Auguste Camille Edmond RATEAU (1863-1930)

Né le 13 octobre 1863. Décédé le 13 octobre 1930.
Fils de Auguste RATEAU, entrepreneur de travaux publics, et de Lucie CHARDAVOINE. Marié à Lucie Annie Jeanne BATTU, dont le frère vécut aux Etats-Unis à partir de 1901 et dirigea la filiale américaine de la Société Rateau.
Sa fille Marcelle épouse, en 1920, René MARGOT, petit-fils de Joseph Philippe Gustave NOBLEMAIRE et fils de Maurice Victor Édouard MARGOT (1864-1954, X 1883).
Son fils Alexis épouse Suzanne Chanot le 25/2/1929.

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1881, entré classé 27 et sorti major sur 218 élèves) et de l'Ecole des Mines de Paris (entré en 1883 classé 1er sur 7 élèves). Corps des mines.
Commandeur de la Légion d'honneur (1925). Il demanda alors à un de ses camarades de promotion de Polytechnique de le décorer : Maurice Victor Edouard MARGOT (1864-1954 ; X 1883, corps des ponts), alors directeur de l'exploitation de la Compagnie de chemin de fer PLM, qui fut aussi le beau-père de sa fille Marcelle.

Voir une biographie très détaillée de A. Rateau (1932) et la biographie de Rateau par Gérard-Michel Thermeau.


L'oeuvre d'Auguste Rateau


par E. JOUGUET (1930)

Il y a beaucoup de places dans la vaste demeure de la Mécanique. Le physicien, confrontant avec l'expérience ses lois et leurs conséquences, discute son aptitude à représenter les phénomènes naturels. Le philosophe approfondit la nature de ses principes. Le mathématicien accroît sa puissance en perfectionnant son langage et ses procédés de raisonnement. L'astronome l'utilise pour étudier le mouvement des astres. L'ingénieur se guide sur elle pour construire et gouverner ces puissants auxiliaires de l'homme que sont les machines. On dit que ce dernier fait de la mécanique appliquée, et certains esprits un peu exclusifs ne sont pas loin de considérer cette mécanique-là comme une mécanique de seconde zone. Ce n'est pas dans cette Ecole que j'ai besoin de protester contre une telle opinion. Nous connaissons tous ici l'importance des machines dans la civilisation moderne et la grandeur du rôle social que cette importance confère à l'ingénieur; nous comprenons que l'utile puisse être une des préoccupations du mécanicien. Il ne s'agit pas d'ailleurs d'un utilitarisme étroit et vulgaire et, même au seul point de vue de là connaissance désintéressée, la mécanique appliquée présente une valeur considérable. Nos machines nous fournissent en effet une ample vérification expérimentale des théories de la Mécanique. Quelle faillite, pour une science qui prétend étudier les lois du mouvement, si nous renoncions à l'employer pour expliquer la marche de nos outils familiers ! Et que serait une mécanique qui ne serait pas applicable ? La mécanique céleste est déjà elle-même une mécanique appliquée et l'on peut dire sans paradoxe que, ce que la mécanique céleste est pour les astres, la science de l'ingénieur l'est pour les objets terrestres, pour ceux que nous touchons et que nous utilisons tous les jours, pour les corps sublunaires comme disaient les anciens.

Cette grandeur, même purement intellectuelle, de la mécanique appliquée se manifeste avec un éclat particulier quand l'ingénieur ne se borne pas à utiliser les machines, quand il les imagine et les réalise, quand il mérite le beau nom, le nom magique de constructeur. Alors vraiment son esprit anime la matière, qui vient se mouler sur sa pensée, et son effort s'apparente (pourquoi hésiterait-on à le dire ?) à celui des artistes qui ont érigé le Parthénon sur l'Acropole ou fait jaillir les cathédrales du sol de la France. Un auteur contemporain, amoureux de l'art d'Eupalinos, le définit en ces termes : « Il est raisonnable de penser que les créations de l'homme sont faites, ou bien en vue de son corps, et c'est là le principe que l'on nomme utilité, ou bien en vue de son âme, et c'est là ce qu'il recherche sous le nom de beauté. Mais d'autre part, celui qui construit ou qui crée, ayant affaire au reste du monde et au mouvement de la nature, qui tendent perpétuellement à dissoudre, à corrompre ou à renverser ce qu'il fait, il doit reconnaître un troisième principe, qu'il essaye de communiquer à ses oeuvres, et qui exprime la résistance qu'il veut qu'elles opposent à leur destin de périr. Il recherche donc la solidité ou la durée. Voilà bien les grands caractères d'une oeuvre complète. La seule architecture les exige et les porte au point le plus haut. »

Trouvez-vous, Messieurs, que cette analyse nous éloigne beaucoup de la construction mécanique et estimez-vous qu'il soit déplacé de parler de la beauté des machines quand on peut, à propos de la beauté des édifices, écrire ce qui suit? « Il semble parfois qu'une impression de beauté naisse de l'exactitude, et qu'une sorte de volupté soit engendrée par la conformité presque miraculeuse d'un objet avec la fonction qu'il doit remplir. Il arrive que la perfection de cette aptitude excite en nos âmes le sentiment d'une parenté entre le beau et le nécessaire, et que la facilité ou la simplicité finales du résultat, comparées à la complication du problème, nous inspirent je ne sais quel enthousiasme. »

A lire ces lignes, on se persuade vite que la construction des machines est vraiement soeur de l'architecture des édifices. Comme celle-ci, elle ordonne la matière autour de l'idée; pour employer les expressions mêmes de notre auteur, elle a, elle aussi, pour objet de « donner des figures aux lois ou de tirer des lois elles-mêmes leurs figures ». Elle dessine la forme d'une bielle suivant les lois de la résistance des solides ; elle trace les canaux d'une turbine suivant les lois de l'écoulement de l'eau ou de la vapeur.

Tel est, dans le domaine de la Mécanique, le rôle éminent du constructeur.

Nous sommes réunis aujourd'hui pour célébrer la mémoire d'un grand constructeur. Cette appellation n'a jamais convenu à personne plus qu'à Auguste Rateau, ingénieur des Mines, ancien élève et ancien professeur de notre École. Par ses études et ses réalisations, Rateau s'est placé au nombre des plus grands inventeurs dont s'honore notre pays et aucun d'eux n'a, au même degré que lui, donné pour fondement à son travail d'invention une connaissance précise des lois. Son oeuvre fournit un magnifique exemple d'un effort sans cesse orienté vers un double but, connaître et construire, savoir et pouvoir, comprendre et créer.


Des deux stades que parcourt successivement la pensée de l'inventeur, le second, celui de la création même, échappe probablement à l'analyse. Il est sans doute impossible de dire en quoi consiste exactement ce don mystérieux, mélange d'imagination et de réalisme, que possèdent certains esprits d'imprimer à leurs conceptions une forme et une vie concrètes, de faire passer une idée, en l'habillant de matière, du domaine de la puissance à celui de l'acte. Mais le premier stade, celui de la connaissance préalable des lois, relève d'une méthode, variable d'un esprit à l'autre, qu'on peut définir dans chaque cas particulier. Chez beaucoup d'inventeurs cette connaissance est purement intuitive, on pourrait presque dire subconsciente, et difficilement communicable; elle consiste en une sorte de relation intime entre leur esprit et les choses qui s'exprime mal par le langage de la logique discursive. Chez Rateau, au contraire, savant et professeur, elle est soumise à une méthode rigoureusement scientifique. Certes, l'intuition y joue son rôle, comme dans toute oeuvre scientifique importante, mais cette intuition est toujours contrôlée par le raisonnement et par l'expérience. Il a insisté lui-même, en pleine conscience, sur l'alliance, dans son oeuvre, de la méthode scientifique et de l'esprit d'invention. « Les types de machines que j'ai préconisés de 1890 à 1901, écrit-il, sont maintenant à peu près universellement adoptés; cela tient à ce qu'ils ont été conçus d'après une méthode scientifique et non pas sans guide théorique en s'abandonnant à l'inspiration non vérifiée par l'expérience. »

Ces lignes nous montrent déjà que la méthode de Rateau est formée de l'union de la théorie mathématique et de l'expérience. La citation suivante l'affirme encore plus nettement : « La Mécanique étant essentiellement expérimentale comme la Physique dont elle n'est qu'une des branches, je me suis toujours attaché à vérifier par des expériences appropriées les théories établies et les formules qui en résultent. Mes travaux ont pris ainsi le double caractère de travaux théoriques et expérimentaux. »

On voit que Rateau rapproche, et à très juste raison, la Mécanique de la Physique. Il sait d'autre part que, dans la Physique, comme le dit Pascal, les expériences sont les véritables maîtres qu'il faut suivre. Aussi est-ce toujours à l'expérience que, dans son oeuvre, il donne le, plus de poids. Certes, il manie avec une grande habileté l'outil mathématique; certes, il enseigne à ses élèves que les mathématiques doivent toujours guider l'esprit de recherche pour obtenir la précision et éviter l'erreur. Cependant il s'en défie toujours un peu parce qu'il craint qu'on ne soit entraîné, pour permettre leur emploi qui n'est pas toujours facile, à des simplifications exagérées qui dénaturent les phénomènes.

C'est pour cela que, lui qui a étudié si profondément le mouvement des fluides, il a très peu utilisé les équations générales de l'hydrodynamique. Il a toujours préféré faire, pour chacune des questions qu'il étudiait, une théorie spéciale, fondée sur des hypothèses simples et vérifiée ensuite par la comparaison de ses résultats avec l'expérience. Il s'en tenait en somme à un point de vue plutôt hydraulique qu'hydrodynamique. Mais, s'il faut vivement applaudir aux efforts qui tentent de développer de plus en plus le point de vue hydrodynamique dans la technique et qui ont obtenu, dans ces dernières années, de beaux succès, on est bien obligé de reconnaître que le point de vue hydraulique est encore le seul qui permette aujourd'hui de traiter efficacement certains problèmes. Il a d'ailleurs souvent l'avantage de mettre en évidence, avec une clarté non troublée par les difficultés mathématiques, les principes physiques d'une question. Et Rateau en a véritablement tiré un parti admirable.

J'ai essayé d'analyser l'esprit dans lequel sont rédigés les Mémoires scientifiques que Rateau a donnés pour armature à ses inventions. Ces Mémoires où il s'est montré à la fois mathématicien habile et expérimentateur hors de pair, suffiraient à la gloire d'un autre mécanicien. Pour lui, ils ne sont que le cortège de réalisations remarquables : la connaissance des lois et leur figuration matérielle marchent de pair. En analysant ses travaux, nous trouverons toujours, intimement associés, l'inventeur et le savant.


C'est de très bonne heure que Rateau a été attiré par la science des machines et, dès le début de sa carrière, il a trouvé la voie qu'il devait si brillamment parcourir. Il a prévu tout de suite le développement que devaient prendre les turbo-machines et c'est à leur progrès que presque tous ses efforts ont été consacrés. Dès l'école, il songeait aux turbines à vapeur; à Rodez, son premier poste d'ingénieur de l'État, il commença l'étude des ventilateurs. Quand, en 1888, il fut nommé professeur à l'École des Mines de Saint-Etienne, son orientation était fixée.

L'École des Mines de Saint-Etienne est un des centres les plus originaux du monde minier français. Placée au milieu d'un bassin houiller important, dans une ambiance qui donne vite à ses élèves le sens et le goût de la mine, elle a joué et joue encore un rôle important dans la formation des ingénieurs exploitants. Son influence a été notable également sur bien des ingénieurs qui se consacrent à l'enseignement et à la science. Le personnel de ses professeurs est généralement recruté parmi de jeunes membres du Corps des Mines qui y apportent, à défaut peut-être d'expérience, cet impondérable que rien ne remplace dans l'enseignement, une ardeur juvénile pour les choses de l'esprit et la fraîcheur des premiers enthousiasmes de la recherche. Ces jeunes gens font là l'épreuve de leur vocation et l'apprentissage de leur carrière scientifique ou technique. Je puis témoigner personnellement de la reconnaissance qu'ils gardent à l'établissement où ils ont ainsi acquis leur formation définitive et Combes, Callon, Gruner, Mallard, Termier, Friedel, Rateau, doivent sans doute autant à l'École de Saint-Étienne que Boussingault, Fourneyron, Marsaut, Murgue, Fayol ou Pourcel.

Les dix années passées à Saint-Etienne ont été pour Rateau exceptionnellement fécondes. Pendant cette période, il a posé les bases de sa double activité de savant et de réalisateur. Au point de vue scientifique, il a établi les principes de la théorie des turbo-machines qui devait le guider dans toute sa carrière et exécuté des expériences fondamentales sur l'écoulement des fluides ; au point de vue des réalisations, il a construit sa première machine, sous les espèces d'un ventilateur de mines. A partir de 1897, il quitte l'École de Saint-Étienne et, sous réserve de quelques années où il professe à celle de Paris le cours d'Électricité, il se consacre entièrement à ses inventions et à leur exploitation industrielle. Mais on peut dire que les recherches de toute sa vie ne sont que le développement logique de celles qu'il a commencées à Saint-Étienne.

Sa théorie générale des turbo-machines s'attache aux propriétés communes à tous les appareils de cette classe, qu'ils soient générateurs ou récepteurs. Elle est fondée d'une part sur la similitude, de l'autre sur le théorème d'Euler. La similitude des machines hydrauliques avait été déjà envisagée par Combes; mais, pour cet auteur, elle n'était qu'une propriété curieuse, alors que Rateau en fait le fondement d'une méthode générale d'étude et renouvelle complètement la question par la conception des coefficients et courbes caractéristiques : depuis, ses travaux, et depuis ceux de Camerer qui ont suivi les siens, les coefficients caractéristiques sont généralement employés pour représenter la marche des pompes comme celle des turbines motrices. Quant au théorème d'Euler, il fournit une expression du rendement et permet de discuter les influences diverses qui s'exercent sur lui.

Les principes de cette théorie sont déjà posés par Rateau en 1892 dans ses Considérations sur les turbo-machines; elle est développée dans son Traité des turbo-machines, paru de 1897 à 1900, où il en fait une belle application aux turbines hydrauliques motrices. L'étude du rendement et de la puissance par le théorème d'Euler et les coefficients caractéristiques lui permet d'expliquer les propriétés des divers types et leur adaptation à tel ou tel débit et à telle ou telle hauteur de chute, de mettre en évidence, notamment, dans ce sujet, l'importance du degré de réaction. Ultérieurement, il a appliqué une méthode analogue aux turbines à vapeur et, par exemple, comparé par son moyen le principe des chutes de pression et le principe des chutes de vitesse. Le Traité des turbo-machines se borne encore au cas des turbines utilisant des fluides iracompressibles, mais il examine de nombreux problèmes posés par le fonctionnement de ces turbines : il donne notamment la première théorie des régulateurs agissant par l'intermédiaire d'un servo-moteur et celle des coups de bélier dans les conduites munies d'un réservoir d'air.

A coté de ces études théoriques, Rateau exécute d'importantes recherches expérimentales sur l'écoulement des fluides. Il imagine un appareil pour mesurer le titre des courants de vapeur saturée; il fait sur le passage de cette vapeur à travers les tuyères des expériences remarquables qui vérifient les lois thermodynamiques du phénomène, avec toutefois un léger écart de 1 pour 100, interprété aujourd'hui comme la preuve d'un retard à la condensation dans la détente. Il se préoccupe de la mesure du débit des fluides, si importante pour l'évaluation du rendement des machines. Je me rappelle lui avoir entendu dire, et ce propos dans la bouche d'un constructeur me paraît digne d'être rapporté, que quelques-uns de ses licenciés étrangers estimaient avec excès le rendement de ses ventilateurs parce qu'ils mesuraient mal le débit. Il avait en effet passé au crible les méthodes de mesure, en particulier les moulinets et le tube de Pitot, et montré, par des expériences ingénieuses et par une analyse très pénétrante, le rôle de la turbulence dans les indications de ces appareils.

Telle est la solide préparation de mathématicien et de physicien que Rateau donne pour fondement à ses réalisations d'ingénieur. Voici maintenant les résultats où celles-ci le conduisent.

Il débute en 1890 par un ventilateur de mines. Cet appareil possède un pouvoir manométrique de 1,05 avec un rendement mécanique de 0,80, tandis que les appareils alors en service donnent au maximum 0,80 et 0,76. Il se répand rapidement dans les mines.

Depuis cette époque, Rateau a construit beaucoup de ventilateurs et le développement de ses constructions s'est fait dans deux directions.

Pour certaines applications, les hautes pressions sont inutiles, mais on a besoin de grands débits sous un faible encombrement. Pour ce cas, Rateau montre l'avantage des hélicoïdes et crée d'excellents engins de ce type en vue notamment de la ventilation des chaufferies de navires ou de l'alimentation en air des brûleurs de chaudières marines.

Généralement au contraire, il y a intérêt à obtenir une forte pression. Rateau construit alors des hélico-centrifuges qui peuvent être considérés comme la postérité de l'appareil de 1890, et il augmente progressivement les pressions, soit en augmentant la vitesse de rotation, soit en couplant plusieurs roues en série.

Le premier moyen lui a permis, d'obtenir avec une seule roue, dès 1900, un rapport de compression de 1,58, et en 1917, dans un essai à outrance d'un de ses compresseurs d'avion, un rapport de 4,5.

Le second moyen l'a conduit à la création du turbo-compresseur. Cette machine est véritablement l'oeuvre personnelle de Rateau qui n'a eu, dans cette voie, aucun précurseur. Rateau est certainement le premier qui ait fait avec des turbo-machines des soufflantes de haut-fourneau ou de Bessemer, donnant avec 2 ou 3 roues, des rapports de compression de 2, et de véritables compresseurs de mines, donnant avec 12 à 24 roues des rapports de compression atteignant 8 ou 10. A la fin de sa vie, il a fait encore un pas en avant et, dans la pompe à vide étudiée par lui pour les installations Claude Roucherot utilisant l'énergie thermique des mers, on a obtenu des rapports de compression de 100 en marche normale et de 190 en marche poussée.

Si l'on ajoute que, parallèlement à ses travaux sur les ventilateurs, Rateau a construit pour les mines et pour l'alimentation des chaudières des pompes centrifuges à eau fonctionnant sous des hauteurs de plus en plus grandes, on reconnaîtra qu'il a été le principal artisan de l'évolution des turbo-machines génératrices vers les hautes pressions.

En ce qui concerne les turbo-machines motrices, son oeuvre capitale a été la création de la turbine à vapeur multicellulaire à action, dont les brevets fondamentaux ont été pris en 1898 et en 1901. A cette époque, les appareils en service étaient la turbine de Lavai à un seul disque et la turbine Parsons à chutes de pression et à réaction. Rateau construisit une turbine à un seul disque, genre de Lavai, munie d'aubes de forme spéciale, à la Pelton. Toutefois, il ne s'y attarda pas et reconnut la nécessité d'avoir recours aux chutes de pression pour réduire la vitesse angulaire des machines normales. Mais, à l'inverse de Parsons, il fit chaque étage à action et l'enferma dans une cellule limitée par deux diaphragmes qui reportent la fuite près de l'arbre pour diminuer son importance. C'était le mode de construction multicellulaire, aujourd'hui classique comme est classique le mode à tambour pour les turbines à réaction. Assurément, on peut trouver des antériorités plus ou moins nettes (on en trouve toujours). Mais aucune n'a le caractère rationnel, complet et définitif des brevets de Rateau ; aucune ne peut lui enlever le titre de créateur de la turbine à vapeur à action, pas plus que les travaux de Tournaire n'enlèvent à Parsons celui de créateur de la turbine à réaction. Assurément encore, d'autres inventeurs ont eu une influence importante sur le développement des turbines à action par d'heureuses dispositions constructives. Mais l'architecture générale de ces machines appartient bien à Rateau.

Sa machine créée, le grand ingénieur en développa les applications à la fois à terre et à la mer.

A terre, une invention nouvelle donna à ces applications une impulsion considérable. Profitant des propriétés remarquables des turbines aux basses pressions, Rateau les employa pour utiliser la vapeur d'échappement de certaines machines à piston à échappement libre, comme les machines d'extraction ou de laminoirs réversibles. Mais ces machines, à marche très discontinue, ont un échappement fort irrégulier, Rateau eut l'idée de le régulariser par son accumulateur-régénérateur, fonctionnant comme condenseur pour la machine primaire et comme chaudière pour la turbine. Cette belle et ingénieuse combinaison a connu un grand succès dans les mines et dans les usines métallurgiques.

A la mer, Parsons avait réalisé la propulsion par turbines sur la flotte anglaise. Le succès avait été si grand que toutes les marines renoncèrent aux machines alternatives et que toutes les puissances, y compris la France, achetèrent la licence Parsons. Rateau entra résolument en concurrence avec ce constructeur et la Marine française, heureuse de rencontrer, pour ses appareils moteurs, une marque nationale, favorisa ses efforts. Les turbines Rateau ont tout de suite donné des résultats comparables à ceux de la Parsons et ont aujourd'hui conquis une place considérable à bord de notre flotte de contre-torpilleurs et de croiseurs.

Le turbo-compresseur et la turbine à vapeur à action sont les deux plus importantes créations de Rateau. Mais ce ne sont pas les seules; d'autres lui sont dues qui, elles aussi, sont sorties de son imagination après une préparation scientifique approfondie.

C'est ainsi qu'il a dessiné avec un plein succès les hélices des bateaux sur lesquels il a installé des turbines. Et, à cette occasion, il a donné une théorie des hélices, lesquelles sont d'ailleurs, elles aussi, des turbo-machines. A cette théorie se rattache une belle série d'expériences sur les surfaces sustentatrices, exécutées en 1909, à l'époque même des débuts de l'aviation : il traite en effet les deux problèmes avec les mêmes hypothèses. A la vérité, la méthode purement hydraulique qu'il emploie, à son ordinaire, manifeste ici quelque insuffisance; le choix des hypothèses fondamentales apparaît comme assez arbitraire et assez peu satisfaisant. Aussi la théorie qu'il développe a-t-elle un caractère plus provisoire que celles qu'il a données dans la plupart des autres questions dont il s'est occupé. En fait, les récents progrès de la théorie des hélices et des surfaces sustentatrices se sont faits dans une autre voie, beaucoup plus hydrodynamique que celle qu'a suivie Rateau. Mais ses résultats expérimentaux demeurent essentiels; citons notamment la démonstration des avantages des ailes épaisses, fait assez nouveau en 1909, et la mise en évidence de la multiplicité des régimes d'écoulement autour des surfaces suivant la valeur de l'angle d'attaque.

Pour répondre à une question mise au concours par l'Académie des Sciences en 1899, Rateau a fait une très belle étude des trompes, établissant avec une grande habileté mathématique une théorie qui discute à fond le rendement, et vérifiant cette théorie par des expériences très soignées. Son Mémoire, qui a obtenu le prix Fourneyron, se borne au cas où les deux fluides traversant la trompe n'y subissent que des variations de densité négligeables. Mais il a prolongé cette étude par celle des éjecto-condenseurs, et, parallèlement, il a réalisé un excellent appareil de ce type. La guerre lui a fourni l'occasion de revenir sur des questions analogues. Les freins de bouche des canons sont de véritables machines à jet et il en a réalisé un pour l'établissement duquel il a conformément à sa méthode constante, préalablement étudié d'une manière très scientifique l'écoulement des gaz sous de très hautes pressions.

La dernière grande invention de Rateau concerne l'utilisation de l'échappement des moteurs à combustion interne pour réaliser leur suralimentation. La question est née en aviation. Par suite de la raréfaction de l'air en altitude, la puissance massique des moteurs diminue quand le vol s'élève. Pour la rétablir, et augmenter ainsi le plafond, divers ingénieurs ont eut l'idée d'associer au moteur un compresseur qui, comprimant l'air ambiant aspiré, le porte, avant son entrée dans le moteur, à une pression comparable à celle qui règne au sol. Le problème de la réalisation d'un tel compresseur fut posé à Rateau, en sa qualité de spécialiste de ce genre de machines. Celui-ci, craignant les sujétions, qui pouvaient résulter de l'entraînement mécanique, par le moteur, d'un compresseur dont le régime devait être variable, commença par déconseiller l'essai. Puis il s'avisa d'un moyen d'éviter cette liaison mécanique. Il observa que les gaz d'échappement du moteur contenaient une énergie utilisable variant avec l'altitude précisément comme la puissance exigée par le compresseur. Il conçut alors un appareil formé d'une roue de turbine à gaz placée sur l'échappement du moteur et d'une roue de compresseur placée sur son admission. C'était, on le voit, une combinaison de ses études sur les turbines motrices et sur les turbines génératrices à haute pression. Le premier exemplaire fut réalisé sur un avion, en 1917, en vue de la défense nationale. Depuis la guerre, Rateau a fait sortir son invention du domaine de la navigation aérienne : il l'a appliquée avec succès aux moteurs Diesel marins.

La surcompression est maintenant entrée dans la pratique courante pour accroître la puissance du Diesel et surtout des moteurs d'aviation. Il est remarquable toutefois que, grâce à la construction d'engrenages débrayables en marche, on ait recours aujourd'hui, tout au moins en aviation, à la commande mécanique que Rateau avait voulu éviter, et qu'on y ait généralement renoncé à prendre à l'échappement l'énergie nécessaire au compresseur. Cela ne diminue pas la part de Rateau dans ce progrès important puisque c'est lui qui a appris à faire des compresseurs centrifuges à haute pression. D'ailleurs sa solution par turbine à gaz présente incontestablement de grands avantages d'autorégulation et de rendement. Si elle marque aujourd'hui un temps d'arrêt, c'est uniquement pour des difficultés dans la tenue des canalisations d'échappement qui ne semblent véritablement pas insurmontables par une bonne mise au point. Il est permis de penser que cet arrêt n'est que provisoire et que des progrès d'ordre métallurgique ou constructif permettront de revenir à une solution certainement logique. Ce ne serait pas la première fois que, pour réaliser une idée juste, il faudrait, en aviation, attendre un progrès dans les matériaux ou dans les détails de l'exécution.

Comme pour toutes les inventions de Rateau, il faut, à propos de ses réalisations en matière de surcompression des moteurs à combustion interne, citer d'importantes recherches de caractère scientifique. Sans parler même de la note, parue au Comptes rendus de l'Académie des Sciences, où il expose les procédés de calcul relatifs à son système, il faut rappeler que, désireux de se rendre compte des possibilités données par ce système, il a fait une étude approfondie du vol des avions aux hautes altitudes.


L'étendue et la valeur de ses travaux avaient donné à Rateau une situation considérable. Son autorité était reconnue à l'étranger comme en France. Dans les principaux pays, des constructeurs importants avaient acheté la licence de ses inventions. Il était membre de l'Institut de France, membre d'honneur de l'Association des Ingénieurs de Liège, docteur Honoris Causa de l'Université du Wisconsin et de l'Université technique de Charlottenbourg. Sa compétence exceptionnelle le faisait rechercher pour faire partie ou pour assurer la présidence de nombreuses commissions, tant officielles que privées. Partout, sa parole était écoutée avec déférence et avec profit et tous ses auditeurs conserveront longtemps le souvenir de la maîtrise avec laquelle il présidait, par exemple, aux débats de la Société hydrotechnique ou de la Société de navigation aérienne. Sa vie avait fini par s'identifier avec la vie même de la Mécanique appliquée en France. Il semblait vraiment que, dans ce domaine, rien ne pût se faire sans lui.

Aussi sa mort produisit-elle dans le monde des mécaniciens une impression profonde et le vide causé par sa disparition fut-il immédiatement et vivement ressenti par tous. Et lorsque ses collaborateurs immédiats décidèrent de rendre un éclatant hommage à sa mémoire, ils rencontrèrent partout l'accueil le plus empressé. Le 27 novembre 1930, la Société des Ingénieurs civils organisa dans son hôtel une séance en son honneur. M. le président de la République Doumergue accepta de la présider, entouré de plusieurs membres du gouvernement. Plusieurs orateurs français et étrangers firent revivre l'oeuvre accomplie par le grand ingénieur dans les domaines les plus variés de la technique. De tous ces hommages, celui sans doute auquel il eût été le plus sensible fut celui de M. l'ingénieur général du génie maritime Lelong qui rappela tout ce que lui devait la Marine nationale : le véritable soulagement produit par l'adoption, pour la ventilation des navires, de ses ventilateurs hélicoïdes; l'alimentation des chaudières par pompes centrifuges, mais surtout la réalisation de turbines propulsives qui avaient si heureusement libéré la Marine française de la tutelle étrangère pour ses appareils moteurs. M. le Ministre des travaux publics associa le gouvernement à cette manifestation et, saluant l'éclat que les travaux de Rateau avaient jeté sur la technique française, insista particulièrement sur les services rendus à l'intérêt général par le professeur des Ecoles de Saint-Etienne et de Paris et par l'inventeur d'appareils propres à accroître l'efficacité de nos forces navales.

Il était juste que la reconnaissance nationale s'exprimât ainsi d'une façon solennelle. Aujourd'hui, la générosité des anciens élèves de Saint-Etienne qui, comme ceux de Paris, gardent fidèlement le souvenir de leur professeur, nous fournit l'occasion d'honorer sa mémoire dans une cérémonie de caractère plus intime. Je m'autoriserai de cette intimité pour rappeler quelques souvenirs personnels.

Auguste Rateau voulait bien me témoigner quelque confiance. C'est une de mes grandes fiertés d'avoir été parfois appelé par cet homme éminent à le suppléer dans quelqu'une des nombreuses charges que sa haute situation l'obligeait à accepter. Nos relations dataient de l'époque où j'ai eu l'honneur de lui succéder dans la chaire de Machines de Saint-Étienne. J'étais bien jeune alors et bien ignorant, même des choses que je devais enseigner. La renommée de Rateau, au contraire, commençait à s'affirmer. J'ai eu naturellement recours aux conseils de ce prédécesseur qui était déjà un maître. L'accueil qu'il m'a fait, l'accueil que m'ont fait les siens, dans une demeure embellie de toutes les séductions de l'art, est un de mes meilleurs souvenirs. J'ai largement profité de sa science et de son expérience. Le Traité des turbo-machines est un des grands livres dont j'ai approfondi l'étude pour en faire le fond de mon enseignement. Plus de 30 ans se sont écoulés, et les idées développées dans cet ouvrage peuvent encore servir de base, je l'éprouve tous les jours, à un exposé didactique des propriétés des turbo-machines. Au surplus, quiconque enseigne sur ce sujet rencontre à chaque pas la trace de Rateau. Pour ma part, je suis conduit à prononcer bien souvent son nom dans mes leçons. Je le fais toujours avec une émotion où se mêle, au regret du passé disparu, la joie de faire connaître à nos élèves les théories et les machines d'un homme qui a tant honoré notre pays et d'apporter au grand mécanicien, dans cette Ecole qui a vu son premier essor, le témoignage de ma fidèle et fervente admiration.


Rateau, élève de Polytechnique
(C) Photo Collections Ecole polytechnique


Citation du site web de la Ville de La Courneuve :

Après de solides études d'ingénieur (Polytechnique et école des Mines), il débute sa carrière comme ingénieur d'état (1887) puis professeur à l'école des Mines de Saint-étienne (1888-1897). Il quitte l'école, et développe très vite ses idées dans un Traité des turbo-machines paru en 1900. Le 1er octobre 1903, il devient finalement industriel en créant la Société d'exploitation des appareils Rateau. Son installation définitive à La Courneuve remonte à 1917. Il laisse la double image d'un ingénieur visionnaire et d'un patron paternaliste. Son héritage demeure encore aujourd'hui, repris par la société Alstom.


Rateau, élève de l'Ecole des Mines de Paris
(C) Photo collections ENSMP

Citation extraite d'une lettre de Léon Daum à sa mère, expédiée le 21 juillet 1910 à New York :

Avant-hier j'ai fait visite au beau-frère de Rateau ingénieur des mines et grand inventeur de turbines etc. Ce Mr Battu dirige ici la société Rateau. Il est en Amérique depuis 9 ans, revenu une seule fois en France et a tout à fait pris le genre américain. Ne parle que de choses énormes et tout autour de lui est le plus grand du monde. Le soir j'ai dîné chez lui, un tout petit appartement dans une splendide maison sur le Riverside Drive, dans le haut de la ville. Très belle maison sur l'Hudson, mais beaucoup de moustiques en même temps. La maîtresse de maison est une américaine plus très jeune assez maniérée. J'ai été obligé de rassembler tout mon anglais pendant la soirée, sans rien d'élégant ni même d'aisé j'ai pu tenir tête à tous les sujets de conversation. Après le café quelques airs de phonographe, quelques airs de Caruso, la plus belle voix du monde ; puis nous sommes sortis par le tramway à ce Roofgarden d'Astor Hotel : Café et musique sur le toit d'un hôtel de 13 étages, le seul endroit de New York peut-être qui donne l'agrément de nos cafés : être à l'air, voir des gens, et entendre de la musique.

Auguste Rateau, maître de la construction mécanique

Par Gérard-Michel Thermeau.

Publié le 23 octobre 2016 dans Histoire de l'économie

Portrait de l'homme des turbo-machines, Auguste Rateau, dont la vie offre une étonnante suite de réussites industrielles. Avec un nom pareil, il n'est pas étonnant qu'Auguste Rateau ne soit plus connu que d'un petit groupe de spécialistes. Pourtant en dépit de son patronyme, sa vie offre une étonnante suite de réussites, sinon amoureuses, du moins industrielles. Il a été l'homme des turbo-machines comme Fourneyron avait été l'homme des turbines.

« Rateau, mais c'est un inventeur jusqu'aux bouts des ongles ! » disait un de ses amis. « Expérimentateur habile, observateur sage, créateur de génie », il était considéré comme le maître de la construction mécanique française. À ses yeux, théorie et pratique étaient inséparables. L'invention n'avait de signification que par ses applications industrielles.

Il a combiné de façon originale la figure du scientifique et celle de l'industriel. Nombreux sont les ingénieurs des mines qui ont joué un rôle de direction dans l'industrie, mais peu nombreux sont ceux qui ont été de vrais patrons, créateurs de leur entreprise.

Petit-fils de maçon, fils de tailleur de pierre devenu modeste entrepreneur de travaux publics, Auguste Rateau fait ses études au collège de Cognac. Ayant obtenu une bourse d'études pour les classes préparatoires du lycée Saint-Louis (1879), il s'y montre un brillant élève. S'intéressant déjà aux questions de mécanique, il réussit du premier coup Polytechnique dont il sort major (1883). S'il choisit le corps des Mines, il se montre inégalement intéressé par les diverses matières au programme.

Après un bref séjour à Rodez, Auguste Rateau est nommé professeur à l'École des mines de Saint-Étienne (1888).

Le professeur de l'École des Mines de Saint-Étienne

Installé sur un bassin minier, l'École de Saint-Étienne joue un rôle prépondérant dans la formation des ingénieurs exploitants. Il va passer dix années fécondes dans cette école dont les gloires s'appellent Boussingault, Fourneyron ou Fayol.

Rateau marque profondément ses élèves. Parlant sans notes, son exposé n'en était que plus vivant. Dans les cours théoriques, il souligne toujours les applications pratiques. Un de ses anciens élèves rappelle son grand principe : « Les mathématiques doivent toujours guider l'esprit de recherche pour obtenir la précision et éviter l'erreur ». Les cours techniques de machines et d'électricité industrielle qu'il donne reflètent « souvent le résultat de ses méditations et de ses recherches. »

Il y pose les bases de sa théorie des turbo-machines. Ingénieur des mines, il a le souci de perfectionner les machines qui servent à l'exploitation houillère. Il aimait à rappeler le rôle qu'avait joué les professeurs de Saint-Étienne dans la théorie des turbines et des ventilateurs : Burdin et son élève Fourneyron pour les turbines, Murgue pour la ventilation des mines. « Nous pensons avoir, de notre côté, amené la théorie des turbines à un grand degré de simplicité et de précision. » Mais Rateau s'intéresse aussi aux questions d'aérodynamique, à l'aviation balbutiante, intérêt qui devait avoir des conséquences pratiques pendant le Grande guerre.

En 1920, il devait déclarer : « J'ai été professeur de science pure et de science appliquée. Entré jeune dans l'enseignement, j'ai suivi les errements habituels. À cette heure, ayant vu bien des choses à l'étranger, visité plusieurs écoles d'enseignement technique et leurs laboratoires, en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, et beaucoup réfléchi à leur sujet, je puis dire que si je reprenais l'enseignement, je le présenterais tout autrement avec la conviction que les élèves en auraient plus de bénéfice. »

La société pour l'exploitation des brevets Rateau

Souhaitant se consacrer entièrement à sa carrière d'inventeur, Auguste Rateau prend un congé sans solde en 1898. Son Traité des turbo-machines étant considéré comme le livre de chevet sur la question, il fonde à Paris un bureau d'études pour exploiter ses idées. Il présente ses premières réalisations à l'Exposition universelle de 1900. Il finance ses travaux grâce à ses fonctions comme ingénieur-conseil de la maison Sautter-Harlé.

C'est notamment dans les ateliers Sautter-Harlé, qu'est construite la première turbine à vapeur multicellulaire. La société pour l'exploitation des brevets Rateau grandit et il appelle pour la diriger un autre polytechnicien, Paul Chaleil (1903).

Chez Rateau, la pensée n'est pas « divisée entre le connaître et le construire ». Comme le souligne E. Jouguet, il « choisit avec une grande justesse de vue des hypothèses excessivement naturelles et satisfaisantes, et la vérification expérimentale par les conséquences garantit la valeur de ses conceptions ». Il a ainsi toujours donné la priorité à l'expérience sur l'outil mathématique, n'hésitant pas à simplifier les hypothèses.

Rateau lui-même précise ses conceptions dans une notice à l'occasion de sa candidature à l'Académie des Sciences : «La mécanique étant essentiellement expérimentale comme la physique dont elle n'est qu'une des branches, je me suis toujours attaché à vérifier par des expériences appropriées les théories établies et les formules qui en résultent. »

Auguste Rateau professeur et administrateur

Auguste Rateau revient un temps à l'enseignement en occupant la chaire d'électricité industrielle à l'École des Mines de Paris (1902-1908). S'il y crée le laboratoire d'électricité, il ne se montre guère assidu aux cours. Cette période n'aura donc pas la fécondité de son enseignement stéphanois.

Il s'associe, par ailleurs, à d'autres sociétés pour la production de ses appareils. La Société générale de constructions mécaniques va réaliser, dans son usine de La Courneuve, les turbines terrestres. Les Ateliers et chantiers de Bretagne se chargent des turbines marines.

Il avait eu l'idée d'utiliser la vapeur d'échappement des machines à échappement libre en la régularisant au moyen d'un accumulateur régénérateur de vapeur, fonctionnant comme condenseur pour la machine primaire et comme chaudière pour la turbine.

Ses turbines pour la marine vont se révéler sans égales et équiper les contre-torpilleurs de la marine française.

Mais ses fonctions d'administrateur de sociétés le forcent à quitter définitivement le Corps des Mines en 1911.

Il décide, dès lors, de lancer sa société dans la fabrication, à Muizen (Belgique) puis au Pré-Saint-Gervais, au nord-est de Paris.

Auguste Rateau et l'effort de guerre

Quand éclate la guerre de 1914, il est d'abord mobilisé à la Manufacture d'armes de guerre de Saint-Étienne. Puis, en 1915, il compte parmi les industriels consultés lorsque le gouvernement s'efforce d'intensifier la fabrication des munitions. On lui confie même à ce sujet une mission en Angleterre. Finalement, en 1916, ayant rappelé des armées le personnel qui lui était nécessaire, il remet en marche les usines de sa société, reprenant les fabrications pouvant être utiles à la guerre. Il reconvertit ainsi une partie de l'activité développant la fabrication de projectiles de 75. Celle-ci dure jusqu'à l'armistice.

Mais pour un homme comme Auguste Rateau, ce travail en grande série dans une usine modèle ne suffisait pas à ses capacités. Il met rapidement au service de la Défense nationale ses dons d'inventeur.

Il étudie ainsi à cette époque le turbo-compresseur d'avions pour permettre le vol à couple constant à toutes les altitudes. Rateau a l'idée d'adapter une turbine sur l'échappement des gaz brûlés du moteur. Cette turbine commande un ventilateur centrifuge comprimant l'air fourni au moteur. De la sorte, le moteur ne change pas de régime et continue à fournir le même travail en altitude que lorsqu'il se trouve dans les régions basses de l'atmosphère. L'avion peut ainsi s'élever à 5000 mètres d'altitude et gagner des vitesses inconnues auparavant.

Chargé spécialement de mission pour le ministère de l'Armement, il s'intéresse aussi aux freins de bouche des canons pour limiter le recul. Il rédige un mémoire sur le sujet considéré par les spécialistes comme son « chef d'oeuvre ».

Le patron de la Courneuve

Après guerre, le meilleur de son temps est consacré à sa société et c'est au milieu de ses collaborateurs qu'il termine sa carrière. Il aime à se retrouver parmi eux. La nouvelle usine de La Logette à la Courneuve, construite en 1919, utilise d’abord les machines récupérées de l'ancien établissement de Muizen. En 1926, le site est fortement agrandi : de nouveaux ateliers, des bureaux, des bassins d'eau pour les turbines, des halls pour la fonderie de fonte. À la mort de Rateau, la société possède trois usines de construction et des agences nombreuses en France et à l'étranger. Elle occupe environ 2.500 personnes.

Des constructeurs importants, notamment américains, achètent d'ailleurs la licence de ses inventions.

On conçoit, dit Léon Guillet, « ce que pouvaient être, pour ce génie créateur, ces usines où, chaque jour, il voyait se matérialiser ses pensées et ses calculs, naître le fruit de ses rêves et de ses découvertes ».

Et son directeur, Chaleil, peint, à ses obsèques, une image idéalisée. Celle du « patron circulant au milieu des machines en travail, causant familièrement avec tous, s'enquérant des difficultés comme des réussites et sans cesse apportant les réflexions de sa lumineuse intelligence et partout le témoignage de cette très simple affection qui gagnait tous les coeurs ». Il rappelle « le plaisir qu'il éprouvait dans ces visites et le peu d'insistance qu'il fallait mettre, malgré ses grandes occupations, pour le retenir à la plate-forme, à la fonderie, aux ateliers ou aux études ».

Une renommée nationale et internationale

Travailleur acharné et puissant animateur, esprit incisif et caustique, il participe à de nombreuses sociétés savantes et techniques. Il siège, par exemple, au conseil de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale ou au Comité de la Revue de la Métallurgie. Auguste Rateau est également président de section à la Société des Ingénieurs civils de France, président de la Société française de navigation aérienne, vice-président de la commission permanente de standardisation du Ministère du Commerce et de l'Industrie.

À la disparition de cette commission, il joue un rôle essentiel dans le Comité supérieur de normalisation. Auguste Rateau préside d'ailleurs l'Association française de normalisation (AFNOR) au sein de l'International Standard Association (ISA). En effet, la normalisation est à ses yeux d'une grande importance technique et économique.

Il ne se contente pas de siéger mais s'y montre actif, vigoureux, précis. Il est le second à entrer à la nouvelle division des applications de la science à l'industrie créé par l'Académie des Sciences en décembre 1918. « Combien étaient particulièrement goûtés les exposés si nombreux et si vivants qu'il fit à nos séances, avec cette clarté et cette chaleur qui le caractérisaient » note Léon Guillet. L'entrée à l'Institut officialise sa stature de savant.

Son prestige international se mesure aux doctorats honorifiques reçus de nombreuses universités : Université de Wisconsin, Université technique de Charlottenburg, Université de Birmingham, Université de Louvain. Il était membre d'honneur des Mechanicals Engineers des États-Unis, de la Société des Ingénieurs et architectes de Vienne, de la Société des Anciens Élèves de l'École de Liège entre autres.

Les dernières années d'Auguste Rateau

Sa santé décline dans les années 20 mais sans ralentir son activité ni sa créativité. Émile Jouguet écrit : « À le voir toujours ainsi semblable à lui-même, malgré la souffrance physique, ses admirateurs et ses amis ne pouvaient s'imaginer que cette grande lumière fût si près de s'éteindre. Pourtant, à la suite d'un abcès pernicieux qui se déclara en décembre 1929, plusieurs interventions chirurgicales douloureuses, qu'il supporta avec un grand courage, ne purent enrayer le développement rapide du mal qui le minait et qui l'emporta le 13 janvier 1930.»

Comme le souligne la revue de la Métallurgie à son décès : « Il était de ceux qui concentrent, unissent et bâtissent et non de ceux qui dispersent, divisent et détruisent. »

Ses obsèques sont célébrées au temple réformé de l'Oratoire au milieu d'une foule considérable, avant l'inhumation au cimetière de Passy.

Son entreprise lui survit notamment sous la présidence de son gendre René Margot. L'usine de la Courneuve devait ensuite passer sous le contrôle du groupe Alstom. Les turbines fonctionnant actuellement dans les centrales thermiques, classiques et nucléaires, utilisent toujours la turbine Rateau.

Sources :

Mis sur le web par R. Mahl