Ce fut un désavœu magistral de la théorie de la génération spontanée.

Mon père se laissa ensuite facilement convaincre et abandonna son rejeton à la direction d'un tel Maître pour la préparation d'une thèse qui lui assurerait un avenir prestigieux, celui d'entrer par la «grande porte dans l'industrie». Je compris plus tard qu'il y avait d'autres voies possibles. Mais ceci est une autre affaire.

Ainsi j'entrais fin 1932 dans les laboratoires de recherche du professeur Chaudron, terme bien pompeux pour des locaux antiques et vénérables, la moitié de l'équipe travaillant dans les sous-sols, pour ne pas dire les caves, de l'Institut de Chimie. Je ne puis évoquer ces premières années de recherche sans une certaine nostalgie. En dépit, et sans doute en raison des moyens financiers et expérimentaux dérisoires comparés à ceux dont disposent actuellement nos jeunes chercheurs, ces premières années de recherche furent décisives pour ma carrière tant sur le plan scientifique qu'humain. Les difficultés matérielles renforçaient la volonté de toute l'équipe, dirigée par un Patron dynamique, d'aboutir en consentant de passer samedis et même certains dimanches au laboratoire. Cette ambiance de travail eut d'autres conséquences : c'est de nouer des liens d'amitié qui ne se sont pas relâchés au fil des années. C'est avec émotion que je rappellerai les noms de certains de mes collègues comme Faivre, Hérenguel, Herzog, Lucas, Michel et mon confrère Bénard.

La guerre survenue en septembre 1939 dispersa toute cette équipe au moment même où je m'apprêtais à soutenir ma thèse. J'échappai par une nouvelle chance à la tuerie d'un combat de chars sur la Somme le 6 juin 1940 où je fus emmené prisonnier en Allemagne puis libéré en avril 1942. Je retrouvai mon Patron et quelques-uns de mes amis antérieurs au Laboratoire de Traitements Chimiques de Vitry-sur-Seine devenu depuis le Centre d'étude de Chimie Métallurgique de Vitry-sur-Seine, l'un des plus importants laboratoires de métallurgie du C.N.R.S. Là encore, en dépit des difficultés créées par l'occupation allemande, d'avril 1942 à 1945, les quelques chercheurs rassemblés par M. Chaudron ne ménagèrent pas leur temps, les restrictions d'électricité nous obligeant à travailler plusieurs nuits chaque mois. Nuits particulièrement fécondes, passées dans les sous-sols du laboratoire pour faciliter le black-out, autour d'un vénérable microscope Leitz. Que d'heures passées à l'oculaire du microscope qui me conduisirent dans le silence de la nuit, du moins si celle-ci n'était pas brutalement interrompue par les bombardements aériens de l'aéroport voisin d'Orly, à la découverte de la polygonisation de l'aluminium avec mon premier collaborateur Louis Beaujard.

Une nouvelle chance s'offrit apparemment à moi en 1951 quand Georges Delbart, directeur de l'I.R.S.I.D., m'offrit la direction d'un Institut de recherches sidérurgiques créé à Sarrebrück par la sidérurgie française à l'époque où l'on espérait que la Sarre se prononcerait pour un rattachement à la France. Je dois confesser que cette proposition était alléchante pour un jeune père ayant six enfants à charge et dont l'épouse dévouée avait du mal à boucler le budget chaque mois. Mais déjà mordu par l'enseignement, je demandai à M. Delbart quelques jours de réflexion. Je ne sais par quel hasard cette proposition vint aux oreilles de mon Patron qui entra dans une grande colère... et me mit à la porte de Vitry en me confiant cependant la mission d'organiser un laboratoire de travaux pratiques de métallurgie à l'Ecole de Chimie de Paris. Ce fut la grande brouille. Mais là encore ce fut la chance de ma vie car un an plus tard, Georges Chaudron me poussa à poser ma candidature à la succession de Charles Crussard comme professeur titulaire et directeur du Centre de Recherches Métallurgiques de l'Ecole des Mines de Paris.

Je me plais à rappeler que j'avais été auparavant, à la damande de Charles Crussard, associé à son enseignement de Métallurgie générale. Cette association a été à l'origine de notre amitié qui ne s'est pas démentie au cours des années.

Pourquoi avec le recul du temps, j'estime que ce fut la chance de ma vie ? Eh bien ! parce que je pris brutalement conscience des difficultés à surmonter pour créer une équipe de recherches : convaincre de jeunes étudiants à se lancer dans la recherche et mettre à leur disposition les crédits et les équipements nécessaires. De même qu'il est souhaitable et bénéfique pour les enfants de voler de leurs propres ailes à partir d'un certain âge, de même un disciple doit quitter son Maître après quelques années de collaboration pour faire lui-même ses preuves. Rude école pour quelqu'un qui avait vécu depuis près de vingt ans dans l'ombre tutélaire bienveillante d'un Maître prestigieux qui prenait à sa charge tous les problèmes financiers d'un grand laboratoire et assurait sa direction scientifique.

Dès mon entrée en octobre 1952 à l'Ecole des Mines, les difficultés à surmonter apparurent. La première, et non des moindres, fut causée par la mort accidentelle du principal collaborateur que me laissait M. Crussard, M. Aubertin. La seconde portait sur les moyens financiers que je pouvais espérer pour développer le Centre qui ne comportait que deux chercheurs, de valeur heureusement, MM. B. Jaoul et G. Wyon. Très heureusement, grâce à M. Malcor, directeur général de l'I.R.S.I.D., cet institut consentit à apporter son appui financier au laboratoire sans l'accroître par rapport au passé. Là encore, un an plus tard la chance me sourit. M. P. Guillaumat, Haut Commissaire au Commissariat à l'Energie Atomique, visita avec M. E. Friedel les laboratoires de l'école susceptibles de former des chercheurs et de prendre en charge des contrats. Ce fut l'origine d'une collaboration très féconde avec le département de métallurgie du C.E.N. de Saclay dirigé tout d'abord par le regretté Charles Eichner puis par Marc Salesse jusqu'à ce que celui-ci prît la direction du centre de recherches du groupe Péchiney à Voreppe.

Cette collaboration scientifique eut d'autres conséquences heureuses. En octobre 1956 me fut confiée la responsabilité de créer le premier D.E.A. de métallurgie comme l'a rappelé si judicieusement mon collègue, le professeur Guinier, sous le patronage conjoint de la Faculté des Sciences de Paris et du C.E.A. Cette création répondait au souci du C.E.A. de disposer d'une pépinière de jeunes métallurgistes pour embaucher les meilleurs dans les divers laboratoires du C.E.A. Le lancement de cet enseignement était une nouvelle charge très lourde car peu de temps après, en 1960, je fus nommé professeur titulaire de métallurgie à Orsay tout en conservant la charge de professeur à l'Ecole des Mines. J'avais ainsi trois responsabilités d'enseignement à Paris, à Orsay et à Saclay, sans compter l'enseignement de métallurgie que m'a confié pendant plus de dix ans le regretté professeur Champetier à l'Ecole de Physique et Chimie Industrielle de la ville de Paris. Je n'aurais pu assumer toutes ces charges sans le dévouement et le dynamisme de l'un de mes plus anciens collaborateurs à l'Ecole des Mines, Georges Cizeron, à qui je me dois de rendre un hommage particulier de reconnaissance et d'amitié.

Mais permettez-moi de revenir brièvement sur mon séjour de vingt ans à l'Ecole des Mines. Curieuse coïncidence, mon bureau de professeur, celui de mon prédécesseur M. Crussard, avait été aussi celui de mon maître qui passa deux ans à l'Ecole des Mines comme chef de travaux pratiques avant sa nomination à Lille. D'autre part, une partie des laboratoires de métallurgie se trouvait située au-dessus de ceux qu'avait occupés au début du siècle le père de la métallurgie française, Henry Le Chatelier, qui avait été le maître de mon Patron. Ainsi sensibilisé par cette filiation scientifique, je pris conscience de l'importance des relations avec l'industrie, surtout dans une école qui forme les cadres les plus élevés de la nation. Ces relations étaient obligatoires pour permettre l'organisation de stages des Mineurs au cours de leurs études, ce qui m'amena à avoir des contacts avec les milieux les plus divers de la métallurgie et de la sidérurgie. Je réussis à convaincre les meilleurs optionnaires « métallurgie » à prolonger leur formation par un séjour de deux à trois ans dans les meilleurs laboratoires aux U.S.A. tels que ceux des professeurs Alex Troiano à Cleveland, Sherby à Pasadena, Pol Duwez à Caltech, Rhines et Reed-Hill à Gainesville, Washburn à Berkeley, etc.. Ce séjour aux U.S.A. fut pour la plupart des Mineurs décisif pour leur carrière car à ma grande satisfaction beaucoup d'entre eux occupent des positions de premier plan dans l'industrie, dans les C.E.N. du C.E.A., dans les deux centres de l'I.R.S.I.D., au centre de Péchiney à Voreppe, etc.

Cette vocation métallurgique de jeunes Mineurs de valeur fut paradoxalement facilitée par l'exiguïté des locaux servant aux travaux pratiques de métallurgie. Les chercheurs du Centre de recherches métallurgiques cohabitaient dans les mêmes locaux avec les élèves de l'Ecole pour leurs travaux pratiques d'où un dialogue entre chercheurs et étudiants qui les incitait à choisir la carrière métallurgique. Je dois aussi reconnaître que la compétence de deux chercheurs encadrant ces travaux pratiques, à savoir le regretté Bernard Jaoul, décédé prématurément et Gérard Wyon fut également un facteur déterminant pour l'orientation de Mineurs de valeur vers la métallurgie.

En fin de 1971 intervint un événement imprévisible. Un « ultimatum » du Ministère de l'Education Nationale m'obligea à choisir entre la direction du Centre de recherches métallurgiques de l'Ecole des Mines et celle du laboratoire de métallurgie d'Orsay où, je le rappelle, j'avais été nommé Professeur titulaire en 1960. Ainsi pendant près de douze ans j'avais cumulé la lourde charge de diriger deux laboratoires de recherches distants de 25 km. Cet ultimatum provoqua un grand trouble dans les deux laboratoires aussi bien pour les chercheurs que pour leur Patron. Que faire, que choisir! Je fus pendant plusieurs jours angoissé devant la décision à prendre qui engageait plus l'avenir de mes chercheurs que de moi-même. Avec le recul du temps, je pense que ce fut encore une grande chance pour moi. Car la responsabilité de diriger et de financer deux laboratoires devenait si lourde que j'y aurais laissé ma santé. Je pris enfin la décision, après avoir pris conseil de mes plus anciens collaborateurs, comme Aucouturier, Béranger, Cizeron, Penelle, de quitter le boulevard Saint-Michel et son vénérable hôtel de Vendôme pour la faculté d'Orsay. Décision partiellement sentimentale due à mes origines universitaires et à l'accueil chaleureux que j'avais reçu en 1960, date de ma nomination à Orsay, en particulier du Professeur Guinier, doyen de l'époque à Orsay, que je remercie particulièrement de l'honneur qu'il m'a fait en acceptant d'être le premier à prendre la parole en parlant de ma carrière à Orsay.

Après deux ou trois ans de transition délicate où le plus grand nombre de mes chercheurs de l'Ecole des Mines m'avaient suivi à Orsay, me témoignant ainsi de leur confiance, la fusion entre l'équipe des Mines et celle d'Orsay formée progressivement de 1960 à 1972 fut réalisée.

C'est à cette époque que je compris mieux que jamais l'importance des relations humaines pour réaliser la cohésion d'un laboratoire universitaire. Comme dans toute communauté humaine, les sources de conflits entre personnes, surtout dans le cas de fortes personnalités, sont inévitables. Chaque chercheur, chaque technicien pose au Patron du laboratoire des problèmes différents, suivant son caractère, son origine sociale, ses problèmes familiaux. Ces relations humaines entre le « Patron » et ses collaborateurs et aussi des collaborateurs entre eux sont bien souvent plus importantes que les relations professionnelles.

Une fois l'équipe stabilisée et les responsabilités de chacun clairement définies, d'autres difficultés surgirent. Le doublement du personnel du laboratoire d'Orsay par l'équipe des Mines nécessitait de nouvelles ressources. Je ne pouvais plus compter sur les crédits de l'I.R.S.I.D. et du C.E.A. La politique du C.E.A. vis-à-vis des laboratoires extérieurs s'était profondément modifiée. Toute bourse accordée ne pouvait l'être que pour des recherches effectuées dans les laboratoires propres au C.E.A. De même l'adoption de la filière céramique pour les futurs réacteurs nucléaires provoqua une diminution des recherches sur les combustibles métalliques de sorte que les contrats de recherche confiés aux laboratoires extérieurs diminuèrent brutalement en nombre.

Très heureusement grâce aux contacts que j'avais établis dans le cadre de l'A.D.E.R.P. avec M. Fabre, attaché à la Direction des études et recherches de l'E.D.F., le laboratoire se vit proposer des contrats sur l'étude de nouveaux alliages réfractaires en liaison avec les aciéries d'Imphy où se trouvaient comme responsables des recherches quelques-uns de mes anciens élèves de l'Ecole des Mines, tels que MM. Morlet et Duffaut. Il s'agissait de recherches à caractère fondamental avec des retombées industrielles éventuelles.

C'est un exemple de la politique menée aussi bien à l'Ecole des Mines qu'à Orsay: en dépit des contraintes qu'impose tout contrat sur le plan du thème de recherche et sur celui de l'échéance à respecter, il est indispensable que les contrats n'aient pas un seul objectif « alimentaire » mais permettent au contraire de poursuivre des recherches à long terme. Il est plus profitable de tirer parti de l'expérience acquise par certaines équipes sans exclure pour autant les ouvertures vers de nouvelles techniques expérimentales. Il faut pour cela établir des liaisons avec d'autres laboratoires. A titre d'exemple, je citerai la collaboration avec les laboratoires de physique des solides des professeurs Castaing et Slozdian où leur expérience inconstestée en microsonde électronique et surtout en analyse par émission ionique secondaire nous ouvrit de nouvelles voies dans la caractérisation et l'analyse des profils de concentration de divers éléments dans des couches minces d'oxyde. De même, les techniques originales d'autoradiographie à haute résolution, utilisant le tritium, le carbone 14, développées initialement par MM. Aucouturier et Laurent, suite logique des premières recherches initiées à l'Ecole des Mines par M. Leymonie, lauréat 1983 de la Médaille Réaumur de la Société Française de Métallurgie, permirent de développer des collaborations très fécondes avec l'I.R.S.I.D., le C.E.N. de Bruyères-le-Châtel, l'Air Liquide, l'O.N.E.R.A., l'Institut de Soudure et même avec des laboratoires américains du Carnegie Tech, de Pittsburgh du Professeur Bernstein. Ces recherches originales utilisant le tritium radioactif ont permis d'aborder sous un jour nouveau les problèmes de fragilisation par l'hydrogène du fer pur et de ses alliages comme les aciers inoxydables. C'est un nouvel exemple de l'interaction entre recherche fondamentale et recherche appliquée. M. R. Castro en a rappelé éloquemment l'importance. Je l'en remercie bien amicalement.

Un autre exemple est celui des recherches supportées dans ces dernières années par la D.R.M.E. devenue la D.R.E.T., d'une part sur le niobium de haute pureté que l'on espérait devenir un matériau d'avenir dans le domaine aérospatial, d'autre part sur le titane et ses alliages pour la construction des turbomachines aéronautiques. Ces dernières études conduisirent à de nouvelles relations extérieures avec la Société UGINE, puis avec sa filiale CEZUS, avec l'ONERA, la SNECMA, TURBOMECA, etc.. Je pourrais multiplier les exemples de cette politique, mais il ne s'agit pas d'établir un palmarès au risque de lasser l'auditoire. A mon grand regret, je ne puis citer tous mes collaborateurs qui, au fil des années, m'ont apporté le support de leur compétence, de leur dévouement et qui m'ont enrichi autant sur le plan humain que scientifique.

Mes chers collaborateurs et amis,

L'un de mes plus anciens collaborateurs, le professeur Béranger a parlé en votre nom à tous dans des termes qui m'ont particulièrement touché car il a évoqué, outre notre collaboration scientifique, les relations amicales, je dirai presque affectueuses qui se sont renforcées entre nous deux mais aussi entre tous mes collaborateurs qu'ils soient chercheurs, techniciens ou secrétaires. Les liens d'amitié se sont bien souvent maintenus même après que certains d'entre eux aient quitté l'équipe pour faire leur propre chemin. Ceci est vrai aussi bien pour mes collaborateurs français qu'étrangers.

L'un de ceux-ci, le Professeur J. Pero-Sanz, a bien voulu à un double titre prendre la parole, en premier lieu comme porte-parole de ses collègues espagnols qui ont offert la lame de Tolède, en second lieu au nom de tous ceux qui sont venus dans mon laboratoire se former à la recherche métallurgique. Je ne puis citer tous leurs noms, mais je me dois de rappeler leur pays d'origine tels que les Etats-Unis d'Amérique, le Canada, l'Argentine, le Brésil, le Japon, l'Australie, l'Indonésie et plus près de nous, l'Espagne, l'Italie, la Pologne, la Suède, le Danemark, l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, la Tchécoslovaquie, la Turquie et les trois pays du Maghreb.

Ma plus grande satisfaction est de constater que beaucoup de mes collaborateurs, tant français qu'étrangers, ont poursuivi une carrière métallurgique dans l'industrie comme dans l'enseignement. Parmi ces derniers, je citerai les noms de P. Coulomb, P. Guiraldenq, G. Cizeron, G. Béranger, G. Maeder et ceux des plus récemments promus, M. Roques-Carmes, Mmes Priester et Huntz. De même que les parents se réjouissent du succès de leurs enfants, de même je me réjouis de voir mes collaborateurs de très longue date faire eux-mêmes leur chemin. Plusieurs de mes collaborateurs étrangers ont pris la même voie passionnante de l'enseignement comme l'a rappelé le professeur Pero-Sanz.

Il me reste à parler, trop brièvement à mon gré, de deux activités extra-universitaires dans une certaine mesure. La première est celle que m'a confiée mon Maître trois ou quatre ans avant sa disparition, celle de lui succéder comme président du Centre Français de la Corrosion, association de type 1901, créée il y a plus de vingt ans par deux des trois « mousquetaires de la métallurgie» comme je les ai appelés irrespectueusement, les professeurs A. Portevin et G. Chaudron. Cette mission difficile en raison de la conjoncture actuelle a pu être assumée grâce de nouveau à la chance, celle de trouver un délégué général détaché de la Direction des études et recherches de l'E.D.F., M. Claude Cabrillac, dont la compétence, le dynamisme et le dévouement dépassent tout ce que l'on peut attendre d'un collaborateur devant partager son temps par moitié, «en principe», entre l'E.D.F. et le CEFRACOR. Il a été avec mes collaborateurs, MM. Béranger, Aucouturier, Cizeron, Penelle et mon vieil ami Montuelle et M. Drouhin, les animateurs combien efficaces du comité d'organisation de cette cérémonie. Je leur dois une grande dette de reconnaissance.

Enfin ma deuxième activité extra-universitaire est celle que je devrais exercer à l'égard de ma famille. Je dois confesser sur ce point que j'ai mauvaise conscience, et à ce propos je me permettrai de rappeler l'histoire d'Abélard et d'Héloïse qui ont défrayé la chronique amoureuse au moyen âge. Abélard a été le premier à engager la pensée occidentale dans la voie de la logique et de la raison en s'opposant aux plus fameux théologiens de l'époque. Ce n'est pas sur ce point scabreux que je m'engagerai. En fait, un respectable chanoine avait confié à Abélard l'éducation de sa nièce Héloïse. Cette éducation alla plus loin que ne l'espérait ce naïf chanoine, puisque Abélard et Héloïse eurent, hors des liens sacrés du mariage, un enfant qui, en hommage à l'évolution des connaissances astronomiques du temps, fut prénommé Astrolabe. Or sur le point de régulariser leur situation par le mariage, Héloïse écrivit à Abélard en s'inquiétant de l'avenir. Je cite :

« Tu ne pourras plus t'occuper avec autant de soin d'une épouse et de la philosophie. Comment pourras-tu concilier les cours scolaires et les servantes, les bibliothèques et les berceaux, les livres et les quenouilles, les plumes et les fuseaux».

Loin de moi la prétention de m'identifier avec mon épouse au couple légendaire d'Abélard et Héloïse dont les amours coupables se terminèrent tragiquement par l'émasculation d'Abélard et par l'entrée au couvent des deux amoureux. Mais je dois confesser que souvent mon épouse a exprimé les mêmes inquiétudes qu'Héloïse vis-à-vis d'Abélard. N'ai-je pas trop préféré la quiétude du laboratoire, la passion de la recherche à la chaude atmosphère du foyer? Je dois beaucoup à mon épouse pour la patience qu'elle a témoignée vis-à-vis de mes retours bien tardifs au foyer ou pour mes nombreux voyages au long cours. Tout au plus me traitait-elle alors avec une certaine ironie de «pigeon voyageur». De là au terme de «tourtereau» il n'y a pas loin... Ce fut la plus grande chance de ma vie scientifique, celle d'avoir une épouse très aimante qui me donna la joie d'avoir une nombreuse famille. Aucun de mes collaborateurs ne m'en voudra, j'espère, si je prétends que mon épouse fut jour après jour ma meilleure collaboratrice.

En conclusion je me retournerai vers cette épée vedette de cette cérémonie, objet inanimé qui a pris une toute autre signification après qu'elle fut consacrée en quelque sorte par mon confrère et ami Jacques Bénard. Qu'il soit remercié bien amicalement au nom de vous tous et de moi-même pour lui avoir donné une âme puisqu'elle symbolise par sa garde les différentes étapes de ma carrière et par sa lame pacifique l'amitié qui me lie à tant de collègues, collaborateurs et amis étrangers. A tous un très grand merci du fond du cœur.


Paul Lacombe