Ernest Camille CUVELETTE (1869-1936)


Cuvelette en 1910

Promotion 1889 de Polytechnique (entré classé 33ème, sorti classé 2ème juste derrière le major Louis CHAMPY). Ecole des Mines de Paris (1891-1895 ; entré et sorti classé 2ème, le major de sortie était Emile Jouguet). Corps des mines.

Né le 3 avril 1869 à Romery (Aisne). Fils de Charles Louis Joseph CUVELETTE, cultivateur, et de Isabelle Stéphanie VASSEUR.

Ingénieur ordinaire des Mines (1894-1906), il publie, avec Fèvre, une "Notice géologique et historique sur les bassins houillers du Pas-de-Calais et du Boulonnais" (1900). Remarqué par Remaux, le directeur général des mines de Lens, il quitte le service de l'État pour devenir le sous-directeur (1906) puis l'adjoint (1909) de ce dernier, avant de lui succéder. Capitaine d'artillerie, il dirige la section technique et industrielle du matériel chimique de guerre (1915-16), puis le service des produits métallurgiques au ministère de l'armement (1916-18). En 1917, il crée la Commission technique du groupement des houillères victimes de l'invasion. Il présida ou fit partie du conseil d'administration de nombreuses compagnies minières, et occupa le poste de président de la Société des ingénieurs civils. On lui doit la reconstruction des houillères sinistrées du Nord et du Pas-de-Calais, le lancement de l'exploitation du bassin lorrain.



Cuvelette en 1895, élève de l'Ecole des Mines de Paris
(C) Photo collections ENSMP


ERNEST CUVELETTE et la reconstruction des houillères sinistrées (1869-1936),
par René SAMUEL LAJEUNESSE (1948).

Le nom d'Ernest Cuvelette restera attaché à l'oeuvre de reconstruction des houillères sinistrées du Nord et du Pas-de-Calais, dont a pu s'enorgueillir après la première guerre mondiale une France victorieuse mais épouvantablement meurtrie.

Les parents de Cuvelette étaient cultivateurs à Romery, dans l'Aisne. Il devait cumuler toute sa vie un amour atavique du sol avec son application aux travaux du sous-sol.

L'école villageoise, l'école primaire supérieure d'Hirson, le lycée de Douai, l'Ecole polytechnique, l'Ecole des mines jalonnent la route suivie par ce terrien vers les plus hautes destinées industrielles.

Il ne devait cependant accéder à celles-ci qu'après un stage de douze ans dans l'Administration. Nommé ingénieur au Corps des mines en 1894, Cuvelette fit son tour de France en assurant successivement les services ordinaires des postes de Toulouse, Clermont-Ferrand, Alais et enfin Arras.

C'est dans ce poste qu'il se fit remarquer d'Elie Reumaux, directeur général des mines de Lens, qui pressentit le génie industriel du jeune fonctionnaire. A son appel, celui-ci quitta le service de l'Etat. En attendant l'autorisation de collaborer à une entreprise qu'il avait contrôlée, il fit un stage de quelques mois aux hauts fourneaux de Pont-à-Mousson. En 1906, il entra aux mines de Lens en qualité de sous-directeur.

Cuvelette avait, au cours de sa carrière administrative, beaucoup appris en contrôlant, en observant, en enseignant. Il avait approfondi l'art des mines et les problèmes chimiques d'utilisation des combustibles et de leurs dérivés.

Il prit une part prépondérante aux travaux de fonçage et d'équipement de quatre nouvelles fosses de Lens, à la construction de batteries de fours à coke, d'usines de récupération et de traitement des sous-produits de la distillation du charbon, à l'édification des hauts fourneaux de la Société métallurgiques de Pont-à-Vendin.

En 1909, il était nommé directeur général adjoint des mines de Lens.

Il serait de mauvais goût de dire que c'est son amour pour la chimie qui le fit entrer la même année dans la famille Kuhlmann. Mais cette alliance accentua certainement ses tendances à considérer que l'exploitant de mine doit lui-même élaborer toute la gamme des produits dérivés de la houille. Il eût été heureux que pas une tonne de charbon ne sortît des mines de Lens à l'état brut. Il voyait sa société distribuer le gaz, l'électricité, vendre le goudron, le benzol. Il est certain qu'il devait, par ses conceptions, favoriser le progrès des industries de valorisation des combustibles, qui sont essentielles à un pays déficitaire en énergie.

Il méditait la création d'une grande usine de produits colorants dérivés de la houille, lorsque la guerre éclata.

Elie Reumaux restait sur place, en pays bientôt occupé.

Le capitaine Cuvelette avait été mobilisé au parc d'artillerie du Havre. Il ne devait pas rester longtemps dans un poste subalterne. De juin 1915 à décembre 1916, il dirigea la section technique et industrielle du matériel chimique de guerre; de décembre 1916 à octobre 1918, le service des produits métallurgiques au ministère de l'Armement.

Dans chacun de ces postes, il se fit animateur et organisateur. Il intensifia la production des usines de guerre, lança des fabrications nouvelles et joua dans l'approvisionnement des armées en moyens de combat un rôle dont l'importance fut soulignée par Foch lui-même.

La guerre était loin d'être gagnée que le lieutenant-colonel Cuvelette pensait déjà à reconstruire. Dès mai 1917, il créait la " Commission technique du groupement des houillères victimes de l'invasion ", qui commença sans délai à étudier un programme général de reconstruction.

Dès décembre 1917, il constituait la Société électrique des Houillères, destinée à fournir le courant électrique nécessaire au dénoyage et aux autres travaux.

La tâche de ces organismes devait dépasser singulièrement celle qu'on pouvait escompter lors de leur fondation. Il n'était pas évident qu'aux destructions des combats se superposerait, dans les toutes dernières semaines de la guerre, un sabotage systématique des fosses minières évacuées par l'ennemi battu. Non contents de détruire les installations de surface - chevalements, machines, chaudières - les Allemands font sauter à la dynamite les cuvelages des puits de mine et se flattent d'avoir rendu impossible toute reprise des travaux où s'engouffrent des torrents d'eau.

L'ordre Hindenburg du 15 octobre 1918, rendu à la suite de l'ultimatum américain qui interdisait les destructions sans utilité militaire, n'arrête pas la dévastation systématique des houillères du Nord, commencée à Aniche le Ier octobre. Le capitaine Edelmann, chargé des opérations de destruction, couvre sa responsabilité personnelle par un ordre sollicité et obtenu de Ludendorf.

En se retirant, l'armée allemande laisse derrière elle 220 fosses inutilisables; 120 millions de mètres cubes d'eau - ce que la Seine à l'étiage à Paris met un mois à débiter - se sont rués dans les galeries, dont 3.000 kilomètres sont effondrés.

Une capacité de production de plus de 20 millions de tonnes de charbon par an, soit 50 % de la production nationale, est anéantie.

Cent mille mineurs sont menacés de chômage.

Cependant, dès l'Armistice, grâce aux organismes créés par Cuvelette et sous sa direction, le travail de reconstruction peut démarrer.

Sous la garantie de l'Etat, le Groupement des houillères sinistrées obtient sans peine de l'épargne française les deux milliards de francs nécessaires pour les premiers travaux. Le matériel neuf, standardisé selon les conceptions les plus modernes, est acheté en commun. Le courant électrique est fourni par la Société électrique des Houillères. Le dénoyage est exécuté, pour le compte de l'Etat, par la Société civile de dénoyage des houillères, fondée en janvier 1920 par Cuvelette.

Une fois ces organismes communs mis à même de poursuivre leur tâche, et sans cesser de les diriger, Cuvelette s'attache plus particulièrement à la reconstitution des mines de Lens, qui sont parmi les plus éprouvées et dont il est devenu directeur général. La concession de Lens, qui avait été pendant quatre années sur la ligne de front, n'était qu'un immense champ de ruines. La ville de Lens, soumise au pilonnage continuel de l'artillerie britannique, était rasée. Dans les fosses, la dynamite avait détruit tout ce que les obus et les incendies avaient épargné.

Vingt-trois sièges d'extraction étaient entièrement détruits, au fond comme au jour. Il fallait refaire les cuvelages dynamités, épuiser 40 millions de mètres cubes d'eau, rétablir 600 kilomètres de galeries souterraines, déblayer et reconstruire 8.000 maisons ouvrières, les centrales électriques à vapeur, à gaz, les lavoirs, les usines d'agglomération, les huit cents fours à coke - la plus grosse cokerie de France - les ateliers de traitement des sous-produits, etc.

Il fallait commencer par reconquérir le sol à coups de pioches, de pelles, de chalumeaux, parmi tous les dangers présentés par les obus non éclatés.

Le déblaiement des fosses et des cités nécessita l'enlèvement de 2.500.000 mètres cubes de béton et de gravais, le dépècement de plus de 60.000 tonnes de ferrailles. La dépense dépassa 40 millions de francs.

Puis vint la reconquête du sous-sol. On dut déverser des milliers de tonnes de ciment pour colmater de la surface des venues d'eau et rendre possible la réparation des brèches provoquées par la dynamite dans les parois des puits.

Installé dans une modeste baraque en bois qui n'était autre que le P.C. du maréchal Haig, "surplus" britannique transporté à Lens, Cuvelette dirigeait sur place les opérations, dont on imagine les difficultés : il fallait, dans un pays dévasté, sans maisons, avec des moyens de transport de fortune, réunir des équipes de travailleurs, les nourrir, les abriter, les encadrer, leur fournir outils et matériaux.

Les mineurs de Lens, dispersés dans toute la France, les prisonniers, puis les démobilisés, retournèrent en grand nombre vers leurs foyers détruits.

En mai 1919, le chemin de fer de Lens à Violaines, artère centrale de la concession, était rouvert à l'exploitation. Dès juillet 1919 commençait le déblaiement, l'établissement d'un grand réseau de transport de force, l'érection, sur l'emplacement des puits, de chevalements provisoires en bois qui donnaient à la région l'aspect d'un champ pétrolifère.

Dès novembre 1920, le sauvetage des puits était assuré grâce à la cimentation et les pompes de dénoyage étaient mises en action. En moins de cent jours, on atteignait les étages supérieurs des exploitations souterraines. Au fond des puits, on rencontrait des débris de cuvelage, la ferraille des cages, des berlines, des chevalements que les Allemands y avaient précipités. Au fond de l'un, on trouva 5.000 obus de gros calibre chargés; dans la plupart, des milliers de grenades non éclatées.

" Les ouvriers découpaient le métal au chalumeau, accrochés à l'étroit plancher de la pompe, à quelques centimètres au-dessus d'une eau tiède, souvent rendue sulfureuse par la décomposition des pyrites et dont les vapeurs suffocantes se mêlaient aux émanations pestilentielles dégagées par les cadavres des chevaux et les détritus de toute sorte. On devait retrouver, totalement dépouillés de leur chair, les squelettes de plusieurs centaines de chevaux, morts de faim, comme l'attestaient les auges de bois et les bat-flancs presque entièrement rongés. C'est dans cette atmosphère que " se débrouillaient " les ouvriers, assourdis par le rugissement ininterrompu de la pompe, vaguement éclairés par quelques lampes de mineurs, à la lueur desquelles ils recueillaient les débris. Plus d'une fois, pour permettre à la pompe de continuer sa descente, on dut faire intervenir les scaphandriers. " (F. Honoré, Illustration du 22 décembre 1923).

Après le dénoyage commenta le rétablissement des travaux souterrains. Leurs plans purent heureusement être reconstitués grâce à un exemplaire retrouvé, après l'Armistice, à la Compagnie de Courrières. La réparation des galeries éboulées se fit au rythme moyen d'un mètre par jour et par chantier. Il fallait souvent recommencer ce travail, car, sous l'action de l'air, les terrains imprégnés d'eau se délitaient, pesaient sur le boisage, ce qui provoquait l'écrasement des chapeaux et le renversement des montants de cadres. Parfois se produisait une irruption des eaux d'un étage anciennement exploité qui venait bouleverser les nouveaux travaux.

Au jour, les installations furent rétablies sous une forme modernisée, avec emploi exclusif de l'électricité.

Deux centrales, l'une à vapeur, l'autre au gaz de fours à coke, furent construites pour produire le courant nécessaire à la concession. Les chevalements définitifs, les ateliers de triage, les lavoirs, les usines furent progressivement mis en place.

Dès janvier 1924, le niveau de la production était rétabli à 50 % de celui d'avant guerre. Il fallut encore quatre ans pour arriver aux 100%.

La dépense de reconstitution s'est élevée à 1 milliard 100 millions de francs, dont 700 millions furent payés par l'Etat.

Ces dépenses comprennent la reconstruction des cités ouvrières, à laquelle Cuvelette s'attacha personnellement avec beaucoup d'enthousiasme.

Sur 8.000 logements, 33 seulement étaient réparables. Il fallait en édifier 12.000 pour rétablir la capacité de production d'avant guerre, compte tenu de la " loi de huit heures ".

Pour éviter la monotonie, quarante types de maisons furent adoptés. Les pavillons, à deux ou trois logements, furent bâtis sur cave, avec un grenier et de spacieuses annexes : buanderie, clapier, volière, remise.

Les cités comprennent des églises, des écoles primaires et ménagères, des dispensaires, des ouvroirs, etc. Elles sont plantées de nombreux arbres. Cuvelette se flattait volontiers d'avoir été un grand créateur d'ombrages pour l'avenir.

Alors même que son oeuvre de reconstitution des mines de Lens n'était pas achevée, Cuvelette fut amené à s'occuper de nombreuses autres affaires.

A la mort de Reumaux, en 1922, il fut nommé administrateur-délégué des Houillères de Sarre et Moselle. C'était une lourde charge, compliquée par les lointains déplacements qu'elle imposait. Il avait heureusement en Huchet un directeur général de très grande classe qu'il n'eut qu'à soutenir dans ses efforts de modernisation du beau gisement lorrain.

Cuvelette devint aussi président des Aciéries du Nord et de l'Est, auxquelles les mines de Lens avaient apporté les installations de la Société métallurgique de Pont-à-Vendin et de leur filiale les Forges et Aciéries du Nord et de Lorraine.

Cependant, à Lens même, une fois l'exploitation rétablie, Cuvelette se préoccupait de réaliser le programme de valorisation des combustibles qu'il avait établi avant la guerre.

Le gaz des fours à coke, livré à la Société régionale de distribution du gaz, fut transporté à Douai, à Lille, à Roubaix. Un nouveau débouché sur place fut assuré par la construction d'une puissante verrerie à Wingles, par la Société franco-belge de Fabrication mécanique du verre.

Le courant électrique des centrales de Pont-à-Vendin alimenta, par l'intermédiaire de la Compagnie électrique du Nord, filiale fondée dès avant la guerre, un réseau de distribution de plus en plus étendu. D'autres débouchés lui furent assurés par la construction d'une usine électro-chimique, productrice de cyanamide et de carbure de calcium, et d'une usine de cuivre électrolytique.

La partie chimique du programme fut réalisée sous les auspices de la société Huiles, Goudrons et Dérivés, de la Société " Ammonia", de la Société financière et industrielle de Lens.

Toutes ces sociétés, filiales ou associées, étaient dirigées avec maitrise par Cuvelette.

Celui-ci, devenu une des plus hautes autorités du monde industriel, était appelé à siéger au conseil de multiples entreprises. Il devint notamment président des Mines de Kali-Sainte-Thérèse, de la société Potasse et Engrais chimiques, de la société Carburants et Produits de synthèse, du Comptoir de l'Azote.

11 siégeait au conseil des Etablissements Kuhlmann, de la Compagnie pour la Fabrication des compteurs et matériel d'usines à gaz, de la Compagnie générale d'Electricité, de l'Union des Mines, de la Compagnie des Phosphates de Constantine et du Crédit commercial de France.

Le gouvernement eut recours à ses avis pour la remise en route des mines de la Ruhr.

Dans le cadre de la corporation minière, Cuvelette, assuma des charges importantes : présidence de la Chambre des houillères du Nord et du Pas-de-Calais, vice-présidence du Comité central des houillères de France, présidence du poste central de secours de Liévin. Il fit partie du Comité consultatif des mines, de la Commission scientifique du grisou et des substances explosives, du conseil de l'Ecole des mines, du conseil supérieur des chemins de fer, du conseil des mines de la Sarre.

Il fut chargé, comme expert, de la défense des intérêts charbonniers français à la Société des Nations.

En 1929, il recevait la grande médaille d'or de la Société industrielle du Nord. En 1930, il fut porté à la présidence de la Société des Ingénieurs civils de France.

" Pour tels hommes, a dit M. de Peyerimhoff, à qui va la commune confiance et dont l'autorité assure à leur parole comme à leur jugement un poids inégalé, il est, au haut période de leur carrière, beaucoup plus difficile de refuser les postes offerts avec une insistance justifiée qu'il ne l'aurait été, quinze ans avant, de les conquérir. "

En effet, on pourra estimer que Cuvelette en a trop fait. Cependant, accablé de tâches et de responsabilités, il prenait toujours le temps de relire les classiques. Passionné du bridge, il ne montait jamais dans un train sans jeux de carte et table pliante.

La crise de 1931, qui vint mettre en péril certaines de ses affaires, affecta profondément sa sensibilité, qui, sous des dehors bourrus, était profonde. Sa robuste santé en fut atteinte.

En octobre 1935, il dut abandonner ses fonctions de directeur général des mines de Lens pour les remettre à " son fils spirituel " , M. Bucher. Bien qu'il n'eût pu accomplir trente années de service à cette compagnie, qu'il avait fait renaître de ses ruines, le ministre du Travail lui décerna, à titre exceptionnel, la médaille d'honneur du travail. Cette distinction, octroyée cinq mois avant sa mort, plus peut-être que sa cravate de la Légion d'honneur, était bien l'idoine récompense des mérites de ce grand ingénieur: c'était sa " médaille militaire " de général d'industrie.

(C) Photo collections ENSMP


Discours de M. de Peyerimhoff,
Président du Comité Central des Houillères de France
aux obsèques de Ernest Cuvelette, en l'église Saint-Pierre du Gros-Caillou, le 14 mars 1936

De l'homme, du chef, de l'ami dont nous menons le deuil, l'industrie minière n'a pas attendu jusqu'aujourd'hui pour dire, — mais aujourd'hui je viens redire en son nom -- qu'il aura été pendant de longues années le meilleur de toute sa corporation et qu'il en demeurera l'un des modèles.

Ernest Cuvelette rappelait volontiers ses origines paysannes. Il en avait hérité la simplicité, sa solidité et cette énergie de travail égale, constante, qui ne connaissait ni la détente, ni l'énervement, ni le désordre. Une double et puissante culture enrichissait ces dons natifs : la culture scientifique qui avait orienté sa jeune maîtrise; la culture générale qui séduisit et orna sa maturité magnifique. Car, cet homme accablé de tâches et de responsabilités s'était toujours gardé le loisir de lire et, par un retour singulier, c'est du côté des classiques, vers les cimes de la philosophie et de l'histoire, qu'au plus haut de sa courbe intellectuelle l'appelaient son délassement et son plaisir.

Sont-ce ces hautes fréquentations de l'intelligence, sont-ce des influences du milieu même de la grande école ou il se forma qui le ramenèrent à la fin de sa vie aux croyances de son enfance et de son foyer? Il y trouva la paix de l'esprit.

Le jeune polytechnicien de la promotion 1889 sortait de la rue Descartes dans les premiers rangs et fixait son destin en choisissant les Mines. Il prenait rang dans ce corps d'élite qui, soit sous le signe du contrôle, soit sous le harnais de la production, tient dans notre microcosme professionnel une place si éminente. Il y devait, semestres de l'Ecole des Mines compris, y demeurer une quinzaine d'années. Le service lui faisait faire son tour de France : Toulouse, Clermont, Alès, pour le fixer finalement à Arras. Déjà, il y doublait ses tâches professionnelles par l'étude et par le professorat, qu'il inaugurait par deux ans de cours à l'Institut industriel de Lille.

Mais l'appel de l'activité productrice le guettait. Il lui vint d'Elie Reumaux, dont la personnalité occupait déjà la première place dans le grand bassin et qui, depuis, devait apparaître aux jeunes hommes de la mine comme un personnage de légende, quelque chose comme la figure de proue de notre vieille barque professionnelle. Maître éminent. Disciple de la même classe. Le plus compréhensif le plus agissant, le plus efficace, mais aussi et jusqu'au dernier soir, le plus déférent et le plus fidèle.

A Lens, où il était entré en 1906, Cuvelette trouvait, non seulement le complément de sa formation professionnelle, mais la tâche essentielle de sa vie, à laquelle il s'incorporait de plein cœur et qui resta, jusqu'au bout, le cadre central de son activité et de sa préoccupation.

La Mine, il la possédait bientôt tout entière. Déjà il en explorait les entours, il traçait au dehors les grandes voies de l'avenir. Tant pour en assurer l'équilibre que pour en préparer les développements, trois ans avant la guerre, de compte à demi avec Commentry-Fourchambault, il élevait, à côté des fours à coke de Pont-à-Vendin, les Hauts Fourneaux qui devaient absorber la plus grosse part de production de ceux-ci.

Voici la grande et tragique épreuve: la mobilisation, les premiers revers, l'occupation du bassin, l'effort suprême d'organisation et de défense.

Cuvelette, heureusement choisi et utilisé, y tient un des postes les plus importants: la chefferie du Matériel Chimique de Guerre, puis le service des Produits Métallurgiques aux Fabrications de Guerre. Ici et là, pendant trois ans, il donnera sa pleine mesure.

C'est la victoire qui lui rouvre Lens. Mais pour quel retour ! Il y retrouve, pilonné à ras de terre, son domaine industriel: les chevalements, les ateliers, les maisons, les fours, les hauts fourneaux si complètement ruinés que l'œil le plus averti n'en discerne même plus les emplacements.

S'ouvre alors une tâche aussi ample qu'urgente et dont la réalisation aura constitué un véritable modèle de méthode, de rationalisation et d'organisation professionnelle. L'effort individuel de chaque compagnie s'efface derrière celui du Groupement des Houillères sinistrées, ou plutôt se coordonne sous sa discipline. La Commission technique établira le programme général de réfection des 103 sièges détruits, des 800 kilomètres de chemins de fer miniers disparus, des 300.000 chevaux de force annihilés, des 3.000 kilomètres de galeries effondrées.

Cuvelette en est le Directeur et l'animateur. Le matériel neuf est acheté en commun, le courant électrique fourni sous forme mutuelle par la Société Electrique des Houillères. Le dénoyage - 120 millions de mètres cubes d'eau — est assuré pour le compte du Gouvernement par la Société Civile des Houillères. Enfin, les opérations sont financées par le Groupement des Houillères sinistrées du Nord et du Pas-de-Calais qui, sous la garantie de l'Etat, obtient sans peine de l'épargne et fournit à l'heure opportune les deux milliards nécessaires.

Dans le désordre inévitable et parfois scandaleux de la reconstitution, toute cette œuvre, confiée à la profession minière organisée et où l'activité de notre ami se révèle sans cesse dans les premiers rôles, apparaît impeccable de sûreté de plan, de rapidité, d'efficacité et de relative économie.

D'autres tâches ne tardaient pas à solliciter la communauté houillère. Elle était appelée à reprendre des mains du séquestre la vieille entreprise, jadis française, de Sarre et Moselle, exploitant dans la Lorraine retrouvée. Aux côtés de M. Reumaux, qu'il devait y remplacer comme administrateur délégué, Cuvelette prenait un rôle immédiatement actif et qui devait plus tard devenir principal.

L'héritage des Hauts Fourneaux de Pont-à-Vendin donnait, par ailleurs, à Lens, une participation qui montait vite à la prépondérance dans les concentration métallurgiques réalisées par les Aciéries du Nord et de l'Est, et dans les reprises parallèles des forges séquestrées de Nord et Lorraine. Double et considérable charge qui pesait encore sur les mêmes épaules.

La vente des charbons de réparation était — par une solution ingénieuse et qui s'est révélée, à l'expérience, admirablement adaptée, — confiée aux Houillères Sinistrées. L'Office qui en prenait charge trouvait dans l'organisateur du Groupement le plus actif et le plus autorisé des Présidents.

La production houillère reconstituée rencontrait dans l'économie d'après-guerre des conditions nouvelles, auxquelles il était nécessaire qu'elle répondît par des adaptations ou des transformations. Cet hydrocarbure que nous sortons de terre, il faut l'offrir, lui ou l'énergie qu'il contient, sous la forme et dans les qualités qui correspondent aux besoins de plus en plus spécifiés de la consommation: voilà ouvertes, parallèlement aux traitements variés de la présentation, les avenues nouvelles de l'électricité et de la grande chimie.

Et voici les réalisations qui se succèdent: Compagnie Electrique du Nord, Ammonia, Huiles, Goudrons Dérivés, Carburants et Produits de Synthèse.

Il faut donner à la houillère son outillage de recherches générales et sa centrale bancaire, sans éliminer pour cela les services traditionnels des établissements auxquels elle a eu recours de tous temps.

Voilà la Société Nationale de Recherches et voici l'Union des Mines.

Sur chacun de ces plans, d'accord avec la petite équipe directrice dont il était le plus actif des membres, c'est sous la forme de la coopération, sous le signe de l'entente professionnelle, avec le partage des risques comme des avantages et la coordination constante des capacités et des bonnes volontés que l'œuvre est menée et achevée.

Que faut-il encore? Garder avec les autres branches du travail national des contacts d'information, de compréhension de collaboration.

Cuvelette a été appelé au Conseil de la Compagnie Générale d'Electricité, des Etablissements Kuhlmann, des Compteurs à Gaz, de Kali-Sainte-Thérèse, du Crédit Commercial de France. Et partout, par la force d'une autorité naturelle et de la confiance inspirée à tous, il est amené à jouer un rôle important, sinon cardinal.

Les charges professionnelles suivent les autres quand elles ne les précèdent pas. Le voici Président de la Chambre des Houillères du Nord et du Pas-de-Calais, avec tout ce que comporte de responsabilité cette magistrature laborieuse et pacifique. Le voici vice-président du Comité des Houillères, consulté à chaque difficulté, écouté entre tous à la Commisison d'Administration.

Parallèlement, le Comité des Forges, où son expérience et son sens de l'organisation étaient hautement appréciés, lui a fait place au sein de la Commission de Direction.

Il préside le Comptoir de l'Azote; il nous représente au Comité Consultatif des Mines, au Comité du Charbon, aux Mines de la Sarre, au Conseil de l'Ecole des Mines de Paris, à la Commission du Grisou, au Conseil Supérieur des Chemins de Fer. Il a été Conseil du Gouvernement lors de l'occupation houillère de la Ruhr, il est choisi à la Société des Nations comme expert du charbon, il négociera pour nous à Londres comme à Genève.

D'aucuns ont prononcé: Il en avait trop pris, emme il en a trop fait. Que ne disaient-ils plutôt : On lui en a trop demandé. Pour tels hommes à qui va la commune confiance et dont l'autorité assure à leur parole comme à leur jugement un poids inégalé, il est, au haut période de leur carrière, beaucoup plus difficile de refuser les postes offerts avec une insistance justifiée, qu'il ne l'aurait été, quinze ans avant, de les conquérir.

Le plus grand chef d'affaires apparaîtra vite incomplet s'il ne se révèle conducteur d'hommes. Ce magistère des âmes. Ernest Cuvelette l'exerçait avec autant de simplicité que de facilité. Sa brusquerie n'effrayait aucun de ceux qui le connaissaient. Sa fermeté qui savait être exemplaire, était tempérée d'un fond de grande et agissante bonté. D'un mouvement naturel, il se penchait vers ceux que l'âge ou la hiérarchie des valeurs plaçait au-dessous de lui. Il les connaissait, il les suivait individuellement. Il comprenait, il sentait leurs besoins. les besoins moraux comme les matériels, et il avait autant de souci de leur dignité que de leurs intérêts et de leurs espoirs. Non moins que par sa prestigieuse carrière, il s'imposait par la simplicité et la dignité de sa vie, par la haute conception qu'il dégageait et de son métier et de son rôle. Et c'est ainsi que le petit terrien de Romery s'est révélé le modèle achevé que la profession offrait naturellement à ses jeunes recrues, autant comme un encouragement que comme un exemple.

Ce que voilà dit sur le plan de nos équipes techniques est aussi valable sur le plan social de cette industrie aux trois cent mille paires de bras, qui compte aussi pour trois cent mille cœurs et trois cent mille cerveaux.

Dans le maintien de la paix sociale, à peu près assurée depuis vingt-cinq ans au sein de nos charbonnages, le rôle de chefs comme Cuvelette a été décisif. Non seulement par la compréhension des nécessaires compositions de forces, par la conscience de tout ce qu'une industrie comme celle-ci a de commun patrimoine du haut en bas de l'échelle du travail, mais par un sens de la solidarité humaine, profond et qui s'extériorisait visiblement.

Quittons un instant la profession. Montons au niveau des grandes questions de l'économie, de la science, de l'organisation. Voici, venant des hautes charges honorifiques auxquelles la sympathie et l'admiration de ses pairs avait porté Cuvelette, des exposés lourds d'enseignements, riches d'idées générales et de vues personnelles. Le discours d'entrée à la Présidence de la Société des Ingénieurs civils, celui de la remise par la Société Industrielle du Nord de la grande médaille Kuhlmann, l'un et l'autre de belle tenue, éclairés de très hautes clartés, demeureront dans notre florilège professionnel.

Qu'un mot, enfin, — un seul, — soit dit de l'ami sûr entre tous. Ceux qui l'ont pratiqué de près, auxquels les traverses habituelles de la vie ont enseigné les distinctions nécessaires et qu'il y a les amis des bons jours — qui ne sont en vérité pas rares — et puis les amis « tout court », qui se comptent par unités, savent de la plus sûre expérience que Cuvelette était de ce petit nombre et ne l'oublieront jamais.

Le soir n'était pas encore venu de cette vie de travail déjà longue et si pleine lorsque la maladie frappa à la porte. L'appel était inexorable.

La chance fut refusée à Cuvelette dont avait été honoré son vieux chef de tomber sous un seul coup, tout entier, en plein travail. Ceux-là sont aimés des Dieux qui reçoivent debout, égaux au meilleur d'eux-mêmes, l'ordre du grand départ.

Pendant près de deux ans nous aurons vu — le cœur serré — les ombres descendre lentement sur ce magnifique cerveau. Certes, la douleur physique lui fut épargnée, mais non point l'autre. Aucun de ceux qui l'ont aimé n'oubliera l'infinie tristesse de ce regard chaque jour plus lointain.

Voici de longs mois qu'il avait fait ses adieux. Il attendait, stoïque et silencieux, la fin d'un combat qu'il savait sans espoir, parce qu'il le sentait désormais sans enjeu.

A ceux qui pleurent auprès de son cercueil, à la noble compagne de sa vie, à ses enfants, à ses proches, à tous ceux pour lesquels Ernest Cuvelette a été le guide et l'exemple, je veux apporter — non certes comme une consolation, mais comme un réconfort et comme une fierté, — ce témoignage: le témoignage d'un homme qui pendant près d'un quart de siècle aura été, de près ou de loin, son compagnon d'équipe et de pensée, son confident souvent et toujours son ami.

Personne, dans notre génération, n'a d'un cœur plus ferme, d'une volonté plus tendue, d'un esprit plus constructif, d'une activité plus ordonnée et plus efficace, servi sa profession, son pays et son idéal.

Discours de M. Bollaert,
Président du Conseil d'Administration de la Société des Mines de Lens

Au nom du Conseil de la Société des Mines de Lens, je tiens à vous remercier, bien vivement, de votre pieuse présence à la cérémonie qui vient de se terminer.

Vous avez voulu honorer la mémoire de celui qui tint une si grande place au milieu de vous depuis près de trente ans, de celui qui dépensa les trésors de sa remarquable intelligence et de son amour du travail au service de notre Société, avec un grand dévouement et une belle conscience.

Vous vous en souvenez, chers collaborateurs, et il suffit que je le rappelle, Ernest Cuvelette était Ingénieur au corps des Mines, chargé du contrôle à Arras, quand en août 1906, M. Elie Reumaux, qui dirigeait la Société depuis la mort de mon père en janvier 1898, ayant remarqué les éminentes qualités de cet ingénieur, lui proposa de venir à ses côtés et lui confia les fonctions de sous-directeur.

Trois ans après, en août 1909, il est directeur général adjoint; grâce à son activité, en union avec celle de son chef et de ses collaborateurs, la Société est en plein essor...

... Arrivent les jours sombres de 1914. Tandis que M. Reumaux, ferme comme un roc, tient tête aux ennemis et assiste, impuissant, hélas! à la ruine des installations de Lens, Ernest Cuvelette, officier de réserve, a dû gagner son poste au parc d'artillerie du Havre, où vite le découvre le Ministre de la Défense Nationale. Il fallait un chef de premier ordre au Service du Matériel chimique de guerre, afin d'en obtenir rapidement un puissant développement. Bientôt soixante usines, utilisées ou créées de toutes pièces, avec trois mille ouvriers, peuvent fournir au haut commandement tous ses besoins: ainsi en a témoigné, à la fin des hostilités, Foch lui-même ! Ensuite, le sous-secrétaire d'Etat aux fabrications de guerre appelle Cuvelette au service des produits métallurgiques, où sa haute compétence, son immense énergie font merveille.

Notre cher disparu avait déjà reçu la croix de la Légion d'honneur en 1913. Une magnifique citation accompagne sa rosette, qui lui est conférée en juillet 1917.

... L'armistice a sonné.

Quand il lui est possible de parvenir jusqu'à Lens, fin novembre 1918, c'est au milieu des ruines de sa maison que nous faisons les plans d'une reconstruction.

C'est effroyable: par où commencer? Une voix plus spécialiste que la mienne vous a cité les étapes du relèvement de la mine sinistrée.

Ici, donc, je résume: Cuvelette, promu chef d'escadron en septembre 1915, a terminé la guerre comme lieutenant-colonel d'artillerie.

Le 1er janvier 1919, le voici directeur général de la Société, et le Conseil l'appelle à siéger dans son sein en juin 1920.

La cravate de commandeur lui est attribuée en février 1924, avec cette glorieuse mention: « A rendu à l'industrie houillère française des services particulièrement éminents. »

Et, avec un surcroît d'énergie, Cuvelette poursuit son effort. A côté de l'extraction, il y a lieu de relever les œuvres sociales, si prospères avant 1914, et auxquelles il est resté si attaché.

Mais les années s'écoulent. La besogne est toujours plus intense, jusqu'au jour où, succombant à la fatigue, Cuvelette, cet homme de travail, est forcé au repos.

Une de ses dernières joies: le 18 octobre 1935, accompagné de M. Maxime Bucher, je lui remets le diplôme et la médaille du travail, que le Ministre lui décernait le 8 de ce mois. Mais je dois m'arrêter:

Que Mme Ernest Cuvelette et ses enfants, dont le complet dévouement n'a pu arracher à la mort celui que nous pleurons, veuillent bien comprendre la profondeur de notre émotion.

Unissons-nous donc, Mesdames, Messieurs, pour rendre à la mémoire du grand chef d'industrie, que fut Ernest Cuvelette, un hommage fait de reconnaissance et d'affection. Au revoir, cher et excellent ami. Dieu vous a accueilli là-haut!...

Discours prononcé par M. BUCHER,
Directeur Général de la Société des Mines de Lens
à la suite du service célébré le 17 mars en l'église de Lens

J'hésite, madame, à allonger le dur calvaire que vous gravissez depuis quelques jours, que dis-je! depuis de longs mois. Pourtant il me semble que, après M. DE PEYERIMHOFF qui samedi, à Paris, a parlé du fondateur d'entreprises et de l'ami, il faut encore que je prenne la parole et que je lui dise un dernier adieu.

Un jour, il me fit l'honneur de me dire: « Vous, qui êtes mon fils spirituel. » A ce titre, au titre de disciple, au nom de ce grand Etre qu'est les Mines de Lens, au nom de leur personnel, je dois ici porter témoignage de ce qu'il a fait et de ce qu'il fut.

Lorsque je l'ai connu, il avait 56 ans, il était dans sa pleine force. Il venait de consacrer toutes ses énergies à la reconstitution. En 1918, il avait trouvé Lens complètement rasé. Il avait fallu quatre ans de guerre pour tout détruire, en sept ans, lui, avait à peu près tout reconstruit. Ce n'est pas faire injure à ses collaborateurs que de dire que c'est lui, avant tout autre, qui eut le mérite de cette œuvre. Cette reconstitution matérielle supposait d'ailleurs une reconstitution financière; là, encore, il donna sa mesure et son œuvre, pour être moins visible, n'en était pas moins nécessaire.

A ce moment, c'était en 1935, après avoir rebâti, il songeait au développement futur de l'affaire à laquelle il s'était donné. Déjà, avant guerre, il avait eu la claire vision que l'avenir des mines françaises, exploitant un gisement pauvre et difficile, ne pouvait être assuré qu'en poussant au maximum la transformation du charbon. Ce fut lui qui montra la voie, non seulement aux Mines de Lens, mais à toute l'industrie houillère. Soit directement à Lens, soit par l'intermédiaire de Sociétés associées, il créa tout un faisceau d'industries. Son rêve était que plus une tonne de charbon ne sorte de Lens, que tout soit transformé sur place en gaz, en électricité, en produits chimiques, il l'a réalisé en grande partie.

Mais tout cela n'était rien. Il avait fait bien plus. L'outil n'est pas tout, il ne vaut que par l'ouvrier, je prends ce mot dans son sens général, il ne vaut que par l'ouvrier qui l'emploie. M. Cuvelette avait compris que, en même temps que la reconstitution matérielle des Mines de Lens, il fallait réaliser leur reconstitution humaine. Il avait recréé un corps d'ingénieurs et lui avait donné une doctrine, il avait regroupé les employés, éparpillés par la guerre, il avait rappelé et rassemblé notre personnel ouvrier dispersé et lui avait donné, non seulement les moyens matériels de vivre, mais le goût et l'orgueil de travailler à Lens. Car s'il fut un grand administrateur et un grand ingénieur, il fut, avant tout, un grand chef. Son vrai métier fut d'être le chef. Il avait compris toute la grandeur de ce rôle, il en réalisait toutes les servitudes. Les questions sociales étaient au premier rang de ses préoccupations et, au fur et à mesure qu'il vieillissait, il leur donnait de plus en plus d'importance. Il avait compris qu'il fallait témoigner aux hommes placés sous ses ordres, à quel échelon fussent-ils, toute sa sollicitude, en leur montrant l'intérêt personnel qu'il leur portait, non par des discours, mais par des preuves directes, et il avait conquis leur affection et leur confiance. Il ne considérait pas que tout était à l'argent, au métier, au côté technique, ni même à la Science. Homme généreux et esprit ouvert, il recherchait chez tous, et en particulier chez l'ouvrier, la pacification des esprits.

Faut-il rappeler, ici, dans le détail, tout ce qu'il a fait? Je ne le crois pas. Les délégations des différents groupements qui viennent d'assister à ce service en témoignent. Les pierres qui nous entourent portent sa marque.

M. de Peyerimhoff a rappelé samedi la part qu'il a prise à la direction d'autres sociétés et d'autres industries. Les mines, naturellement, la métallurgie, l'industrie chimique, la banque, rien ne lui était étranger. Il fut un grand créateur toujours avide de réaliser et, sa retraite tout d'abord et sa disparition ensuite, laissent des vides que l'on ne comblera pas.

Le rôle de premier plan qu'il a joué, non seulement aux Mines de Lens, mais dans toute l'industrie française, tient à sa formation et à son caractère.

Il avait puisé dans ses origines paysannes et dans son éducation d'enfant une qualité qui fut, sans doute, la dominante de son esprit: la solidité. C'est, d'autre part, un fait incontestable que chacun porte toute sa vie l'empreinte ineffaçable de l'école qui l'a formé. Polytechnicien, il fut l'un des plus brillants enfants de cette vieille école que Napoléon appelait déjà « sa poule aux œufs d'or ». Il y apprit à raisonner juste, il y acquit une qualité plus rare, celle d'être impartial à l'égard de ses propres idées. Ensuite, pendant quatorze ans, il avait été ingénieur au Corps des Mines. Il avait observé, réfléchi, médité. La méditation fut l'une de ses habitudes, et c'était là son véritable travail intellectuel. Quand il vint à la vie industrielle en 1906, il n'avait, sans doute, pas d'expérience personnelle, mais il savait, pour avoir beaucoup pensé.

Soit par suite de ses qualités naturelles, soit par suite de sa formation, il était devenu un grand caractère. Son esprit était une somme de contraires: il était enthousiaste, et il était posé, il était hardi et réfléchi, il était dépensier et économe, il était fier et modeste, il était ferme et il était bon. C'était un harmonieux état d'équilibre entre des qualités qui s'opposaient sans se contredire, et il savait à tout moment être ce qu'il fallait être. Il avait une grande puissance de travail, une haute intelligence, des connaissances solides, étendues, de la souplesse d'esprit qui lui permettait de situer les idées à leur place, une puissante logique qui enchaînait les faits.

Son autorité s'imposait. Combien de fois l'ai-je vu dans une réunion, au milieu de ses pairs! Chacun donnait son avis, et c'étaient des avis également justes mais contradictoires; la discussion traînait et on ne voyait pas comment conclure. Soudain, il prenait la parole, aux premiers mots, on devinait que son avis était sûr. Chacun croyait reconnaître dans ses paroles les idées que personnellement il allait penser. La discussion était close. Son action fut primordiale, non seulement à Lens, qui fut véritablement son œuvre et le but de sa vie, mais dans toutes les Sociétés, dans tous les groupements où il était entré, où il avait bien été obligé d'entrer, et où tout naturellement, malgré lui, il prenait une place prépondérante, la première. Les dernières années de sa vie ne furent pas heureuses. La crise lui apporta bien des déceptions. Certaines entreprises, dont il était l'animateur, connurent des jours sombres. Malgré des apparences contraires, il avait une extrême sensibilité, il s'exagérait toujours la gravité d'un revers, si minime soit-il. Nul ne sait, je ne l'ai su moi-même que plus tard, et imparfaitement, combien cet homme a souffert au cours des années 1931, 1932 et 1933. Il fut brisé.

Puis, vint la maladie. A son désir d'agir, de réaliser, il avait toujours sacrifié son repos, sa santé, et les mille petits riens qui, chez les autres, font le plaisir de vivre. Il ne savait pas prendre un délassement, tous ses instants de repos étaient utilisés à méditer sur les affaires dont il avait la charge. On le lui a reproché. Il ne pouvait pas faire autrement. C'était sa raison d'être, c'était sa vie. Il s'est usé.

Il a connu l'amertume de devoir abandonner progressivement la vie active. Il ne s'en plaignait pas et nous nous demandions souvent: En souffre-t-il? Une seule fois, il m'a laissé entrevoir sa pensée. Pauvre M. Cuvelette! il avait connu l'ineffable joie de créer, la volupté de commander et maintenant il connaissait la désolation de l'ennui.

Nous ne nous rappellerons ses derniers mois que pour le plaindre. C'est, avant tout, le souvenir de M. Cuvelette, d'il y a quelques années, des 15 ans qui ont suivi la guerre, qui restera présent dans notre esprit.

Bien souvent, la mémoire de ceux qui nous quittent s'estompe peu à peu; mais restent en lumière les hommes qui, comme lui, ont tenu la barre dans les moments critiques. Comment, ici à Lens, pourrions-nous oublier son nom? Les pierres nous le rappelleraient. Lens, c'est un monument élevé à sa mémoire et à sa gloire.

Je souhaite, madame, que pour vous et vos enfants, la certitude que son souvenir restera parmi nous, la conviction qu'il a rempli le but de sa vie, l'assurance que son rayonnement ne s'éteindra pas, soient une consolation dans votre grande douleur, à laquelle nous nous associons tous.



Cuvelette élève de l'Ecole polytechnique
(C) Photo collections Ecole Polytechnique

Voir aussi :