Raymond Pierre Jean FISCHESSER (1911-1991)

Raymond est le fils de Henri FISCHESSER. Sa mère meurt le 2/6/1965. Son fils Dominique se marie le 28 avril 1972.

Résumé de carrière :

Fonctionnaire dans la grande tradition républicaine, il est, dès 1936, affecté au ministère des travaux publics. Il devient directeur de cabinet d'Henri Lafond, secrétaire général à l'énergie (1942). Directeur de l'École des mines (1963-73) et président du Conseil de perfectionnement (de 1973 à sa retraite), il y enseigne la cristallographie (magnifique polycopié en couleurs distribué aux élèves dès 1960) et la pétrographie. Sous sa direction, l'établissement devient la seule école d'ingénieurs en Europe à se répandre en divers lieux (Corbeil, Fontainebleau), il soutient le projet qui donnera naissance à Sophia Antipolis. Il a écrit des poèmes "Acta", et deux romans "Les Royaumes du monde" et "Faustus Resartus".


Un fonctionnaire, dans la grande tradition républicaine, un homme de contact et d'ouverture, un sage, un passionné

par Pierre Laffitte, ingénieur général des mines, Sénateur des Alpes Maritimes

Paru dans La Jaune et la Rouge, août-septembre 1991, pp. 59 et 60

Le grand fonctionnaire

Entré à l'Ecole polytechnique en 1931, sorti de l'école des Mines de Paris en 1936, Raymond Fischesser effectue ses premières années d'administration dans une époque troublée.

Dès octobre 1936, affecté au ministère des Travaux publics, il est chargé de participer à une enquête sur le marché charbonnier. Particulièrement remarqué à cette occasion par le directeur des Mines de l'époque, M. Blum-Picard, il se voit ainsi confier diverses autres études, notamment celle de l'approvisionnement de l'industrie chimique en produits de substitution des pyrites en raison des difficultés liées à la guerre d'Espagne.

Affecté à l'Arrondissement minéralogique de Rennes (subdivision de Brest), en mai 1937, il contrôle l'industrie extractive locale (carrières et ardoisières notamment), les chemins de fer et un certain nombre d'interventions en matière économique : contrôle des prix des produits énergétiques, en particulier.

Mobilisé en 1939, R. Fischesser est appelé en 1942, sous le Ministère Bichelonne à remplacer M. Pierre Jouven comme directeur de Cabinet d'Henri Lafond, secrétaire général à l'Energie (il est précisé dans l'acte de nomination que ce n'est pas à sa demande...). Il continue auprès de celui-ci une action difficile et risquée entamée par son prédécesseur dans le domaine de la livraison, ou pour mieux dire, du freinage de la livraison de produits de base à l'occupant allemand. Après le renvoi d'Henri Lafond, Raymond Fischesser reste le collaborateur de R. Norguet, secrétaire général des Industries de transformation et secrétaire général de l'Energie par intérim, jusqu'à la déportation de ce dernier en 1943.

A la Libération, Raymond Fischesser entre comme sous-directeur à l'école des Mines de Paris, alors dirigée par l'ingénieur général Friedel. Il va désormais lui consacrer le meilleur de lui-même.

A l'école des Mines de Paris, il est sous-directeur de 1944 à 1963, directeur de 1963 à 1973. De 1973 à sa retraite, président du Conseil de perfectionnement. Et ensuite en tant que président honoraire. Au 60, boulevard Saint-Michel, il est resté présent jusqu'à sa fin. Presque un demi-siècle de fidélité à sa chère Ecole. Beau symbole d'action dans la continuité.

Il enseigne la cristallographie et la pétrographie. Il administre, ne négligeant pas ce qu'il appelle " l'épicerie du quotidien ", dont il connaît l'importance essentielle. Il innove : il crée le système des options permettant de différencier et donc d'approfondir la formation des ingénieurs civils. Il met en place pour les futurs ingénieurs du corps des Mines les stages de longue durée d'un an et " l'écurie corps des Mines " de 3e année.

Il grignote, budget après budget, des postes d'enseignants et des postes de techniciens.

Il se bat pour obtenir le terrain des Sourds-Muets, rue Saint-Jacques, pour résoudre les problèmes d'extension de son Ecole.

En 1963, l'école des Mines se dote d'une équipe élargie de direction avec la création d'une direction des Recherches qui m'est confiée. Des mesures structurelles s'articulant autour des moyens renforcés par le budget Recherche (ligne budgétaire nouvelle) vont " déséquilibrer " vigoureusement l'institution vénérable qu'il avait remise en route. Avec diplomatie et sagesse il concilie la continuité et l'innovation. Sous sa direction, l'école des Mines devient la seule école d'ingénieurs en Europe à se répandre en divers lieux. L'Ecole s'installe dans les murs de la SNECMA à Corbeil, dans les locaux du lycée Couperin de Fontainebleau avec la complicité du maire. Les foudres du Comité de décentralisation menacent. Il soutient le projet fort critiqué à l'époque dans l'Ecole et dans l'Administration d'une implantation au Nord d'Antibes... ce qui donnera naissance à Sophia Antipolis. Ceci permet à la DATAR de fermer les yeux voire d'applaudir à ce qui deviendra l'un des plus beaux fleurons de son action de décentralisation.

Malgré les critiques de divers enseignants, il appuie la vigoureuse poussée de la Recherche en grande école qui transforme l'école des Mines en une institution où le nombre d'étudiants qui préparent des thèses est supérieur au nombre des élèves qui préparent le diplôme d'ingénieur. L'Association Armines qui gère les contrats entre les centres de recherche de l'Ecole et le monde industriel prend de l'ampleur.

La Cour des comptes est régulièrement inquiétée par divers bons esprits, le dynamisme quelque peu inhabituel du groupe école des Mines-Armines est suspect : à chaque inspection de la Cour, Raymond Fischesser rassure. La Cour constate qu'il n'y a que des critiques mineures.

En même temps, R. Fischesser contribue activement aux travaux du Plan, du temps de la splendeur de cet organisme. Rapporteur général de la Commission Mines du 3e et 4e Plan, président de cette Commission pour le 5e et 6e Plan, il rassemble avec sa bienveillante bonne humeur le monde de l'industrie minérale.

L'homme de contact, de dialogue et d'ouverture

Cette caractéristique est chez lui profonde. Mais c'est certainement au sein de sa chère Ecole que Raymond Fischesser - le Fisch selon la terminologie affectueuse, consacrée par les générations successives - a pu développer son goût des contacts.

Toujours à l'écoute. Je l'avais connu comme élève en 1947, disponible, ouvert, prêt à aider et à ouvrir les portes qu'il fallait.

Je l'avais retrouvé tel, quand, jeune ingénieur en service à la Carte géologique de France, il s'était préoccupé d'améliorer mon maigre salaire (à l'époque non renforcé par des redistributions d'honoraires) par une fonction d'expert auprès d'industriels.

Je l'ai retrouvé tel en 1963 en revenant l'épauler à l'école des Mines et en y lançant la recherche et diverses rénovations pédagogiques avec lui. Une longue complicité cordiale nous a unis pendant près de trente ans. Et tel il était resté la veille même de sa mort : disponible, prêt à aider, capable d'écouter.

Il était rare qu'il critique une situation, un projet. Tout au plus en montrait-il les difficultés. Toujours, il faisait confiance à l'homme, tout en restant très conscient de la vanité des choses de ce monde.

Des milliers de témoignages de ses anciens élèves, devenus des camarades et des amis, peuvent sur ce point confirmer largement cette face essentielle et rare de sa personnalité.

Le sage

Peut-être moins nombreux sont ceux qui connaissent le penseur un peu stoïque, un peu sceptique, l'auteur de Faustus Resartus, l'adepte du yoga et de la méditation. La vie ne lui a pas épargné ses souffrances, notamment dans la solitude où l'a laissé la mort de son épouse, puis de nombre de ses amis.

Certes, l'affection de ses enfants était présente et grande. Mais Raymond Fischesser sous sa carapace de stoïque, laissait parfois percer la grande douleur des solitaires, des poètes ou des baladins.

Les exercices de style étaient pour lui un dérivatif. Ce scientifique se sentait et littéraire et rhéteur. Ses discours avec leur richesse verbale, leur complexe et vigoureux balancement sont célèbres. On y sentait parfois - me semble-t-il - une subtile distanciation volontaire un peu inhabituelle. Entre la situation, l'atmosphère, le contenu du texte s'insérait la volonté d'introduire quelques notations sur la Weltanschauung, la philosophie de la vie du sage.

Le passionné

Distanciation, sagesse, réserve. Et néanmoins une passion. Une passion pour l'école des Mines et pour le corps des Mines.

Peu d'autres termes que passion conviennent pour ce qui liait Raymond Fischesser à l'école et au corps des Mines.

En ce qui concerne le corps des Mines, son dévouement a été continu et son loyalisme total. Vis-à-vis des hommes, des organismes liés à l'institution, des structures administratives responsables. Même lorsqu'il n'était pas d'accord, quand il lui arrivait de s'opposer ou de critiquer certaines actions, il faisait face et il faisait bloc. Rappelons le syndicat qu'il a créé, les statuts qu'il a en grande partie définis, l'Amicale du corps des Mines qu'il a présidée, et continuellement enrichie de sa constante présence, de son intérêt, de ses interventions, de son enthousiasme.

Fidélité, loyalisme, enthousiasme et ce, pendant des décennies ! Quelle continuité à travers les régimes, les gouvernements, les péripéties !

Il est peu d'hommes qui, autant que Raymond Fischesser, puissent être un tel exemple dans un monde où le changement perpétuel semble de règle.

Sachons oeuvrer comme lui, avec la claire conscience de l'essentiel, du permanent, de l'âme.

Pierre LAFFITTE (X 44), Sénateur des Alpes maritimes


Raymond FISCHESSER a écrit des poèmes et deux romans.


Fischesser, élève de l'Ecole des Mines de Paris
(C) Photo collections ENSMP



Fischesser, élève de Polytechnique
(C) Photo Collections Ecole polytechnique

Départ en retraite de Raymond Fischesser

ALLOCUTION DE Raymond FISCHESSER

Publié dans LA REVUE DES INGENIEURS, n° 272, mai 1981

Vous me rendrez, mes chers amis, une justice : je n'ai pas abusé de la parole au cours des sept ou huit années qui viennent de s'écouler. Si je romps, aujourd'hui, le vœu de chasteté verbale que j'avais prononcé après mon dernier one man's show, en décembre 1972 je crois, quand j'ai largué la direction de l'Ecole, c'est, vous l'imaginez bien, pour une raison majeure : Je dois aujourd'hui vous faire mes adieux. Vous n'imaginez pas, tout de même, que j'allais filer à l'anglaise !

D'ailleurs, j'ai deux ou trois bricoles à vous léguer.

Mon discours ne sera pas trop long. Il ne sera pas trop court non plus. Il faut ce qui faut ! Tant pis pour vous.

Quant à son style, vous en pardonnerez, j'en suis sûr, la décontraction. Ce n'est un secret pour personne : je ne suis guère vendable que dans la spontanéité. J'en suis à m'ennuyer moi-même, que c'en est une pitié, quand un contexte, plus ou moins guindé, m'oblige à m'amidonner mes phrases et à empeser mes tournures. Je m'en garderai aujourd'hui... Les esprits austères — (s'il en est parmi vous) — que cela peinerait pourront toujours se conforter en se rappelant qu'un prospect plaisant n'est pas, pour autant, absolument incompatible avec l'existence, en deuxième ou troisième sous-sol, de lambeaux de sérieux, éventuellement exploitables par des techniciens avertis. Et vous êtes des techniciens avertis.

Le manuel du parfait petit orateur, stipule que, dans un speech tel celui auquel je m'essaie, il est essentiel de centrer ses développements autour d'un thème unique, rustique et profondément senti. En l'occurrence : « Je vous quitte. Je vous aimais bien. Je vais diablement m'ennuyer de vous ! ». Mais, pour vous, je pense, comme pour moi, il s'agit là d'une évidence tellement patente que l'assortir de commentaires, quels qu'ils soient, serait d'une banalité désolante. Une réalité vécue n'a que faire des gloses plus ou moins oiseuses dont on se croit obligé de l'emberlificoter.

D'ailleurs, si je m'y essayais, je risquerais fort, en prenant mes virages un peu courts, d'accrocher la mélancolie, sentiment romantique — complètement décadant à l'ère du hard rock, de l'atome coupé en quarks et de la théorie des ensembles réunis. Je piétinerai donc les règles reçues et n'en ferai qu'à ma tête.

Je développerai trois points :

D'abord je vous confierai mon testament... Dame, vous n'alliez pas vous imaginer que je partirais intestat, tout de même !

Deuxièmement, je vous léguerai une recette.

Troisièmement... eh bien !... je concluerai. J'envisage a priori, pour ce faire, un certain nombre de possibilités. La Stimmung du moment déterminera celle qui s'impose.


Primo, mon testament.

Rassurez-vous : il sera très court ! Deux mots. Pas trois... Ces deux mots, je les emprunterai à la chère Arletty, dont je regrette, en l'occurrence, de ne posséder que partiellement l'accent parisien.

L'Ecole des mines — (de Paris, de Paris !...) — est susceptible, vous le savez aussi bien que moi, d'une infinité, d'ailleurs dénombrable, de définitions. Elles nous viennent spontanément aux lèvres, rien qu'à l'évocation, sans que j'aie à vous les souffler : « Berceau, béni de Sainte-Barbe, des jeunes élites dynamiques et bronzées du 21e siècle... Très illustre commanderie de l'ordre de l'Etoile Polaire... Précieux Conseil du Céleste Empire et autres contrées circum-terrestres, etc. etc. » La litanie se déroule d'elle-même quand on la déclenche.

Mais, si l'on va au fond des choses, si l'on cherche à cerner l'essentiel, on s'aperçoit bien vite que l'Ecole des mines — (de Paris) —, c'est, essentiellement, un état d'esprit et une ambiance... Les deux choses sont connexes, comme on dit au Conseil général des mines, pas identiques... Un état d'esprit, ça se forge, et ça se perpétue, principalement — (je vais dire une horreur !) — à coups de cooptations. Une ambiance, ça se tisse au jour le jour ; chacun en est responsable, et il importe que les Pénélope de service en ravaudent avec diligence les accrocs dès et où qu'ils se produisent.

Eh bien ! c'est à propos de cet état d'esprit, à propos de cette ambiance que j'entends tester. Voici :

A vous, amis de l'intérieur, qui savez de quoi il retourne, et qui y êtes attachés, mais... (points de suspension)... A vous, amis de l'extérieur dont la sympathie est acquise d'emblée, dont les intentions sont pures, dont les idées sont ingénieuses, mais... (points de suspension)... A vous tous, je dirais simplement, (avec la belle garance des Enfants du Paradis) :

« Attention : Fragile ! »

Deuxièmement.

Au moment où je quitte l'Hôtel de Vendôme, je me plais à constater, non sans une certaine fatuité, que les quelque trente-cinq années que j'ai passées avec vous, se sont déroulées sous le signe d'une entente, dans une atmosphère de confiance et de cordialité qu'un feuilletoniste n'hésiterait pas, j'en suis sûr, à qualifier de quasi idyllique. A peu près pas un nuage dans notre ciel commun, pendant ce tiers de siècle... Pardon ? 68 ?... c'a été un grain, certes avec un petit vent alerte, 7 Beaufort : pas de quoi écrire l'Iliade...

On m'a mis en question un certain nombre de fois : — Ce n'est pas normal ! Que diable avez-vous fait pour en arriver là ? Ça sent le fagot... Il y a une recette n'est-ce pas ?

Bien sûr qu'il y a une recette !

Si je craignais la difficulté, je m'en tirerais par une demi-pirouette et une très simple phrase :

« Elémentaire ! Je vous ai compris ! »

Ce faisant je m'exposerais à un double risque. Le premier, c'est de susciter la vindicte de l'ombre gigantesque d'un grand homme. Le second c'est de voir certains censeurs caustiques me reprocher sardoniquement d'éluder le débat en le déplaçant par un simple artifice de sémantique :

— « Ah, bien ! Vous nous avez compris !... En quoi, pourquoi, comment ? »

Mis en cause d'une façon aussi directe, je ne pourrais me défiler.

Mais j'aurais alors deux réponses.

La première est tellement évidente que je ne vous la donnerai pas.

La seconde me retiendra quelques instants. Pour deux raisons. D'abord parce qu'elle implique la solution de loin la plus facile à mettre en œuvre ; la seconde parce qu'elle ressortit de ce style — entre guillemets « si sérieux s'abstenir » que j'évoquais en commençant.

Je l'ai dénichée, il y a bien longtemps, chez un humoriste britannique qui a fait les délices de ma jeunesse et que, je crois, on ne lit plus beaucoup aujourd'hui :

Dans un chapitre de son œuvre capitale « le Club des Métiers bizarres », l'excellent Chesterton met aux prises le héros de son livre, le très sage et très excentrique Basil Grant et un ethnologue, le professeur Chadd. Ce dernier est une sommité mondiale en matière de Zoulous. Sa science concernant ce peuple sud-africain, est proprement prodigieuse : il connaît la formule zoulou pour faire tomber la pluie ; il sait la manière zoulou de faire frire les tomates ; il connaît par cœur la prière zoulou qu'il y a lieu de réciter avant de se moucher ; il n'ignore aucun détail du rituel zoulou qu'il faut respecter quand on met sa belle-mère au frigidaire pour cause d'incompatibilité d'humeur, etc. etc. En bref, rien de ce qui est zoulou ne lui est étranger.

Or, à l'occasion d'un débat qui les oppose, (sur un point fondamental de métaphysique, qu'il est inutile d'évoquer ici), Basil démontre au professeur, victorieusement, avec preuves à l'appui, que, sachant tout des Zoulous, il n'y comprend absolument rien, et que son érudition même l'accule à des contresens et à des impairs proprement abominables :

En matière de compréhension humaine, — et, peut-être, en matière de compréhension tout court — l'érudition ne sert de rien, si elle n'est vivifiée par un certain souffle, à définir, qui la bouscule et la transcende... Et Basil, dans la foulée, rassemble cette proposition fondamentale en un théorème remarquable : « Inutile de jamais chercher à comprendre un Zoulou si l'on n'a pas été, un beau jour, à sept ans, un garçon qui découvre le monde du haut d'un pommier du Sussex. »

Ayez donc été, un beau jour, un garçon de sept ans qui découvre le monde — sinon du haut d'un pommier du Sussex — (ce qui n'est donné à tout le monde) —, tout au moins, du haut d'un poirier d'Ile-de-France, d'un prunier d'Aquitaine, ou d'un cerisier d'Alsace, auxquels le vent d'ouest dans une fantasia de nuées, racontait ce qu'il venait de voir à travers la vaste Terre ! Et la magie jouant, vous serez gratifiés, pour la vie, de cette faculté d'appréhension intuitive, déliée de toutes les pétitions de principe, non seulement des Zoulous — (que vous n'aurez pas l'occasion de fréquenter tous les jours) — mais aussi de toute une série d'ethnies, aussi complexes et aussi sophistiquées. Là encore, je n'ai pas à les évoquer ; la nomenclature vous en vient spontanément aux lèvres : les chercheurs, les génies, les géologues — ces trois catégories étant d'ailleurs cumulatives ; les administratifs de Centrale ; les éminences grises de cabinets ministériels ; les femmes ; les sociologues — (non, là, je vais trop loin ! j'exagère) — mais, à coup sûr, les économistes et autres virtuoses de la prévision considérée comme l'un des beaux arts ; les conseillers à la Cour des comptes ... j'allais les oublier ! Et évidemment, naturellement, bien sûr, les enfants — ce qui justifiera un long séjour dans cette chère nursery...

Vous ne savez pas quel plaisir j'ai à vous voir rire !...

Eh bien, puisque vous êtes bon public, je vais outrepasser les limites que je m'étais imposées :

Je vais vous expliquer pourquoi j'ai plaisir à vous voir rire aujourd'hui, voici :

Vous êtes peut-être un peu familiers avec le Zen. A tout le moins, vous en avez entendu parler. Sinon cela n'a aucune importance !... L'essentiel est que vous sachiez qu'un élément fondamental de cette discipline exotique est constitué par le Koan — K.O.A.N. ... Ce que c'est ? Extrêmement simple, vous allez voir :

Le disciple — (tous les disciples sont les mêmes) — le disciple importune son maître pour qu'il lui livre la formule de l'illumination. Le maître, en réponse, d'un air désabusé, en rechignant, lui impose un Koan — une proposition manifestement aberrante, contradictoire dans son expression même, provocatrice dans sa pseudo-profondeur — à méditer. Par exemple : « Au commencement, à la fin les montagnes étaient de nouveau les montagnes ». Ou encore : « Vous vous regardez dans un miroir. De quel côté de la glace est votre image, de quel côté votre réalité ?» ... Le disciple, docile et consciencieux — (tous les disciples sont dociles et consciencieux) — entre en méditation... (Au bout de jours, ou de semaines, ou de mois, il hasarde une interprétation. Le maître hausse les épaules, et tourne le dos. Et ceci indéfiniment.)

Un beau jour, — des années normalement se sont écoulées — un beau jour, l'élève éclate de rire.

Deux cas, alors, sont possibles. Ou bien ce rire est le rire de la folie, ou encore le rire sardonique et amer du sarcasme et de la rébellion. Et, alors, la manip a manqué... Ou, au contraire, ce rire est un rire sain, libéré, mobilisant la totalité des puissances de l'être de l'intéressé. Alors le maître se prend à rire à son tour, accole son disciple avec affection, et lui dit : « Maintenant que vous avez compris, vous n'avez plus besoin de moi ! ... Soyez bénis, et multipliez. »

L'Existence, dans laquelle nous sommes tous précipités, au sein de ce monde terrible et merveilleux, est un fameux Koan... C'est même le Koan par excellence, avec ses joies moissonnées en pleine floraison ; ses peines, qui nous suivent à la trace en clopinant ; ses succès qui tournent court ; ses échecs, qui nous tirent la langue, et qui, de loin en loin, s'avèrent ironiquement féconds. Et ses deuils, irréparables, qui nous accablent au moment voulu pour remettre les choses au point — et nous amputer de cette part de nous-mêmes qui avait trouvé sa cohérence dans l'amour d'un autre être, c'est-à-dire, dans certains cas, d'à peu près tout... Certes, un fameux Koan !...

Nous l'avons vécu ensemble, pendant des années et des années, et encore des années. Et le groupe que nous formions, l'amitié qui nous liait, ont fait que nous avons partagé ces joies fugitives, ces peines plus ou moins fugaces, ces succès dérisoires, ces échecs ambigus — et ces deuils, qui nous frappaient l'un après l'autre, l'une après l'autre, et qui, chaque fois, étaient un peu le deuil de tous... De loin en loin, parce qu'il le fallait bien, nous avons articulé quel-qu'interprétation, à laquelle nous ne croyions pas trop nous-mêmes, et qui nous valait chaque fois le silence résigné des instances supérieures...

Et aujourd'hui — comme je vous parle pour la dernière fois — vous riez, de ce rire que j'évoquais, sain, libéré, etc., dans lequel tout se fond... N'allez pas imaginer une seconde que je me prenne le moins du monde, pour un expert és-Zen — ni pour que ce soit d'autre, d'ailleurs !... Mais, néanmoins, vous me permettrez, quand même, de vous dire, comme tout à l'heure : — « Maintenant que vous avez compris — (je l'espère tout au moins !) — Maintenant que vous avez compris, vous n'avez plus besoin de moi !... Soyez bénis et multipliez ».


Raymond Fischesser en 1991, quelques mois avant son décès, à l'Ecole des mines à l'occasion d'une réunion d'anciens élèves de la promotion 1967 et de leurs épouses.
De gauche à droite sur la photo : Mme Faivre, Michel Bataille, Mme Floris, Raymond Fischesser, Mme Kennis, Claude Lescoffit, Mme Louis, Jean-Paul Kennis
(C) Photo Jean-Louis Montagut




Raymond FISCHESSER (1911-1991)

par
Claude Riveline, Professeur (er) à l'ENSMP

Publié dans ABC-MINES, Spécial anniversaire du 23 octobre 2008, Bulletin n° 30, mai 2009, p. 57

NDLR. Raymond Fischesser fut le fondateur d'ABC Mines, association destinée à « permettre au plus large public de connaître les richesses patrimoniales d'un établissement unique en France », sur une idée de Claude Guillemin. A l'occasion de cet anniversaire nous avons demandé à Claude Riveline, qui a connu «Le Fisch » avant même qu'il devienne Directeur, d'écrire quelques mots «in memoriam ».

Je me réjouis de l'occasion qui m'est offerte de dire tout le bien que j'ai pensé de Raymond Fischesser, dont la bonté et la rayonnante intelligence m'ont accompagné tout au long de ma vie professionnelle. Il a été en effet successivement directeur de mon Ecole, mon professeur, mon président quand j'étais secrétaire de l'Amicale du Corps des mines (1974-1992), encore mon président quand j'étais conseiller du Centre d'Etudes Supérieures des Matières Premières (CESMAT) (1975-1991). En fait, je l'ai rencontré pratiquement tous les jours pendant plus de trente ans, car, comme lui, je n'ai pas quitté l'Ecole des mines, tout en participant à des activités très variées par leur contenu et leur localisation, car tel était Raymond Fischesser, toujours à l'affût d'aventures audacieuses et de généreuses initiatives.

Je n'oublierai jamais la première phrase que j'ai entendue de sa bouche, au début de son cours de minéralogie en 1959 : « Je vais vous apprendre à identifier des pierres. La difficulté de l'exercice réside dans le fait que si vous avez des idées préconçues sur la nature du minéral que vous tenez en main, vous trouverez toujours des confirmations de ce préjugé. Pourtant, le caillou est ce qu'il est. Eh bien, si vous apprenez à identifier les cailloux, vous serez préparé à regarder les hommes ».

Cette déclaration est un reflet fidèle du personnage. Il a porté aux pierres, aux mines, aux industries en tous genres un intérêt passionné, mais son attention était plus particulièrement concentrée sur les personnes. Par exemple, il rencontrait en tête-à-tête tous les élèves de l'Ecole pour les connaître et les conseiller, et résumait chaque entrevue sur une fiche. On a retrouvé un stock de ces fiches, et leur lecture montre l'extraordinaire pénétration de son jugement, toujours bienveillant mais lucide, et la qualité de ses pronostics sur l'avenir de chacun de ses interlocuteurs. Cette alliance de bienveillance et de perspicacité, tous ses interlocuteurs ont pu l'apprécier, et il en est résulté un immense réseau de confiance qu'il a mis au service des nombreuses œuvres auxquelles il s'est dévoué.

Tout d'abord, sa chère Ecole des mines. Bien qu'il affichât un scepticisme souriant sur les projets de conquête du monde, il a su s'entourer de dynamiques entrepreneurs, au premier chef Pierre Laffitte, qui ont fait des Mines un établissement d'une taille et d'une réputation universellement reconnues en matière d'enseignement supérieur et de recherche dans les disciplines les plus variées. Ses sages conseils ont permis de gérer cette croissance avec une souple rigueur, et d'entretenir avec toutes les administrations concernées des rapports d'estime et de confiance.

Je citerai pour mémoire sa brillante carrière administrative antérieure à son arrivée aux Mines, ses longues années de féconde collaboration avec le Commissariat au Plan, épisodes dont je n'ai pas été le témoin direct, pour m'arrêter sur sa présidence du CESMAT. Cette association a pour vocation de dispenser une formation post-diplôme d'un an à des cadres supérieurs d'entreprises minières de pays producteurs, formation dispensée aux Mines de Paris, de Nancy et d'Alès. Depuis sa création en 1975, le CESMAT a accueilli près de 2 500 stagiaires provenant d'une centaine de pays, qui constituent un réseau d'amis toujours prêts à nous accueillir et à coopérer avec la France. La chaleureuse courtoisie de Raymond Fischesser, ses introductions auprès des administrations concernées, la souple autorité qu'il a maintenue sur les divers cycles de formation ont joué un rôle décisif dans ce succès.

A sa mort, une cérémonie a réuni sa chère famille, ses nombreux amis et ses collaborateurs, et le salon central de la collection de minéralogie de l'Ecole lui a été dédié à cette occasion. Ce prestigieux décor accueille donc une belle plaque à son nom, mémorial qui convient bien à cette personnalité d'une incomparable noblesse d'esprit et de cœur.