Arrivé au faîte de sa gloire, le grand chimiste, métallurgiste, thermodynamicien, organisateur Henry Le Chatelier peut se permettre de donner des leçons qui montrent bien son intransigeance et sa volonté d'en découdre avec les idées reçues. Dans sa biographie de Victor Regnault, H. Le Chatelier réhabilite un grand chimiste tant de fois critiqué pour son manque d'idées et sa recherche excessive de mesures physiques ou chimiques précises. Pour ce faire, il s'appuie sur des faits nouveaux, et notamment des informations obtenues grâce à son propre père, Louis Le Chatelier.

Dans ce texte, H. Le Chatelier critique directement l'Administration tatillonne ainsi que les chimistes universitaires éloignés des réalités industrielles et même de l'observation des faits. On sait que H. Le Chatelier, quand il était jeune, dérangeait tout le monde : les scientifiques, les administrateurs et même les industriels dont il révélait les secrets de fabrication. Même en 1910, son plaidoyer en faveur de Regnault ne devait pas faire que des heureux parmi ses auditeurs.

On ne peut qu'être admiratif devant ce discours percutant, si bien préparé, documenté et cohérent.

Sur le même sujet, voir : Discours de Emile SAINTE-CLAIRE DEVILLE (ancien élève de Regnault) le 10 décembre 1910.

[R.M.]

VICTOR REGNAULT (1810-1878)

Par M. HENRY LE CHATELIER,
Inspecteur général des Mines, Membre de l'Institut.

Discours prononcé à l'occasion du centenaire de la naissance de l'illustre physicien, dans la cérémonie commémorative du 18 décembre 1910, au Collège de France. Publié dans Annales des Mines, 10ème série tome 19, 1911.

Le Corps des Mines s'honore de compter Victor Regnault parmi les plus illustres de ses membres, et l'École des Mines de Paris revendique avec une légitime fierté le mérite d'avoir, dans une large mesure, contribué à sa formation scientifique. Regnault a fait tous ses travaux de chimie au laboratoire de cette Ecole, sous les yeux de son chef et ancien professeur, Berthier, l'auteur du célèbre traité des Essais par la voie sèche. Il a acquis auprès de ce maître le respect absolu de l'expérimentation et le mépris profond des vaines théories, qui sont restés les deux caractéristiques essentielles de toute son oeuvre. Enfin, l'Administration des Travaux publics peut se féliciter d'avoir pris, en la personne de Legrand, directeur des Mines et des Ponts et Chaussées, l'intelligente initiative des recherches sur les Données numériques entrant dans le calcul des machines à vapeur, et imprimé ainsi aux travaux de Regnault leur orientation définitive.

Il serait injuste cependant de passer sous silence l'influence de Gay-Lussac et de Dulong, tous deux professeurs de Regnault à l'École Polytechnique, ou encore celle du chimiste allemand Liebig. Leurs noms reviennent constamment dans les travaux du grand physicien, mais, par un contraste assez piquant, Regnault doit une grande partie de sa gloire aux démonstrations données par lui de l'imprécision des travaux de ses anciens maîtres. Leur influence n'a pas été, comme celle de Berthier, une action directe, elle s'est surtout exercée par réaction de signe contraire.

La carrière de Regnault est à certains points de vue bien intéressante à étudier ; elle démontre d'une façon éclatante la puissance productrice des méthodes scientifiques de travail. Son activité s'est exercée dans les directions les plus variées, et partout il est arrivé sans effort, par l'emploi d'une même discipline, à occuper le premier rang; le savant ne le cédant pas à l'industriel, le chimiste au physicien, ni le gazier au fabricant de porcelaine. D'autre part, la croissance si rapide de sa réputation, suivie après sa mort d'un déclin non moins brusque, est bien faite pour surprendre. Orphelin et sans fortune, il passe sa jeunesse comme petit employé dans un magasin de nouveautés ; puis, sans transition, par un effort inouï de volonté, il entre à l'École Polytechnique pour y occuper de suite le premier rang. Avant d'avoir fini ses études à l'École des Mines, son travail sur les dérivés chlorés de l'éthylène le classe en tête des chimistes, immédiatement après Dumas et Gay-Lussac. Cinq ans plus tard, l'Académie, par un vote presque unanime, l'appelle dans son sein, et, la même année, l'Ecole Polytechnique se l'attache comme professeur de chimie, six mois plus tard le Collège de France comme professeur de physique. Il n'avait pas encore trente ans; à cinquante-trois ans, il est commandeur de la Légion d'honneur. Admiré des savants du monde entier, soutenu par la bienveillance personnelle du chef d'État, il voit les honneurs, les situations largement rétribuées venir spontanément à lui ; il n'a rien à demander, il lui faut au contraire se défendre pour ne pas se laisser écraser sous le poids de distinctions, de fonctions administratives ou scientifiques, tous les jours plus nombreuses. Puis sans transition, son existence est brutalement brisée par la guerre allemande ; il s'éteint bientôt dans la tristesse et l'isolement. Et aujourd'hui, le souvenir de sa gloire passée est bien oublié.

Victor Regnault entra à l'École des Mines en 1832. Le régime de cette École différait alors notablement de celui de notre Ecole actuelle, et ressemblait, par certains caractères, à l'organisation des Facultés des Sciences. La durée moyenne des études était déjà de trois années, mais sans obligation absolue, il suffisait d'avoir obtenu ses moyennes. Cela était possible en deux ans d'études; les flâneurs y mettaient quatre années. Regnault obtint brillamment ses moyennes en deux ans, avec des notes tout à fait supérieures en chimie et en dessin. Aux examens de mai 1834, il était classé en tête de la plupart de ses camarades, même plus anciens à l'École. En dépit de ses notes brillantes, l'Administration se refusa à le nommer ingénieur dans la même promotion que ses aînés, et il dut, malgré une protestation très vive du Conseil de l'École des Mines, attendre encore deux années sa nomination. Cette injustice créa un vif courant de sympathie en faveur du jeune chimiste; ses anciens professeurs cherchèrent à réparer ce passe-droit en s'efforçant de le rattacher à l'École des Mines par des liens tous les jours plus étroits. En novembre 1835, l'Administration le désigne pour aller en province occuper le poste de Rive-de-Gier, mais quinze jours plus tard, cette décision est rapportée et Regnault est définitivement nommé au laboratoire de son École. Au printemps de 1836, on lui accorde, toujours avec son titre d'élève-ingénieur, un congé de trois mois pour aller à Lyon suppléer Boussingault, professeur à la Faculté des Sciences, et à son retour à Paris, le 29 juin 1836, il est enfin nommé ingénieur. On propose bientôt de lui donner un logement à l'École des Mines. Pour vaincre les résistances de l'Administration, le directeur de l'École invoque des arguments assez singuliers; le désir d'empêcher Regnault d'aller travailler au laboratoire de l'École Polytechnique et la nécessité de le détourner de la chimie organique, science devenue très à la mode depuis quelques années.

Les vacances forcées imposées à Regnault, après sa sortie de l'Ecole des Mines, ne furent pas perdues pour la science ; il les consacra à ses premières recherches personnelles de chimie et publia, dès la fin de 1834, dans les Annales de Physique et de Chimie, son mémoire classique sur la liqueur des Hollandais. Cette précocité d'un jeune étudiant, faisant paraître, avec le titre d'élève mentionné sous son nom, des travaux dignes d'un maître, peut surprendre; les dispositions naturelles les plus brillantes paraissent insuffisantes pour en donner l'explication. Mais l'enseignement donné à cette époque au laboratoire de Chimie de l'Ecole des Mines était très particulier. Berthier faisait des bons élèves ses collaborateurs immédiats et leur enseignait la chimie en travaillant avec eux. Il leur confiait tantôt des recherches nécessaires pour la rédaction de son Traité des essais de la voie sèche en cours d'impression, tantôt des analyses demandées au bureau d'essais de l'Ecole pour le compte de l'Administration ou du public. Il n'y avait alors aucun chimiste attaché au laboratoire d'analyses, le professeur de docimasie en assumait seul la responsabilité, et jamais Berthier n'aurait pu faire les centaines d'analyses publiées sous sa direction : c'était là une formation excellente. Ces renseignements sont nécessaires pour comprendre l'assurance, la confiance en lui-même avec lesquelles le jeune Regnault entreprend dans son premier mémoire de départager d'éminents savants comme Liebig et Dumas. Il possède déjà une méthode de travail très arrêtée, et il ne s'en départira plus dans tout le cours de son existence.

Liebig et Dumas avaient chacun de leur côté analysé la liqueur des Hollandais et lui avaient trouvé une composition un peu différente. Ce léger désaccord eût laissé bien des chimistes indifférents ; on pouvait vivre heureux sans connaître la formule précise de ce curieux composé. Cette divergence, au contraire, impressionne désagréablement Regnault ; il n'y a qu'une vérité, il n'y a qu'une formule exacte, il veut la connaître. De même il consacrera plus tard tous ses efforts à passer au crible les travaux de Dulong sur les tensions de la vapeur d'eau ou sur les chaleurs spécifiques des corps, ceux de Gay-Lussac sur la dilatation des gaz, etc. L'imprécision dans la science lui répugne, comme à d'autres une tache sur un beau vêtement.

Ce n'est pas tout cependant d'aimer la précision, il faut encore savoir mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour y atteindre. L'élève de Berthier connaît à fond son métier ; sa première préoccupation est d'opérer sur un corps bien pur, en contrôlant par tous les moyens possibles l'invariabilité des propriétés du composé obtenu.

Mais cela ne suffit pas, il faut encore des méthodes de mesures rigoureuses, et Regnault soumet à une critique sévère le nouveau procédé de Dumas pour l'analyse des matières organiques par combustion avec l'oxyde de cuivre ; il étudie tout particulièrement les causes d'erreur résultant de la condensation trop facile de la vapeur d'eau sur cet oxyde et il fait le premier des analyses organiques, régulièrement exactes.

Ses mesures définitives donnent tort à Liebig et confirment l'exactitude des analyses de Dumas. Ils sont donc deux contre un, la majorité doit avoir raison ; mais Regnault ne se contente pas de confondre ses adversaires, il veut aussi les convaincre ; il multiplie ses expériences de façon à retrouver les résultats de Liebig, et parvient ainsi à établir le rôle de la purification incomplète des produits étudiés par le savant chimiste allemand. Regnault cependant n'est pas encore satisfait, il ne connaît pas la nature de l'impureté contenue dans le corps analysé. Une observation soigneusement notée le met sur la voie. Il avait observé, au cours de la préparation de son composé, une violente effervescence, tout à fait inexplicable, et il finit par en découvrir l'origine : le chlorure d'éthylène donne naissance, par perte d'acide chlorhydrique, à un corps gazeux, encore inconnu, l'éthylène chloré. Puis, continuant de proche en proche ses observations, il découvre de nombreux composés formant deux séries parallèles résultant de la substitution progressive du chlore à l'hydrogène. C'est le plus bel exemple donné de la loi des substitutions récemment découverte par Dumas, et de celle de conservation des types, à peine entrevue alors. Ce mémoire est un des plus importants de la chimie organique.

Pendant cinq années consécutives, ses publications se suivent sans interruption, toujours aussi importantes par la nouveauté et la précision des résultats obtenus. Cette activité féconde explique la réputation si rapide du jeune ingénieur des Mines et sa nomination, le 6 juillet 1840, à l'Académie des Sciences. Il entrait dans la section de chimie pour remplacer Robiquet. Il n'avait pas encore fait de recherches de physique proprement dites, car ses déterminations des chaleurs spécifiques des corps simples se rattachaient à des préoccupations à l'ordre du jour parmi les chimistes de l'époque. Il les avait du reste entreprises sous l'impulsion de Dumas. La somme de travail-fournie à cette époque par Regnault est inouïe. Parallèlement à ses recherches et en plus de la surveillance des élèves au laboratoire de l'Ecole des Mines, il professait la physique générale à l'Ecole Centrale, la chimie générale à l'Ecole Polytechnique comme suppléant de Gay-Lussac et la chimie analytique à l'Ecole des Mines comme suppléant de Berthier.

Si Regnault avait persévéré dans ses travaux de chimie, il aurait rendu à cette science des services plus importants encore qu'il n'a fait à la physique. Peut-être l'aurait-il guérie de la maladie de l'imprécision et de l'amour des belles théories philosophiques, héritage de nos ancêtres, les alchimistes et les Gaulois beaux parleurs. Avant lui, on avait déjà en physique le respect des mesures exactes. Un de ses prédécesseurs au Collège de France, Biot, calculait les résultats de ses expériences avec treize décimales, en oubliant, il est vrai, de se demander s'il connaissait exactement plus des deux premières ; l'intention du moins y était. Un peu plus tard, de Sénarmont discutait d'une façon magistrale, dans son enseignement de l'Ecole Polytechnique, l'influence des erreurs de mesures sur la précision des résultats cherchés. Regnault a seulement indiqué les moyens à employer pour atteindre une précision désirée par tous les physiciens ; il a prêché d'exemple en appliquant ses méthodes et montrant leur fécondité. En chimie, au contraire, tout était alors et est aujourd'hui encore à faire dans cette voie. On se contente trop facilement d'à peu près; la préoccupation de Regnault d'analyser seulement des corps purs est bien souvent négligée, et la confusion croît de jour en jour par la multiplication de combinaisons inexistantes, définitivement consacrées par leur impression dans de volumineux mémoires. (cf. annexe 5).

Mais un événement d'une importance capitale dans la carrière de Regnault est venu en modifier complètement l'orientation première ; le Ministre des Travaux publics, préoccupé du développement rapide des machines à vapeur, avait, en 1843, jugé utile de publier une ordonnance relative aux précautions à prendre dans leur emploi ; et il avait chargé une commission, dite des machines à vapeur, de rédiger les instructions techniques nécessaires. Au cours de ce travail, on s'aperçut de l'incertitude des données expérimentales relatives aux propriétés de la vapeur d'eau, et on reconnut la nécessité de reprendre l'étude complète de la question.

Parallèlement à la publication des ordonnances relatives aux machines à vapeur, le Ministre nomma Regnault membre de la Commission, en le chargeant de toutes les expériences nécessaires pour la détermination les données numériques entrant dans les calculs des machines à vapeur. Il avait alors quitté l'École des Mines pour le Collège de France et ne disposait pas d'un budget de laboratoire suffisant pour mener à bonne fin des expériences aussi importantes. Les Travaux publics lui allouèrent au début, pour ses études une subvention annuelle de 5.000 francs. Ces recherches, prolongées de proche en proche pendant vingt-cinq années, s'étendirent à tous les fluides et furent l'occasion de perfectionnements considérables dans les procédés de mesures des pressions, des températures et des quantités de chaleur. Elles fournirent à la science cette immense collection de données numériques, dont toutes les théories scientifiques et en particulier la thermodynamique font aujourd'hui un usage incessant; elles ont fourni à Regnault ses titres de gloire les moins contestés. C'est à son successeur dans la chaire du Collège de France, M. Langevin, qu'il appartient d'exposer cette partie de l'oeuvre du grand physicien, dont nous célébrons aujourd'hui le centenaire. Mais le rôle de Regnault comme chimiste n'était pas terminé. Si à partir de 1840 il renonce définitivement à toutes recherches de chimie, il continue néanmoins à s'occuper de l'enseignement de cette science, qu'il professa pendant trente années encore à l'École Polytechnique. En 1847, il commence la publication de son Cours élémentaire de chimie, et en 1849 celle du petit volume intitulé: Premiers éléments de chimie. Ces deux ouvrages ont pendant vingt-cinq ans formé en France la presque totalité des chimistes. Pour faire comprendre l'importance du rôle joué ainsi par Regnault, il suffit de citer un chiffre : le nombre total d'exemplaires vendus des éditions successives du Cours et des Eléments a dépassé 50.000. Je dois ce renseignement absolument précis à l'obligeance de l'éditeur, M. Masson. On trouverait difficilement un autre ouvrage d'enseignement scientifique ayant eu un tel succès.

Les raisons de ce succès sont multiples. Les deux livres de Regnault furent les premiers ouvrages de chimie écrits en vue de l'enseignement; les gros traités de Thénard et de Dumas, véritables dictionnaires encyclopédiques, s'adressaient aux chimistes déjà formés et nullement aux étudiants. Le Cours de chimie de Regnault était d'ailleurs merveilleusement composé ; on ne l'a pas surpassé depuis. La plupart des livres modernes ont été rédigés sur le même plan ; ils sont peut-être mieux adaptés à la préparation des examens, mais certainement inférieurs au point de vue de la formation scientifique de l'esprit. On est étonné, en relisant aujourd'hui ces petits volumes, de toutes les notions exactes et absolument précises qui y sont accumulées. Dans l'édition de 1847, on trouve, à propos du haut fourneau, un exposé de la théorie des équilibres entre l'oxyde de carbone et l'oxyde de fer, tout à fait au niveau de l'état actuel de nos connaissances. Henri Sainte-Claire Deville, après tous ses travaux sur la dissociation et sur la réduction de l'oxyde de fer n'était pas arrivé à une vision aussi nette. C'est encore dans le Cours de chimie de Regnault que l'on trouve pour la première fois l'énoncé complet des fameuses lois, dites de Berthollet ; il en est le véritable auteur, et il les formulait d'ailleurs plus exactement que ne l'ont fait ses successeurs.

Le caractère essentiellement scientifique de son enseignement provient de ce qu'il se préoccupe avant tout de rattacher chaque fait particulier à ses causes et à ses conséquences immédiates ; or, la science n'a d'autre objet que la relation des faits entre eux. On peut cependant regretter sa terreur trop grande des généralisations plus lointaines ; il voyait seulement le premier chaînon de suites en réalité illimitées.

Enfin, au point de vue matériel, son Cours de chimie a été le point de départ d'une véritable révolution ; pour la première fois, on voyait, intercalés dans le texte, des dessins d'appareils, très clairs, rejetés auparavant à la fin des volumes dans des planches difficiles à consulter.

Malgré un succès aussi justifié, le Cours de chimie de Regnault est à peu près complètement inconnu aujourd'hui des jeunes chimistes ; on ne peut même plus retrouver ses Premiers Éléments dans les grandes bibliothèques scientifiques, comme celles de l'Institut, de la Sorbonne, de l'École des Mines.

Pour achever l'historique de l'oeuvre chimique de Regnault, il me reste à parler de faits restés jusqu'ici à peu près inconnus. Regnault a présidé à la création de la Compagnie parisienne du Gaz et en a été pendant vingt années l'inspirateur scientifique dans une collaboration technique de tous les instants avec les directeurs successifs de cette Compagnie, ses amis : M. de Gayffier d'abord, puis le neveu de ce dernier, M. Camus. On ignore presque toujours la somme de travail et de science dépensée dans les industries prospères. Les artisans de cette prospérité y trouvent des avantages matériels importants, et ce fut le cas pour Regnault, mais nullement la gloire à laquelle ils auraient droit. En 1852, le gaz était fabriqué à Paris par une demi douzaine de compagnies indépendantes, et des pourparlers étaient alors engagés pour la prolongation de leurs concessions. L'empereur, désirant tenir ses promesses plébiscitaires et donner le gaz à bon marché aux Parisiens, chargea Regnault de faire des expériences pour déterminer le prix de revient réel du gaz. Une usine expérimentale fut construite à Saint-Cloud, à proximité de la manufacture de Sèvres. Toujours préoccupé de l'exactitude des chiffres et ne pouvant cependant, au milieu de ses multiples occupations, passer toute sa journée à l'usine, Regnault fit mettre à sa disposition des voltigeurs de la garde pour surveiller les expériences. Le matin, il venait faire nettoyer et balayer l'usine, puis introduire et peser le charbon destiné aux essais de la journée ; il mettait alors à chaque porte une sentinelle, baïonnette au canon, avec consigne de ne rien laisser entrer ni sortir. Il revenait le soir mesurer le gaz produit et peser les sous-produits. Il trouva ainsi pour les dépenses de matières un chiffre cinq fois plus faible que celui des Compagnies. Son rapport fut violemment attaqué par les intéressés; on invoqua le témoignage de tous les gaziers français et étrangers ; on alla jusqu'à reprocher à Regnault de ne pas savoir qu'une analyse doit fermer à 100. Il aurait pris pour base de ses calculs des rendements de 106 kilogrammes de produits aux 100 kilogrammes de houille distillée, et il dut, pour sa défense, publier un long mémoire justificatif.

Les Compagnies gazières offraient, et l'administration municipale semblait disposée à accepter, un prix du gaz décroissant depuis 45 centimes au début de la nouvelle concession jusqu'à 35 centimes en 1870. Brusquement un coup de théâtre se produit; le 9 juillet 1855, MM. Emile et Isaac Péreire, étrangers jusque-là à la fabrication du gaz, écrivent à l'empereur en déclarant accepter les résultats de Regnault.

L'élévation du prix actuel du gaz tient, disent-ils, à l'exagération des frais généraux et des frais d'intérêt du capital. Ils se font forts de réduire ce prix avec une concession suffisamment prolongée et se déclarent en mesure de grouper derrière eux toutes les Compagnies actuelles en une seule Société ; ils offrent d'abaisser immédiatement le prix du gaz à 30 centimes et consentent le partage des bénéfices avec le consommateur, par moitié, après 1870. Le traité est signé sur ces bases le 25 juillet et, au lendemain, Regnault est nommé ingénieur-conseil de la nouvelle Compagnie parisienne du Gaz avec de gros émoluments. Il semble bien avoir été l'âme de cette combinaison. Dès son entrée en fonctions, l'intervention de Regnault se manifeste parla création de l'usine expérimentale de la Villette, destinée aux études scientifiques des perfectionnements à apporter dans la fabrication du gaz.

Elle est dirigée successivement par des chimistes de valeur : Audoin, Emile Sainte-Claire Deville, auxquels Regnault trace des programmes d'expériences rédigés avec une minutie extrême. Il s'occupe également de la fabrication dans les usines, en particulier du traitement des goudrons et des procédés de chauffage ; il traite avec Sir William Siemens pour l'application de ses nouveaux fours à la fabrication du gaz ; il s'intéresse tout particulièrement aux applications du coke au chauffage domestique, étudiant et corrigeant les dessins des appareils mis en vente par la Compagnie, rédigeant même de sa main les prospectus destinés à prouver aux Parisiens que le coke est le meilleur des combustibles. Enfin, de concert avec Dumas, représentant la ville de Paris, il arrête les bases de la détermination du pouvoir éclairant du gaz. Son action a été de tous les instants depuis la fondation de la Compagnie jusqu'à sa mort; dans les dernières années de sa vie, à moitié paralysé, il se faisait encore porter aux séances du Conseil. Ces faits méritaient d'être rappelés. Le Parisien toujours naïf et confiant dans son journal, souvent peu scrupuleux sur le respect des engagements réciproques, était arrivé, à la suite de polémiques en fin de concession, à considérer la Compagnie parisienne comme coupable des pires méfaits. En réalité, cette affaire, conduite avec une rare probité et un grand talent, a été une des gloires industrielles de la France, et le mérite en revient pour une bonne part à Regnault. En 1856, l'introduction dans les usines de laboratoires et de méthodes scientifiques de travail était une grande nouveauté, et les résultats de cette innovation furent particulièrement remarquables. De 1856 à 1870, la Compagnie parisienne fut à la tête de tous les perfectionnements dans l'industrie du gaz : élévation du rendement à 300 mètres cubes par tonne, emploi des fours à récupération, précipitation des dernières vésicules du goudron par les appareils à choc, traitement des goudrons par distillation fractionnée, application du coke au chauffage domestique dans des appareils à combustion rationnelle, détermination exacte du pouvoir éclairant du gaz. Tous ces progrès, partis de Paris, sont répandus aujourd'hui dans le monde entier. Malheureusement, après 1870, une mauvaise rédaction d'un article relatif à l'abaissement éventuel du prix du gaz, et une interprétation plus contestable encore de cet article vinrent paralyser tout nouveau progrès. Mais Regnault n'était plus là pour assister à la diminution de son oeuvre. Après une carrière aussi brillante, enviée de tous ses contemporains, l'oubli est venu rapidement pour Regnault. La plupart des chimistes ont gardé seulement le souvenir d'un professeur mortellement ennuyeux, et bien des physiciens ne se gênent pas pour en parler comme d'un travailleur consciencieux, mais d'une intelligence moyenne et connaissant médiocrement son métier. Dumas, dans l'éloge académique de Regnault, deux ans seulement après sa mort, esquissait déjà quelques réserves, absolument contestables d'ailleurs, sur ses aptitudes comme chimiste. De Lapparent, lors du centenaire de l'Ecole Polytechnique, dans une notice d'intentions certainement bienveillantes, analysait avec beaucoup de finesse les raisons de cette défaveur. A certains points de vue, Regnault se rapproche beaucoup, par sa tournure d'esprit scientifique, de Lavoisier ; il professait le même culte de l'expérimentation et la même terreur des vaines imaginations. Pourquoi donc la gloire du premier va-t-elle toujours en croissant et celle du second décline-t-elle tous les jours plus vite? Les quelques lignes suivantes de Berthelot, empruntées à son étude sur Lavoisier, nous en donnent l'explication immédiate.

" Lavoisier obtint en 1760 le grand prix de discours français en rhétorique au concours général, c'est-à-dire qu'il entra dans la vie avec la culture classique, qui ne fait certainement pas les grands hommes, mais qui leur assure cette forte éducation de l'esprit, nécessaire à la poursuite méthodique de leurs travaux comme à la propagation de leurs idées. "

Regnault n'eut pas le même avantage ; pendant qu'il portait à domicile les chapeaux grands ou petits des belles clientes de son patron, il perdit pour sa formation intellectuelle les années de jeunesse, qui ne se retrouvent plus ensuite. Il ignora toujours les préoccupations philosophiques qui poussent l'esprit à remonter du fait particulier aux notions générales et abstraites; il ignora le sentiment artistique qui porte à mettre en évidence les caractères dominateurs de son oeuvre et à ordonner ses idées pour la plus grande joie du lecteur. Ses mémoires scientifiques sont pénibles à lire ; on n'en fera pas de nouvelles éditions, comme on en a fait ou on en fera de ceux de Buffon, de Lavoisier, de Cuvier, d'Elie de Beaumont, de Pasteur, de Berthelot, de Fabre, etc. Il y a là un enseignement profond; si la guerre impie faite à la culture intellectuelle ne se calme pas, le siècle commençant pourra contribuer au développement de la richesse et même de la science, mais il ne comptera pas plus dans le développement de la pensée humaine que les siècles de barbarie.


ANNEXE 1. NOMINATION D'INGÉNIEUR RETARDÉE.

L'administration refusa de nommer Regnault, à la suite de ses examens de sortie de l'École des Mines, au grade d'aspirant ingénieur, titre correspondant, suivant les dénominations actuelles, à celui d'ingénieur de troisième classe, en invoquant le motif qu'il n'avait pas encore fait les deux voyages à l'étranger obligatoires pour les élèves ingénieurs. Le Conseil de l'École des Mines réclamait au contraire cette nomination immédiate, en acceptant néanmoins le maintien de l'obligation des voyages que Regnault devrait effectuer avant d'être chargé d'un service.

Voici quelques extraits des procès-verbaux du Conseil de l'École des Mines relatifs à cet incident.

Volume IV, page 148 : Le Conseil prend la délibération suivante :

Il sera proposé à M. le Directeur général de déclarer hors concours et d'élever dès à présent au grade d'aspirant ingénieur, dans l'ordre suivant qui est celui des examens :
MM.
de Fourcy, Regnault, du Souich, Diday.
M. Regnault fera cet été sa première campagne et fera son second voyage dans l'été de 1835. Ce ne sera qu'après avoir remis les journaux et mémoires relatifs à ce second voyage qu'il pourra être employé au service administratif (Séance du 20 mai 1834.)

Volume IV, page 174 :

M. le Directeur général fait connaître que, conformément à la décision ministérielle du 11 février 1833, il va de suite conférer le titre d'aspirant à MM. de Fourcy, du Souich et Diday, mais que ce cas d'exception n'étant pas applicable à M. Regnault, on ne pourrait, contrairement aux règlements, l'élever de suite au grade d'aspirant, puisqu'il lui reste à faire ses deux campagnes.
Après une longue discussion, le Conseil arrête qu'il sera pris des renseignements sur cette nomination d'aspirant et que, suivant les circonstances, il sera fait des démarches auprès de M. le Directeur général pour obtenir que M. Regnault ne perde pas, au moins comme ingénieur, le rang auquel ses études l'ont porté dans les examens de cette année. (Séance du 5 août 1834.)

Volume IV, paye 193 :

M. Regnault, élève-ingénieur, adresse une demande au Conseil, dans laquelle il expose que, mis hors de concours le second, à la suite des examens de l'année dernière, il n'a pas été nommé aspirant, tandis que tous ses camarades ont eu cet avancement; il prie le Conseil de faire valoir ses droits et de réclamer de M. le Directeur général de vouloir bien lui accorder la même faveur.
Le Conseil avait prévenu la réclamation de M. Regnault, et comme il savait que, d'après la décision ministérielle du 11 février 1833, relative aux élèves de l'Ecole Polytechnique appartenant aux promotions de 1830, MM. de Fourcy, du Souich et Diday devaient être nommés aspirants immédiatement après leur mise hors de concours, le Conseil, dans sa séance du 20 mai dernier, avait décidé qu'on proposerait à M. le Directeur général de faire participer M. Regnault à la même faveur, afin qu'il ne perdît pas le rang que lui avaient mérité ses examens. M. le Directeur général n'a pas cru devoir adopter cette proposition, par la raison que M. Regnault n'était pas dans le cas exceptionnel de ses camarades, et de plus qu'ayant été mis hors de concours dès sa seconde année d'études, il n'avait pas encore fait les voyages exigés par le règlement intérieur de l'Ecole. Le Conseil se voit donc obligé à regret de ne pas faire droit à la réclamation de M. Regnault, mais en même temps il décide que M. le Directeur général sera prié de rétablir l'ordre des examens à l'époque des promotions au grade d'ingénieur, en nommant M. Regnault au choix avant MM. du Souich et Diday, qui auraient alors sur lui l'avantage de l'ancienneté de grade.
Le Conseil, prenant en outre en considération les travaux intéressants auxquels M. Regnault s'est livré depuis sa mise hors de concours, et sa position de fortune, décide qu'on demandera à M. le Directeur général de lui allouer le traitement d'aspirant. (Séance du 28 février 1835.)

Volume IV, page 203 :

Le secrétaire donne ensuite lecture d'une lettre de M. le Directeur général du 11 mai, inscrite sous le n° 879, par laquelle il annonce au Conseil que, conformément à sa demande, il a alloué à M. Regnault le traitement d'aspirant comme élève en campagne; cette disposition recevra son effet à partir du 1er avril. Sur l'observation d'un de ses membres que la faveur accordée à M. Regnault par M. le Directeur général est bien légère, cet élève devant partir au 1er juin pour son second voyage, le Conseil charge son secrétaire de demander à M. le Directeur général de vouloir bien fixer au 1er janvier l'époque à partir de laquelle M. Regnault recevra son traitement d'aspirant. (Séance des 12 et 13 mai 1835.)


ANNEXE II. LOGEMENT A L'ÉCOLE DES MINES.

Regnault ne fut nommé aspirant ingénieur que le 29 juin 1836, soit deux ans après sa sortie de l'École des Mines. Mais, sans attendre cette nomination, l'Administration avait voulu le charger d'un service en province, et le 9 novembre 1835, il avait été nommé au poste de Rive-de-Gier, comme faisant fonction. Mais l'École proteste de nouveau, et cette décision est rapportée; le 23 novembre 1835, Regnault est définitivement attaché au laboratoire de l'École des Mines.

Il fut sans doute immédiatement chargé de faire aux élèves externes un cours de chimie générale, mais la création officielle de ce cours n'eut lien que dix ans plus tard. Mon père m'a souvent dit avoir, pendant qu'il était élève à l'École des Mines, donné à Regnault ses notes prises au cours de Gay-Lussac pour lui servir en vue du cours dont il aurait été chargé à l'École des Mines vers 1836; mais il n'avait jamais pu ravoir ses notes que Regnault avait sans doute égarées. Or elles m'ont été remises en 1909 par Mme Mascart, quelques mois avant sa mort ; elle les avait trouvées dans des papiers de sou mari venant du laboratoire de Regnault. D'autre part, Berthier, à la même époque, déclare au Conseil de l'École qu'il a dû compléter son cours de docimasie par des leçons de chimie générale, en raison de l'ignorance des élèves externes. Vers la même époque également un certain nombre d'élèves sont astreints par décision du Conseil à aller suivre les cours de physique de la Faculté des sciences et à passer des examens sur ces cours. Rien de semblable n'existe pour la chimie. Enfin cinq ans plus tard, lorsque Regnault quitte l'École des Mines et est remplacé par Ebelmen, le Conseil de l'École des Mines demande la création d'un cours de chimie générale, que l'Administration refuse alors et n'accordera que cinq ans plus tard. Quoi qu'il en soit, après trois années de séjour au laboratoire, Regnault est nommé professeur adjoint de docimasie et chargé de suppléer complètement le professeur titulaire, Berthier. A cette occasion, le Conseil de l'École des Mines demande pour Regnault un logement à l'École afin de lui faciliter l'accomplissement de ses fonctions multiples. Cette demande n'est pas mieux reçue par l'Administration que les propositions précédentes faites en faveur de Regnault et donne lieu aux échanges suivants de correspondance, d'après extraits des procès-verbaux du Conseil de l'École des Mines.

Volume V, page 50 :

Dans la dernière lettre en date du 6 juillet 1838, M. le Directeur général répond au Conseil qu'il n'a pas cru devoir approuver la proposition qu'il lui a faite d'accorder le logement à M. Regnault, professeur de chimie adjoint; la concession de nouveaux logements ne peut avoir lieu que sur une ordonnance du Roi, et la nécessité de cette mesure ne lui a pas paru assez démontrée pour qu'il la proposât au Gouvernement. Le Conseil instruit par un de ses membres que M. le Directeur général adopterait volontiers cette mesure, s'il était convaincu qu'elle est entièrement dans l'intérêt de l'Ecole, a pensé qu'il pouvait lui adresser de nouvelles observations.
En conséquence, après avoir entendu plusieurs membres, il arrête qu'il serait écrit une nouvelle lettre à M. le Directeur général pour lui exprimer que c'est dans l'intérêt seul des études chimiques que le Conseil lui a proposé de donner un logement au professeur adjoint de chimie. Cette lettre est conçue en ces termes :

" Le Conseil de l'École a pris connaissance de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire relativement à la proposition qui vous est faite en son nom d'affecter quelques pièces du deuxième étage à un logement pour le professeur adjoint de chimie. Le Conseil, instruit d'ailleurs par l'intermédiaire d'un de ses membres, que votre intention était d'adopter cette mesure si elle était entièrement dans l'intérêt de l'Ecole, m'a chargé de vous adresser quelques nouveaux renseignements. Il espère qu'ils vous prouveront que le seul sentiment qui l'a guidé dans cette circonstance a été d'offrir au professeur de chimie l'occasion de consacrer tout son temps à la direction des travaux du laboratoire et, par conséquent, au développement de l'instruction des élèves. La conviction du Conseil était tellement profonde que, bien qu'il connût la disposition de la loi des finances de 1833, qui ordonne que la concession de nouveaux logements n'aura lieu que par une ordonnance du Roi, il n'a cependant pas hésité à vous en faire la proposition ; la loi, en effet, n'a pas eu pour but de diminuer le nombre des logements, mais de ne les accorder que lorsque la nécessité en est reconnue. Le Conseil pense que les réflexions suivantes établiront cette nécessité d'une manière positive.

" Le professeur de docimasie est en même temps, d'après le règlement qui régit l'Ecole, chargé de la conservation de tous les objets et collections que possède le laboratoire. Ses fonctions consistent à faire des leçons orales sur toutes les parties de la chimie minérale et sur la docimasie; à diriger l'instruction pratique que les élèves reçoivent dans le laboratoire pendant la durée du cours et pendant trois mois de l'été; à exécuter, comme chef du laboratoire, les essais et les analyses que l'Administration veut lui faire faire. Il est en outre dans la nature des choses, quoique cela ne soit pas pour lui de devoir rigoureux, qu'il s'occupe de recherches ayant pour objet l'avancement de la chimie minérale et l'avancement des arts minéralurgiques. Ces recherches, qui ne peuvent être faites que de propre mouvement, exigent que le professeur trouve toutes les facilités possibles pour se livrer à son travail. Sa présence à l'École est constamment nécessaire; il y est occupé toute l'année et chaque jour, depuis le matin jusqu'au soir. Le logement que le Conseil propose de donner au professeur de chimie ne saurait, en conséquence, être considéré comme une faveur personnelle, car il y aurait lieu de l'astreindre à l'occuper, et à l'occuper dans l'intérêt du service, quels que fussent son désir et ses intentions.

" On peut dire, en effet, que l'existence du laboratoire de l'École des Mines comme centre d'instruction et de recherches scientifiques, dépend absolument de cette circonstance. Cela a toujours été senti et, si le professeur actuel n'a pas été logé en 1816, c'est que l'exiguïté de la partie de l'hôtel dont le Gouvernement était alors locataire a rendu la chose impossible.

" Si l'on n'établit dès à présent, dans le local de l'Ecole, le jeune ingénieur qui est professeur adjoint de chimie, on peut craindre qu'il ne prenne l'habitude de travailler de préférence à l'École Polytechnique, où il est répétiteur et où il possédera peut-être plus tard une chaire ; il serait alors possible qu'il s'adonnât aux recherches de chimie organique, qui sont maintenant à l'ordre du jour de la science et qu'il négligeât les travaux de chimie appliquée qui ont une si grande influence sur les progrès de l'art des mines. Il donnera, il est vrai, du travail aux élèves, les visitera chaque jour, mais il ne sera pas constamment au milieu d'eux. Il ne pourra les stimuler ni par ses avis de chaque instant, ni par son exemple ; l'instruction pourra alors devenir languissante, et il serait à craindre que la culture de la chimie fût désormais délaissée par les ingénieurs des Mines.

" Les observations qui précèdent motivant d'une manière bien évidente la nécessité que réclame la loi de 1833 pour concéder un logement dans les bâtiments de l'État, et le Conseil vous prie, Monsieur le Directeur général, de vouloir bien en faire l'application. La seule objection qu'on pourrait faire est que l'encombrement des collections exige qu'on leur consacre de nouvelles pièces et que celles qui composent le logement proposé pourraient être utilisées à cet usage ; mais cette objection, quoique spécieuse, n'est pas fondée, elle tombe devant l'examen des lieux ; les pièces sur la cour sont coupées en partie par la cage du grand escalier, de sorte qu'elles sont, ainsi que j'ai l'honneur de vous l'exposer dans ma lettre du 28 janvier 1838, tout à fait impropres pour y placer des collections. Quant à y faire des salles d'études, elles sont trop petites et trop éloignées du centre de l'École pour qu'on puisse les consacrer à cet usage, leur ensemble ne formera même qu'un logement très incommode, et il serait presque inhabitable si on n'y joignait les deux dernières pièces sur le jardin.

" Veuillez... Signé : CORDIER. " (Séance du 14 juillet 1838.)

Volume V, page 53 :

Par une lettre du 21 juillet dernier enregistrée sous le n° 1080, M. le Directeur général annonce au Conseil que, d'après les nouvelles observations qu'il lui a adressées et sa déclaration positive que les pièces marquées EE sur le plan ne peuvent être affectées aux collections, il ne voit pas d'inconvénient à les considérer comme des annexes du laboratoire et en raison de la position particulière dans laquelle se trouve actuellement M. le professeur adjoint de docimasie, il l'autorise à s'établir provisoirement dans les pièces dont il s'agit.


ANNEXE III. RÉSUMÉ DES TRAVAUX DE CHIMIE DE V. REGNAULT.

De 1835 à 1840 les Annales de physique et de chimie contiennent dix-huit mémoires de Regnault dont plusieurs sont d'une importance capitale et resteront longtemps classiques.

Les trois mémoires relatifs à l'action du chlore sur les carbures d'hydrogène et sur les éthers chlorhydriques ont mis en évidence l'existence de deux séries parallèles de composés substitués, isomères deux à deux, et démontré ainsi que la substitution peut respecter le groupement moléculaire des composés primitifs ayant servi de point de départ.

" Tous ces faits d'une grande netteté et bien d'autres d'une égale valeur, que je ne puis rapporter ici, disait Debray dans le discours prononcé aux funérailles de Regnault, prirent aussitôt leur place dans l'enseignement de la chimie. Ils y ont conservé de nos jours la même importance, parce qu'il n'en existe pas de plus clairs, de mieux appropriés à la démonstration des lois qu'ils ont contribué à établir. "

Le mémoire sur les alcalis organiques a été provoqué par les études de Liebig. Le savant allemand avait annoncé, sans preuves expérimentales bien précises, que les bases organiques étaient de l'ammoniac plus quelques corps étrangers, sans grande importance, semblait-il, car l'ammoniac gardait sa capacité propre de saturation par les acides. Regnault montre l'inexactitude complète de cette affirmation et établit pour la première fois la composition exacte des bases organiques naturelles les plus importantes. Plusieurs d'entre elles renferment deux fois plus d'azote qu'une molécule d'ammoniac; elles ne conservent donc aucunement la capacité de saturation par les acides de ce dernier composé.

Le mémoire sur les combustibles naturels est resté bien longtemps la seule source à consulter pour connaître les propriétés et la constitution des houilles. Les résultats en ont été reproduits dans une infinité de publications françaises et étrangères. Plus tard, les expériences de Gruner sont venues compléter sur quelques points le travail de Regnault, mais sans en modifier aucunement les conséquences essentielles, sans toucher à la classification des combustibles minéraux donnée pour la première fois dans ce travail. Les expériences relatives à l'action de la vapeur d'eau sur les métaux et les sulfures métalliques, entreprises en vue de vérifier l'exactitude de la classification de Thénard, eurent en leur temps un grand retentissement ; aujourd'hui elles ont perdu une partie de leur intérêt, parce que, pour la classification des métaux, on préfère invoquer leurs valences atomiques ou les données thermochimiques relatives à leurs chaleurs de combinaison.

Enfin le mémoire sur la chaleur spécifique des corps simples et composés fut un de ceux qui contribuèrent le plus à établir la notoriété de Regnault comme chimiste. On y trouve la première démonstration réellement expérimentale de la loi approchée de Dulong et Petit, devinée plutôt qu'établie par ces physiciens. Nommé membre de l'Académie des Sciences aussitôt après la publication de ce mémoire, Regnault abandonna ensuite définitivement toutes recherches de chimie.


ANNEXE IV.
AUTORISATION DE PROFESSER A L'ÉCOLE CENTRALE DES ARTS ET MANUFACTURES.

La lutte entre l'Administration et l'École des Mines au sujet de Regnault fut de tous les instants pendant les cinq années que Regnault resta attaché à cette Ecole. Le sous-secrétaire d'État ayant appris que Regnault avait accepté des fonctions de professeur à l'École Centrale, signale le fait au Conseil de l'École des Mines, qui avait dû être d'ailleurs le premier à le savoir. Celui-ci prend encore en main la défense de Regnault, comme le montrent les extraits suivants des procès-verbaux du Conseil.

Volume V, page 135 :

M. le Sous-secrétaire d'État, par une lettre en date du 10 mars, consulte le Conseil, pour savoir si M. Regnault peut sans inconvénient concilier les fonctions de professeur à l'École Centrale des Arts et Manufactures, avec celles dont il est chargé à l'École des Mines.
M. le Président ayant fait inviter M. Regnault à se rendre auprès du Conseil, il expose que les fonctions qu'il a acceptées à l'École Centrale l'obligent seulement à faire deux leçons d'une heure et demie par semaine ; que ces leçons ont lieu le matin au moment où les élèves des Mines assistent aux cours et que, par conséquent, la légère absence qu'il est obligé de faire ne peut en aucune façon nuire à la surveillance qu'il exerce sur les travaux des élèves au laboratoire.
M. Regnault s'étant retiré, le Conseil prenant en considération les observations que vient de lui présenter cet ingénieur, est d'avis que les fonctions qu'il a acceptées à l'École Centrale peuvent facilement se concilier avec celles que M. Regnault remplit à l'École des Mines; il invite, en conséquence, M. le Président à écrire à M. le Sous-Secrétaire d'État qu'il y a lieu d'autoriser M. Regnault à conserver la place de professeur de physique à l'École Centrale des Arts et Manufactures. (Séance du 13 mars 1840.)


ANNEXE V. CITATION DU CÉLÈBRE CHIMISTE ANGLAIS ROSCOE.

Pour donner une idée du mépris avec lequel bien des chimistes traitent, aujourd'hui encore, l'expérimentation précise, on reproduira ici un passage d'un discours prononcé récemment au banquet annuel de la Société chimique de Londres par le doyen des chimistes anglais, The Right Hon. Sir Henry E. Roscoe, en réponse à un toast porté par le président actuel de la société aux cinq plus anciens présidents de cette société. " L'influence de Williamson fit de moi un disciple de ce que l'on appelait alors la chimie nouvelle. Un enthousiasme, comme celui de Williamson, se manifeste sous les formes les plus variées et conduit au succès dans toutes les circonstances de la vie. Aucun grand professeur, aucun grand savant ne parvient à créer une école, à faire des travaux sensationnels s'il n'a le feu céleste. Williamson le possédait. Il ne se préoccupait pas beaucoup de nous habituer à l'exactitude dans l'expérimentation (j'appris cela chez Bunsen) ; mais il fit plus, il nous donna l'exemple de ce que doit être le chercheur, l'homme toujours à la chasse de l'inconnu... "


ANNEXE VI. LETTRE DE M. MASSON.

" MONSIEUR,

" Voici les renseignements que nous avons pu retrouver sur les oeuvres de Regnault dont notre maison a été l'éditeur.

" En 1843, un contrat d'édition est intervenu entre M. Regnault et Victor Masson, mon grand-père, pour l'édition d'un petit traité de chimie.

" En 1848, l'ouvrage de Regnault ayant de beaucoup dépassé les dimensions assignées par l'éditeur, une nouvelle convention intervint pour la publication de deux ouvrages de chimie, l'un sous le nom de Cours de chimie, le second sous le titre de Eléments de chimie.

La 1re édition du Cours parut en 1848 et fut tirée à 3.500 exempl.
   2e -                          1849 -              3.500 - 
   3e -                          1851 -              3.500 - 
   4e -                          1853 -              5.500 - 
   5e -                          1858 -              6.000 - 
   6e -                          1868 -              3.500 -

" Cette sixième édition n'est pas épuisée.

La 1re édition des Éléments parut en 1850 tirage 5.800 exemplaires 
   2e -                              1853    -   5.800         - 
   3e -                              1854    -   8.200         - 
   4e -                              1860    -   4.500         - 
   5e -                              1869    -   1.750         -

" Cette dernière édition est épuisée.

" Il a donc été vendu 25.500 exemplaires du Cours de chimie et 26.000 exemplaires des Eléments de chimie, soit 51.000 volumes dans une période de vingt ans environ ; ce sont des succès de librairie scientifique inconnus de nos jours.

" Veuillez agréer.....

" P.-V. MASSON. "


ANNEXE VII NOMINATION DE M. DE GAYFFIER.

Il sera peut-être intéressant de signaler incidemment comment les destinées de la Compagnie Parisienne du gaz furent confiées à des Ingénieurs de chemin de fer : M. de Gayffier, puis ensuite M. Camus, restés jusque-là totalement étrangers à la fabrication du gaz.

M. de Gayffier fut nommé directeur de la Compagnie Parisienne pendant l'année 1858, c'est-à-dire au cours 4e la seconde année d'existence de cette compagnie. Cette nomination fut annoncée dans les termes suivants à l'assemblée générale des actionnaires :

ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DU 27 DÉCEMBRE 1858.

Dès le premier mai dernier, le Conseil, sur la proposition de M. Dubochet, a agréé pour le remplacer, M. de Gayffier, ingénieur en chef des ponts et chaussées. Depuis cette époque, M. de Gayffier, qui a exercé de hautes fonctions administratives, s'est voué aux travaux de la direction, et par son caractère et par son aptitude aux affaires confiées à ses soins, il a donné toutes les garanties désirables. Toutefois M. Dubochet, que tant de liens attachent à la Compagnie, nous a continué son concours. L'auteur de la publication des oeuvres de MM. Emile et Isaac Péreire fait suivre cette citation des réflexions suivantes qui l'éclairent d'un jour tout particulier et font comprendre les raisons de l'intervention d'ingénieurs de chemins de fer.

La nomination de M. de Gayffier fut rendue nécessaire par suite de l'impossibilité où s'était trouvé M. Dubochet de veiller utilement à tous les détails de l'administration. MM. Péreire avaient, suivant leur habitude, posé les bases de la comptabilité de la Compagnie Parisienne, avec la sûreté et la précision de coup d'oeil qui leur avaient permis de fixer du premier coup les règles de la comptabilité des chemins de fer. Mais ils n'avaient pas le temps de s'occuper des détails de l'exécution. Or on reconnut qu'une somme de 500.000 francs avait été portée deux fois au débit du compte de profits et pertes de l'exercice 1856, et comme cette erreur n'avait pu se commettre que faute d'une . application exacte de la part de la direction, on résolut de confier dès lors le " ménage " de la Compagnie à un agent spécial, qui en ferait sa fonction exclusive. (Oeuvres de MM. Emile et Isaac Péreire, Histoire de la Compagnie parisienne du Gaz, pp. 684 et 687.)

Le nom de M. de Gayffier avait été indiqué à M. Péreire par le directeur de leur bureau d'études, M. Louis Le Chatelier, lui-même ancien ingénieur de Compagnies de chemins de fer.

MM. Regnault, de Gayffier, Camus et Le Chatelier sortaient tous quatre de l'Ecole Polytechnique, les uns ingénieurs au corps des Mines, les autres au corps des Ponts et Chaussées et étaient liés par des relations d'amitié ou d'affaires.


ANNEXE VIII. ROLE PROBABLE DE REGNAULT DANS LA CRÉATION DE LA COMPAGNIE PARISIENNE.

Tous les documents connus montrent d'une façon bien nette que la création de la Compagnie Parisienne est résultée de l'intervention simultanée de Regnault, de l'Empereur et des Péreire, mais il est moins facile d'établir d'une façon certaine comment ces différentes personnalités ont été mises en rapport. Il y a là un fait d'histoire industrielle assez intéressant à élucider. La question de l'éclairage de la ville de Paris ne regardait régulièrement que deux groupes : l'administration municipale de la ville de Paris, d'une part, et d'autre part, les compagnies gazières, or, en fait, la question a été complètement réglée en dehors des intéressés auxquels on a simplement demandé leur approbation pour la forme, quand tout était déjà arrêté.

Voici les données que j'ai pu réunir à ce sujet :

Relation des Péreire et des compagnies gazières .- D'après des documents authentiques, les anciennes compagnies gazières avaient, en mai 1854, sollicité des Péreire un emprunt de 10 millions pour régler avec la ville de Paris certaines dettes.

Dans les milieux gaziers, une tradition s'est transmise, prétendant que l'on avait dû demander aux Péreire leur intervention pour régler un pot-de-vin de plusieurs millions demandé dans l'entourage de l'Empereur et que c'est pour ce motif qu'ils avaient seuls figuré dans les négociations finales avant la signature de la nouvelle concession. Cette explication n'est pas défendable, car, dans ce cas, les Péreire n'auraient pas proposé à l'Empereur de livrer le gaz à 30 centimes au moment même où les compagnies existantes se déclaraient incapables de le livrer à moins de 40 centimes.

Dans la collection des oeuvres des Péreire on trouve, au contraire, des allusions qui conduisent à une interprétation bien plus vraisemblable de cette substitution. Les propriétaires des compagnies gazières existant en 1855 étaient de petits commerçants, sans vues à longue portée, ne pensant pas que dans un siècle l'industrie pût différer de ce qu'elle était alors. Les Péreire, au contraire, dont toute la fortune a été édifiée sur une prévision très juste du développement de la grande industrie, savaient que l'industrie du gaz serait, comme toutes les autres, transformée par le développement des chemins de fer, et ils achetèrent en espèces sonnantes, 15 millions, une partie de la propriété des compagnies gazières. Celles-ci furent alors enchantées de recevoir de l'argent monnayé en échange de titres, de vieux papiers que les Péreire prirent avec non moins de plaisir et qui doublèrent de valeur en quelques années.

Relation des Péreire et de Regnault.- Toute l'opération faite par les Péreire reposait sur la croyance absolue aux chiffres donnés par Regnault pour le prix de revient du gaz, chiffres contestés par tous les gaziers de l'époque. Les Péreire n'étaient pas ingénieurs et devaient s'en rapporter, sur ces questions, à leurs conseils techniques, dont le principal était alors Louis Le Chatelier, l'ami de Regnault ; il a très certainement été le lien entre le savant et les financiers.

Relations de Regnault et de l'Empereur.- On peut admettre que les relations établies entre Regnault et l'Empereur le furent par l'intermédiaire de son camarade de promotion et son collègue dans le corps enseignant de l'Ecole Polytechnique, le commandant Favé, lié depuis plusieurs années déjà avec le Prince-Président dont il était le collaborateur pour ses études d'artillerie. L'entente finale est résultée de ce que les trois parties en présence avaient dans la question des intérêts communs. L'Empereur : tenir ses promesses de la vie à bon marché ; Regnault: se justifier des attaques et même des injures dont il avait été abreuvé parles gaziers, et enfin les Péreire : tirer parti de l'ignorance économique et technique de leurs emprunteurs.


ANNEXE IX. NOMINATION DE REGNAULT ET CRÉATION DE L'USINE EXPÉRIMENTALE.

PREMIÈRE ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DU 7 MARS 1857 DE LA COMPAGNIE PARISIENNE DD GAZ.

Il est encore une autre mesure que nous avons prise et dont vous apprécierez l'importance. Une condition de notre industrie est d'apporter, dans ses procédés, tous les perfectionnements que la science peut découvrir. Il faut que nos appareils, il faut que nos usines soient l'objet de continuelles recherches, afin d'y réaliser incessamment toutes les innovations utiles. C'est en vue de ces perfectionnements que nous avons désiré le concours de l'un des savants les plus éminents de ce temps : M. Regnault, membre de l'Académie des sciences, a bien voulu être notre conseil scientifique. Aidés de sa haute expérience, nous marcherons d'un pas plus ferme dans la voie des améliorations. Pour rendre cette intervention plus efficace et pour aller au-devant de la pensée de l'Administration, manifestée par l'article 11 du cahier des charges, lequel, en prévoyant les progrès de la science, a voulu en assurer l'application par notre société, nous avons décidé qu'une usine expérimentale serait établie dans un emplacement dépendant de l'usine de la Vilette, pour servir aux études et aux expériences ayant pour objet le perfectionnement de la fabrication du gaz. (Oeuvres de MM. Emile et Isaac Péreire, Histoire de la Compagnie parisienne du Gaz, p. 601.)


ANNEXE X. LETTRE DE SIR WILLIAM SIEMENS.

La Compagnie parisienne du Gaz a été la première à appliquer les procédés de récupération de la chaleur de Siemens dans la distillation de la houille. Elle le fit sur le conseil de Louis Le Chatelier, qui mit en rapport son ami William Siemens avec M. de Gayffier, directeur de la Compagnie et M. Regnault, ingénieur-conseil. La lettre suivante de Siemens est destinée à tenir au courant de l'état des négociations son introducteur à la Compagnie parisienne.

                       3, Great George Street, Westminster S. W.
                                1er novembre 1861.

MONSIEUR,

Le Conseil de l'administration de la Compagnie pour l'éclairage de Paris m'a retenu avant-hier jusqu'à cinq heures, de sorte que je n'ai pu me rendre chez vous à l'heure du rendez-vous que vous m'aviez fait. Après une discussion assez longue, on semblait assez favorable, mais on ne voulait pas se décider sans le consentement de la part de M. Regnault qui était absent. En sortant, j'ai cependant rencontré M. Regnault qui, après quelques consultations avec ses collègues, me parlait encore pour une demi-heure, discutant surtout les termes. La Société me semblait tout à fait décidée de faire l'essai d'un ou même de trois fours à la fois pour mieux juger de l'économie. Il est convenu que je mettrai pour bénéfice une redevance d'un sixième de l'économie en combustible (prix pour prix) comme maximum. M. Regnault m'enverra un dessin des fours, comme ils sont à présent pour que je puisse y appliquer les régénérateurs.

Je ne doute pas, Monsieur, que cette application de mon système de chauffage donnera de très bons résultats (quoique l'économie en fours lents sera moins forte que quand il s'agit de températures très élevées),et je vous suis très reconnaissant pour cette introduction.

Je vous enverrai une copie du brevet anglais, qui donne des dessins exacts de plusieurs applications.

Agréez, Monsieur, l'assurance de ma plus haute considération.

SIEMENS,

                            M. L. Le Chatelier, ingénieur en chef des mines.


ANNEXE XI. PROSPECTUS POUR LA VENTE DU COKE.

On a retrouvé dans les papiers de Regnault, restés à la manufacture de porcelaine de Sèvres, avec des lettres de convocations pour les réunions du Conseil d'administration de l'année 1858, toute une série de documents relatifs à l'emploi du coke au chauffage domestique : des dessins de poêles, dont quelques-uns sont corrigés de la main de Regnault et trois rédactions successives, écrites entièrement de la main de Regnault, d'un prospectus destiné à recommander aux Parisiens le coke de gaz comme le meilleur des combustibles. Ce détail est intéressant, parce qu'il montre à quel point Regnault s'occupait de toutes les affaires de la Compagnie parisienne. Ce n'était pas uniquement un conseil scientifique, intervenant seulement de haut et à de rares intervalles. Il joua certainement le rôle de directeur technique pendant les premières années nécessaires à M. de Gayffier et ensuite à M. Camus pour se mettre au courant de questions entièrement nouvelles pour eux.

COPIE D'UNE NOTE MANUSCRITE DE REGNAULT.

Le coke est le plus avantageux de tous les combustibles employés pour le chauffage des maisons. Son prix, à Paris, est bien inférieur à celui de tous les autres. La combustion du coke peut être réglée à volonté; et la chaleur qu'il produit peut être utilisée complètement pour le chauffage. On peut, en effet, brûler le coke avec la quantité d'air strictement nécessaire, on évite alors l'énorme perte de chaleur qui, dans nos foyers ordinaires, est emportée dans la cheminée par l'air qui n'a pas servi à la combustion. On n'obtient jamais ce résultat avec les combustibles qui brûlent avec flamme ; ceux-ci doivent brûler dans un grand excès d'air, sans quoi ils donneraient beaucoup de fumée, et les cheminées seraient bientôt encrassées par la suie, cause si fréquente des incendies. Malgré des avantages si certains et si faciles à apprécier, l'emploi du coke pour le chauffage domestique n'a pas reçu jusqu'ici le développement qu'il prendra lorsqu'on connaîtra mieux les conditions dans lesquelles il doit être appliqué. La raison en est bien simple, c'est que les cheminées de nos maisons, nos poêles n'ont été disposés que pour le chauffage au bois; on ne peut même pas y brûler convenablement le charbon de terre : les houilles grasses y brûlent avec fumée, répandent de l'odeur dans l'appartement et encrassent de suie les cheminées et les tuyaux; les houilles sèches et maigres y brûlent difficilement et s'éteignent avant qu'elles ne soient consommées. Le coke présente ce dernier inconvénient dans nos cheminées ordinaires ; les fragments presque toujours isolés les uns des autres et sur une petite épaisseur s'éteignent promptement.

Ces graves inconvénients peuvent être facilement évités, pour le coke, par une disposition convenable des appareils de chauffage. Pour mettre le public à même de réaliser immédiatement les avantages d'un mode de chauffage, à la fois économique et salubre, la Compagnie parisienne d'éclairage et de chauffage par le gaz a fait faire des expériences complètes sur le chauffage au coke et sur les dispositions les plus favorables qu'il convient de donner aux foyers ; elle a fait exécuter sur ses dessins et dans les grandes usines métallurgiques de nouveaux appareils qui n'ont été acceptés par elle qu'après avoir été soumis à des épreuves décisives ; elle a voulu que le public pût les acheter aux prix les plus bas, aux prix coûtants en fabrique et, pour atteindre ce but, elle a renoncé à tout bénéfice dans la vente des appareils. (Document communiqué par M. Granger.)


A propos de la Compagnie parisienne du Gaz, voir aussi :

  • Biographie de Paul GIGOT