Gabriel LAMÉ (1795-1870) dit LAMÉ DE LA DROITIÈRE

Fils de Gabriel François LAMÉ et de Julie Madeleine GOISLARD-LA DROITIERE. Né le 22/7/1795 à Tours. Mort le 1/5/1870.

Epoux de Marguerite Fortunée BERTIN de GÉRAUDON.
Père de :

Oncle de Alfred POTIER.

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1814, entré classé 11 et sorti classé 13 sur 72 élèves) et de l'Ecole des mines de Paris. Corps des mines (dernier grade atteint : ingénieur en chef). Majeur (1820) puis Lieutenant-colonel (1825) puis Colonel (1829) du corps des ingénieurs des voies de communication de la Russie. Membre de l'Académie des sciences, Paris (1843). Membre correspondant de l'Académie des sciences de Saint-Petersbourg (1829). Professeur à la Sorbonne et à l'Ecole polytechnique. Membre du bureau des longitudes.


 

Notice sur Gabriel LAMÉ
par Albert de Lapparent


Publié dans le LIVRE DU CENTENAIRE (Ecole Polytechnique), 1897, Gauthier-Villars et fils, TOME I, pages 120 et suiv.

Lamé, pour tous ceux qui l'ont connu à l'apogée de sa carrière, apparaît comme la personnification de la physique mathématique et de la Géométrie. Quand on regarde cette figure grave, ce regard fixe, empreint à la fois de profondeur et de bonté, cette haute et sereine philosophie dans laquelle il aimait à s'absorber, on a peine à croire que son attention soit jamais descendue des sommets culminants de la science, pour se porter vers les applications de la pratique. Il a excellé pourtant, dans ses jeunes années, et c'est comme ingénieur qu'il a jeté les fondements d'une renommée que le savant devait rendre si haute et si pure. Son témoignage est un des plus éclatants parmi tous ceux qui sont venus affirmer l'utilité de l'Ecole Polytechnique, à la fois "pour le progrès des Sciences et des Arts et l'amélioration des travaux publics".

Né à Tours, le 22 juillet 1795, Gabriel LAMÉ appartenait à une famille trop peu favorisée de la fortune pour qu'il pût échapper à la nécessité immédiate d'un travail lucratif. A 16 ans, il entrait à Paris comme clerc chez un homme de loi. Fort heureusement, la bibliothèque de son patron contenait autre chose que des livres de procédure : un exemplaire de Legendre s'y trouvait égaré. Ce fut pour le jeune Lamé comme une illumination soudaine, si irrésistible qu'il trouva moyen, à l'insu de sa famille, de retourner sur les bancs du lycée Louis-le-Grand. S'il fit bien, on dut l'avouer en 1813, en le voyant remporter un prix au Concours général, et mieux encore l'année suivante, quand il fut reçu le troisième à l'Ecole Polytechnique.

Troublé par les graves événements de 1815, son séjour à l'Ecole le fut encore davantage par un licenciement, qu'une révolte des élèves fit ordonner en 1816. Pendant un an, Lamé demeura dans l'angoisse, donnant pour vivre des leçons, d'ailleurs rapidement appréciées, et qui lui fournirent l'occasion d'un écrit remarquable, intitulé Examen des différentes méthodes employées pour résoudre les problèmes en Géométrie. Enfin l'autorité s'adoucit. En 1817, on permit aux élèves licenciés de passer leurs examens de sortie, et Lamé, classé en tête de la liste, devint élève-ingénieur des Mines. Pendant trois ans, il garda constamment le premier rang de sa promotion.

Comme il allait sortir de l'Ecole des Mines, en 1820, le gouvernement russe, désireux de fonder une école des voies de communication, s'adressa à la France pour en former le personnel, manifestant ses préférences pour l'esprit et les traditions de l'Ecole Polytechnique.

Lamé fut désigné par ses professeurs, ainsi que son camarade Clapeyron. Tous deux acceptèrent et, jusqu'en 1830, leur influence fut précieuse pour la direction des travaux publics en Russie. C'est alors qu'en vue de l'achèvement de l'église Saint-Isaac, à Saint-Pétersbourg, ils sentirent la nécessité de reprendre la théorie des voûtes, déjà traitée par Navier. A cette occasion, ils adressèrent à l'Académie des Sciences un mémoire qui mérita les louanges de Prony. « Sans atteindre exactement le but, a dit M. Joseph Bertrand (Eloge de Lamé), ils avaient rejoint sur la route et devancé, dès leurs premiers pas, un de leurs maîtres les plus éminents. » Un autre mémoire, rédigé par Lamé seul, avait pour objet la propagation de la chaleur dans les polyèdres, et témoignait d'un esprit aussi méthodique que patient, « avide de chercher dans l'étude des questions particulières un point d'appui, seulement pour s'élever plus haut et confirmer les principes ».

La révolution de 1830 apporta aux dispositions de la cour de Russie un changement qui rendait la situation des Français très difficile. Lamé dut se résigner à perdre toutes ses espérances d'avenir et, démissionnaire sans aucun dédommagement, il rentra en France, avec Clapeyron, vers la fin de 1831. On les voit alors s'associer avec les deux Flachat, en vue de former, pour les grandes entreprises qui commençaient à poindre, « les conseils officieux du public et des compagnies ». Bientôt, ils deviennent ingénieurs du chemin de fer de Paris à Saint-Germain ; mais, à peine les études sur le terrain étaient-elles terminées que Lamé, impatient de s'appliquer tout entier à la solution des problèmes qu'il avait souvent entrevus, abandonnait la carrière active pour prendre, sur la désignation de l'Académie des Sciences, la chaire de Physique à l'Ecole Polytechnique.

Il ne s'était pourtant signalé que par des travaux purement mathématiques; mais l'Académie savait qu'en Russie, la Physique avait été professée par lui avec distinction, et la puissance connue de son esprit offrait une garantie de la hauteur qu'il donnerait à l'enseignement. Lamé ne faillit point à cette tâche, et son cours opéra une véritable révolution dans la Physique, tout étonnée de voir apporter dans son domaine une pareille rigueur de géomètre. Plus profond que clair, et un peu trop dédaigneux de la reproduction des expériences pour fixer toujours sans défaillance l'attention de tous ses élèves, Lamé n'en fut pas moins, de leur part, l'objet d'une affection et d'un respect sans mélange. Tous le vénéraient comme une des gloires de l'Ecole. Il cessa de professer, en 1844 un an après son élection à l'Académie des Sciences, et devint examinateur de sortie, d'abord pour la Physique, plus tard pour la Mécanique. Auparavant, il avait publié son cours en 1836, sous la forme d'un livre dont on ne saurait trop louer la netteté, la concision, l'exactitude et la profondeur. Quant à ses fonctions d'examinateur, qu'il exerça jusqu'en 1863, elles lui fournirent l'occasion de montrer toute la bienveillance de sa nature.

Il n'était pas de ceux qu'une sévérité outrée porte à se rapprocher toujours du zéro de l'échelle. Au contraire, il lui arriva un jour, ayant déjà donné la note 20, de témoigner au directeur des études un vrai regret de l'impossibilité où il se trouvait de mieux traiter un autre élève, qui lui semblait encore supérieur au précédent.

L'année 1850 permit à Lamé de rentrer dans l'enseignement actif, cette fois avec une liberté d'allures plus conforme à ses goûts. Devenu professeur à la Sorbonne, il débuta par la chaire de Calcul des probabilités, qu'il obtint bientôt la permission de transformer en se consacrant tout entier à la Physique mathématique. C'est là qu'il a laissé les plus profonds souvenirs. « La porte s'ouvrait à tous, a dit M. Joseph Bertrand, mais nul n'osait entrer sans être géomètre.... Il n'était pas d'école plus profitable, de critique plus savante et plus fine, de maître plus patient et plus docte. Quatre ouvrages excellents et profonds, classiques aujourd'hui sans distinction d'écoles, restent le fruit précieux de cet enseignement. »

Le premier de ces ouvrages, publié en 1852, traite de la Théorie mathématique de l'élasticité. Les points les plus élevés et les plus difficiles de la théorie de la lumière y sont abordés. Le second, qui date de 1857, est consacré aux fonctions inverses des transcendantes et aux surfaces isothermes. Le troisième a paru en 1859 et est intitulé : Leçons sur les coordonnées curvilignes et leurs diverses applications. Enfin le dernier, de 1861, a pour titre : Leçons sur la théorie analytique de la chaleur. A cette énumération, il faut joindre un mémoire de 1854 sur 1'équilibre d'élasticité des enveloppes sphériques. Combes n'a pas hésité à qualifier de « magnifique » la solution donnée par Lamé, dans ce travail, au problème de la déformation d'une sphère sous l'action de forces distribuées d'une manière quelconque à sa surface.

Lamé n'a professé officiellement que la Physique; cependant il a été par-dessus tout un géomètre, et c'est avec justice que l'Académie lui a donné une place dans la section où siégeait Poinsot.

Dès sa rentrée en France, il avait révélé sa valeur dans son premier mémoire sur les surfaces isothermes, où il ouvrait des voies entièrement nouvelles au Calcul intégral comme à la Géométrie. C'est là qu'il a conçu l'idée des coordonnées curvilignes, obtenues par l'emploi simultané de trois surfaces homofocales, savoir un ellipsoïde et deux hyperboloïdes, dont un à deux nappes. Ces coordonnées ont reçu depuis lors un emploi général. Même ce travail contenait en germe, sans que l'auteur eût songé à faire le rapprochement, toute la théorie des surfaces de niveau, où Michel Chasles devait bientôt s'illustrer. Aussi Jacobi, utilisant dès la première heure la méthode de Lamé, se plaisait-il à saluer en lui un des mathématiciens les plus pénétrants. Près de cinquante ans après, l'équation de Lamé fournissait encore matière à deux beaux travaux de MM. Hermite et Brioschi.

Les merveilleuses ressources de ce puissant esprit lui ont également permis d'aborder en maître, tantôt le chapitre singulier de l'Algèbre où se sont exercés les efforts de Fermat, de Lagrange, d'Euler, de Legendre, de Dirichlet et de Cauchy, tantôt la solution du problème de Segner.

Mais ce serait donner une idée incomplète du génie de Lamé que de se borner à énumérer ses divers triomphes, sans rappeler qu'une pensée plus haute dominait tous ses travaux. Son but était la découverte du principe universel de la nature physique. Établir la royauté de l'éther, dans le domaine de la chaleur et de l'élasticité comme dans celui de la lumière, faisait la préoccupation de sa vie, et tout en jugeant qu'il pouvait être prématuré d'en proclamer dès aujourd'hui l'avènement, il voulait que tous les efforts fussent dirigés en vue de ce résultat. Loin de considérer les Mathématiques comme un instrument sui generis, dont le perfectionnement n'aurait en rien dépendu de l'usage qu'on en pouvait faire, il croyait que tous les progrès de l'Analyse devaient tendre aux applications et être provoqués par elles. Sans doute il admettait l'expérience comme seule base de toute vérité physique; mais, d'après lui, le raisonnement et le calcul, en s'appuyant sur les faits, s'élevaient plus haut et portaient plus loin. Sans créer la lumière, ils la dirigeaient.

Pour résumer ces tendances, nous ne saurions mieux faire que de reproduire le jugement porté sur Lamé par M. Joseph Bertrand :

« Parmi les investigateurs des ressorts secrets de la nature, aucun n'a regardé plus haut et visé plus loin, aucun n'a mis avec plus de persévérance au service d'une imagination plus brillante et plus nette des études plus profondes et plus larges, aucun n'a su manier avec une dextérité plus ingénieuse le plus subtil, sans contredit, et le plus puissant, à ses yeux, des instruments de succès, je veux dire l'Analyse mathématique. »

Que les grandes et généreuses idées de Lamé n'aient pas été exemptes de quelques illusions, c'est ce qui ne surprendra personne. De ce nombre est l'admiration qu'il ressentait en présence des cas assez nombreux où la représentation des propriétés physiques des corps aboutit à la considération d'un ellipsoïde. Il croyait y entrevoir, et il saluait avec une émotion réelle, une lueur de la loi générale tant cherchée par lui, sans remarquer qu'il s'agissait seulement d'une loi mathématique, imposée à un milieu en réalité très complexe, par l'hypothèse, implicite et inexacte, que les propriétés des corps sont des fonctions continues des coordonnées, tandis qu'en toute rigueur la matière doit être considérée comme discontinue.

Quoi qu'il en soit, c'est une bien belle et bien sympathique figure que celle de ce savant, qu'une supériorité universellement reconnue n'en rendait que plus bienveillant pour ceux qui l'approchaient. A l'inverse de certains génies, chez qui la misère humaine s'est souvent fait jour par quelque endroit, Lamé n'a connu aucune de ces faiblesses par lesquelles s'assombrit parfois l'éclat d'une brillante renommée. Son âme a constamment plané, sans jamais s'y perdre, à des hauteurs où nulle mesquinerie ne saurait atteindre; aussi n'a-t-il laissé parmi ses disciples que reconnaissance, admiration et ineffables regrets.

A ce sentiment est venue se joindre une respectueuse compassion, excitée par la dure épreuve qui a marqué ses dernières années. Non seulement, à partir de 1863, une surdité croissante le mit hors d'état de remplir aucun service actif ; mais son intelligence autrefois si vigoureuse commençait à donner des signes évidents de fatigue. Il lui fallut renoncer peu à peu à tout travail cérébral, et se survivre, en quelque sorte, dans une longue agonie intellectuelle, que la mort ne vint pas terminer avant le printemps de 1870. Cependant, une consolation lui avait été donnée depuis longtemps : celle de voir grandir dans sa famille un héritier de ses traditions, qui devait un jour s'asseoir à l'Ecole Polytechnique dans la chaire même illustrée par Lamé, y raviver, en l'adaptant aux nouvelles découvertes, le goût de la Physique mathématique, et retrouver plus tard, à l'Académie des Sciences, le souvenir encore vivace du passage de son glorieux devancier.

A. de Lapparent


Gabriel LAMÉ (cliquer pour agrandissement)


NOTICE NÉCROLOGIQUE SUR
Gabriel LAMÉ, Ingénieur en chef des mines, Membre de l'Institut.

Par Michel-Eugène LEFÉBURE DE FOURCY, inspecteur général des mines.

Publié dans Annales des Mines, 1872, tome I, pp. 271 et suiv.

M. Lamé, ingénieur en chef des mines en retraite, est mort à Paris le 1er mai 1870. Le trouble apporté par la guerre et l'insurrection à la publication de nos Annales n'a point permis d'y insérer, en son temps, la notice nécrologique qui aurait dû, suivant un usage pieusement suivi dans le corps des mines, retracer les principaux traits d'une vie si brillamment remplie. Gendre de M. Lamé, et devenu presque son fils par notre mutuelle affection, il ne m'appartient pas de faire ici un éloge qui paraîtrait intéressé dans ma bouche. Je dois me borner à citer quelques dates conservées dans les souvenirs ou les archives de la famille. Les discours prononcés sur la tombe de mon beau-père compléteront l'insuffisance de cette simple note biographique.

Lamé (Gabriel) naquit à Tours, le 22 juillet 1795, l'un des cinq enfants d'une bonne famille bourgeoise, qui perdit son aisance patrimoniale à la Révolution, et dont il fut toute sa vie le plus dévoué et le plus généreux soutien. A la suite de tardives études où il n'eut pour guides que quelques livres et son génie naissant, il entra en 1814 à l'École polytechnique.

Elève ingénieur des mines le 11 décembre 1817, aspirant le 20 novembre 1820, on le voit dès le commencement de 1821 entrer, avec Clapeyron, au service de la Russie, par mission et congé extraordinaire, sous le ministère du duc de Richelieu. C'est à cette époque que remonte l'union dans la science des noms de Lamé et de Clapeyron. Une juste illustration a consacré cette noble association que fonda et soutint la plus inaltérable des amitiés.

Successivement major, lieutenant-colonel et colonel du génie au corps des voies et communications de Saint-Pétersbourg, professeur d'analyse, de mécanique, de physique, de chimie à l'École d'application de ce corps, Lamé ne se laissa point oublier dans la mère-patrie. De remarquables mémoires envoyés de Russie lui valurent, à la date du 26 avril 1822, le grade d'ingénieur de 2e classe, et le 11 janvier 1831, sur la demande de notre ambassadeur [le duc de Mortemart], il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur (étant encore colonel au service de Russie, et comme faisant honneur au nom français à l'étranger).

Découragé par les difficultés que la Révolution de juillet créait aux fonctionnaires français de Saint-Pétersbourg, Lamé revint à Paris vers la fin de 1831, pour s'y consacrer tout entier à la famille et à la science. Trois mois après son retour, il obtenait à l'École polytechnique la chaire de physique, qu'il garda jusqu'en 1844.

Élevé, le 29 avril 1832, au grade d'ingénieurde 1re classe, il fut, de 1834 à 1839, l'un des constructeurs des deux premiers chemins de fer exécutés autour de Paris, celui de Saint-Germain et celui de Versailles (rive droite).

  • Nommé ingénieur en chef de 2° classe, le 22 décembre 1836;
  • Élu, en 1840 membre de la section de géométrie à l'Académie des sciences ;
  • Chargé, le 13 novembre 1844, à l'École polytechnique, des examens de sortie pour l'analyse et la mécanique, plus tard pour la mécanique et les machines;
  • Promu, le 23 décembre 1845, au grade d'ingénieur en chef de 1re classe;
  • Appelé, le 10 avril 1851, à professer les cours de probabilités et de physique-mathématique à la Faculté des sciences de Paris;

    Lamé, frappé des premières atteintes d'une surdité qui devait attrister le reste de sa carrière, résigna, en 1862, ses fonctions d'examinateur et, bientôt après, celles de professeur.

    Le Bureau des longitudes lui offrit, en 1863, une honorable retraite.

    Les Académies des sciences de Saint-Pétersbourg, de Berlin, de Turin, de Stockholm, etc., avaient successivement tenu à honneur de l'admettre dans leur sein.

    Cinquante années de professorat, des travaux de l'analyse la plus ardue avaient fatigué, avant le temps, une intelligence qui ne connut jamais le repos. Les parents et les amis de Lamé, le monde savant qui avait été pour lui comme une seconde famille, eurent la douleur de voir ses merveilleuses facultés s'obscurcir, puis s'éteindre. Après s'être survécu, près de deux ans, à lui-même, il finit le 1er mai 1870, laissant pour unique héritier de son nom un fils, officier d'artillerie. La mort lui épargna du moins les angoisses qu'une guerre funeste réservait au coeur des pères.


    DISCOURS PRONONCÉS AUX FUNÉRAILLES DE M. LAMÉ
    Le mardi 3 mai 1870.

    DISCOURS DE M. BERTRAND, Membre de la section de géométrie,
    AU NOM DE L'INSTITUT.

    Messieurs,

    La mort de notre excellent et illustre confrère est une perte cruelle pour l'Académie. Sa tâche d'inventeur était depuis longtemps accomplie, et les infirmités qui l'éloignaient de nos séances lui avaient interdit le travail; mais la gloire d'un tel nom était encore une force pour nous tous, et la section de géométrie pouvait, après tant de pertes, saluer avec un légitime orgueil, dans son vénéré et cher doyen, l'un des représentants les plus élevés, en Europe, de la physique mathématique et de la philosophie naturelle. '

    Lamé a été un grand géomètre, il a créé des méthodes aujourd'hui classiques; mais il était avant tout un grand esprit, un penseur aux conceptions hardies, un investigateur obstiné des secrets les plus cachés de la nature.

    Aucun rôle n'est plus grand dans l'histoire de la science que celui des physiciens géomètres. Cette grande école a compté dans notre Académie depuis Huyghens de bien illustres représentants; celui que nous perdons aujourd'hui était, dans l'opinion de tous, leur plus éminent successeur.

    Peu d'esprits, à aucune époque, ont été plus aptes que celui de Lamé au maniement des formules analytiques, excellait à donner une forme élégante et concise aux expressions les plus rebelles. Quelque question qu'il abordât, la solution contenait, comme à son insu, d'admirables développements analytiques, dont il était le seul à méconnaître l'intérêt propre.

    Il avait placé plus haut le but de ses efforts; les mathématiques ont été surtout à ses yeux un instrument destiné à pénétrer la nature. La joie qu'il éprouvait parfois à contempler l'élégance de ses méthodes et de ses résultats intermédiaires n'était pas chez lui la satisfaction vulgaire de l'auteur complaisant pour son oeuvre ; il songeait trop à ce qui lui restait à faire, pour s'enorgueillir de ce qu'il avait fait. L'esprit toujours tendu vers le but qu'il espérait atteindre, toute autre conquête était à ses yeux sans valeur; et si les bonnes fortunes analytiques, si souvent admirées par de si grands juges, ne le laissaient pas indifférent, c'est qu'il estimait qu'elles ne sont possibles que sur la route de la vérité.

    Cette conviction, aussi sincère chez lui que modeste, n'était pas partagée par les géomètres. Trop d'exemples prouvent que ces hasards heureux n'arrivent qu'à certains esprits, et qu'à ceux-là ils arrivent toujours. L'algèbre, comme toutes les langues, a ses grands écrivains qui savent marquer tous les sujets à l'empreinte de leur génie, et forcer l'admiration de ceux mêmes qui n'acceptent pas leurs prémisses ; mais le triomphe des idées est pour les esprits de premier ordre le seul but réellement digne d'effort, et le seul souvenir qu'ils veulent attacher à leur nom.

    Telle a été la préoccupation incessante de Lamé. Il ne s'était rien proposé de moins que de relier toutes les lois physiques dans les conséquences d'un principe unique, en les rattachant, avec celles de la mécanique et du système du monde, à l'étude d'un fluide, dont les physiciens, depuis Fresnel, ne contestent plus l'existence. Malgré les grands travaux qui la préparent, une oeuvre aussi vaste ne pouvait être accomplie par un seul homme. Lamé savait qu'il n'y mettrait pas la dernière main, mais il a épuisé ses forces à l'attaquer en tous sens.

    Les auditeurs de la Sorbonne n'ont pas oublié les accents généreux qui, chaque année, au début de son cours les conviaient à la tâche pour laquelle il eût voulu unir les efforts de tous. Persuadé que le succès était proche, peu lui importait que d'autres atteignissent le but avant lui, pourvu que la Vérité fût révélée.

    Cet enthousiasme éloquent, par lequel il stimulait les jeunes savants, Lamé le portait dans toutes les questions qui intéressaient la science ; il nous étonnait, sans jamais froisser personne, par l'ardeur de ses convictions et l'élévation passionnée et émue de sa parole. On sentait à toute occasion, sous la rigueur du géomètre, l'imagination brillante, féconde, poétique parfois, du philosophe et la générosité entraînante et dévouée de l'homme de bien.

    L'élévation et la variété de son oeuvre n'ont jamais altéré la modestie de notre excellent confrère; il s'humiliait devant la grandeur des problèmes dont il ne pouvait détacher ses efforts, en réservant pour les principes seuls de ses travaux son admiration tout entière.

    L'avenir prononcera : mais que sa cause triomphe, ou que ses espérances s'évanouissent, l'histoire de la science devra lui consacrer plus d'une page et saluer à plus d'un titre les oeuvres que leur solide beauté ferait survivre, quoi qu'il puisse arriver, aux hypothèses mêmes qui les ont inspirées.


    DISCOURS DE M. COMBES, Inspecteur général des mines,
    AU NOM DES INGÉNIEURS DU CORPS DES MINES.

    Messieurs,

    Le corps des ingénieurs des mines, dont je suis-ici l'organe, tient à honneur de revendiquer comme l'un des siens le professeur illustre, le géomètre éminent dont nous venons rendre les restes mortels à la terre. Les premiers travaux de Lamé ont été publiés dans le recueil des Annales des mines, de 1819 à 1850. C'est d'abord un Mémoire sur une nouvelle manière de calculer les angles des cristaux, où l'auteur, tout en reconnaissant les avantages particuliers aux considérations purement géométriques appliquées par Haüy, montre comment l'analyse de Descartes enduit à une formule générale qui embrasse tous les cas possibles. Une note de la rédaction nous apprend que cet article est extrait d'un ouvrage de Lamé, ayant pour titre : Examen des différentes méthodes employées pour résoudre les problèmes de géométrie, et les rédacteurs ajoutent: « Cet ouvrage sera lu avec un grand intérêt par les personnes qui se livrent à l'étude des mathématiques; elles y trouveront des principes généraux dont elles pourront faire de fréquents usages pour la solution des problèmes. » Lamé était alors élève ingénieur des mines. Le tome suivant du recueil renferme des extraits du Journal du voyage qu'il fit avec M. Thirria aux usines du Creusot et à celles de Vienne et de la Voulte, dans la vallée du Rhône.

    On sait qu'en quittant l'École des mines, Lamé et son ami Clapeyron partirent pour la Russie, où ils séjournèrent jusqu'en 1831, remplissant à la fois les fonctions de professeurs et d'ingénieurs. Pendant ces dix années, ils entretinrent une correspondance suivie avec plusieurs membres du corps des mines, particulièrement avec M. Baillet, professeur du cours d'exploitation des mines. Lamé écrivait, en 1824, à cet excellent homme, son vénéré maître et le mien : « Le souvenir des leçons dans lesquelles vous m'avez inspiré le goût de la mécanique pratique me fait espérer que ce que je prends la liberté de vous écrire ici ne sera pas sans intérêt pour vous. »

    On trouve dans cette lettre un exposé bref et élégant du calcul des ponts suspendus en chaînes de fer, la description d'une machine à essayer les résistances des chaînes à la rupture et à l'extension, et les résultats des expériences faites sur des fers de diverses provenances. L'année suivante, il adressait également à M. Baillet les éléments principaux du projet d'un pont en chaînes de 1022 pieds d'ouverture sur la Neva, dressé par lui, par Clapeyron et par Bazaine, du corps des ponts et chaussées de France, engagé comme eux au service de la Russie.

    Ils avaient envoyé, l'année précédente, à l'Académie des sciences, un Mémoire sur la stabilité des voûtes, composé à l'occasion de la reconstruction de l'église Saint-Isaac, à Saint-Pétersbourg, présentant deux portiques semblables à celui du Panthéon de Rome, dont chacun devait être recouvert par une voûte en berceau et en plein cintre, et par deux plates-bandes latérales. La voûte de plus de 40 pieds de diamètre, assise sur des colonnades sans autre massif latéral pour résister à la poussée, présentait de graves difficultés et des doutes avaient été élevés sur sa stabilité. Chargés de traiter la question, ils établirent une théorie qui, au jugement de l'illustre rapporteur de l'Académie, M. de Prony, offrait des résultats curieux et nouveaux, obtenus par une analyse conduite avec adresse et élégance. L'originalité et la netteté de l'exposition sont également de sa part l'objet d'éloges auxquels l'Académie s'associait en 1843, et qui ont été consacrés depuis par l'assentiment de tous les ingénieurs.

    Le Mémoire sur les engrenages, imprimé en 1824 et resté classique dans l'enseignement des machines, se distingue par les mêmes qualités.

    En 1828, Lamé, sans avoir eu connaissance des travaux antérieurs de Navier et de Cauchy sur l'équilibre intérieur des solides élastiques, arriva non-seulement aux mêmes résultats que ces illustres géomètres, mais encore en obtint beaucoup d'autres, parmi lesquels nous citerons la découverte des surfaces que l'on peut appeler, suivant l'expression de notre savant confrère M. de Saint-Venant, les véritables ellipsoïdes des pressions, dont l'un donne par ses rayons vecteurs leurs directions et intensités, et l'autre par ses plans tangents les directions des faces sur lesquelles agissent ces pressions. Son beau Mémoire, écrit en Russie en commun avec Clapeyron, commença à élucider une matière auparavant difficile à aborder. Les leçons sur l'élasticité, de 1862, ont complètement éclairé ce sujet et ont approprié les principes de l'équilibre intérieur des corps aux applications même pratiques, ainsi que le montrent les récents mémoires de savants ingénieurs des ponts et chaussées sur l'équilibre des terres et l'hydrodynamique des cours d'eau.

    Le Mémoire de 1828 présente d'admirables exemples d'intégration des équations de l'élasticité; mais le plus mémorable est la magnifique solution, donnée vingt ans plus tard, du problème de la déformation d'une sphère élastique pleine ou creuse, sollicitée par des forces distribuées d'une manière quelconque à sa surface.

    Après sa rentrée en France en 1850, Lamé, devenu professeur à l'École polytechnique et à la Faculté des sciences de Paris, a néanmoins coopéré, comme ingénieur, avec son ami Clapeyron, à la grande oeuvre de la construction des chemins de fer ; il a pris une part effective et considérable aux projets et à l'exécution de ceux de Paris à Saint-Germain et de Paris à Versailles, rive droite.

    Lamé n'a donc pas été seulement un géomètre éminent et l'un des écrivains les plus distingués de notre temps. Ses travaux ont eu et auront pour l'art des constructions des conséquences pratiques dont l'importance devient chaque jour plus manifeste. Son nom appartient à la fois à l'histoire de la science pure et à celle des sciences appliquées par les ingénieurs du corps auquel il s'honorait d'appartenir. C'est parmi eux qu'il a choisi celui à qui il a confié le bonheur de sa fille, et qui a partagé avec elle les soins pieux, dont il a été entouré dans sa vieillesse et sa longue maladie.

    [ ... avec ses élèves ...] et dont j'ai gardé pour ma part un précieux souvenir,il leur apprenait, par son exemple, à chercher dans la vie autre chose que la fortune et la satisfaction des ambitions vulgaires ; il les encourageait en même temps par la bonté avec laquelle il accueillait leurs travaux, dès qu'il y apercevait quelque mérite. De tels hommes sont rares, et leur perte est pour nous un bien juste sujet d'affliction. Mais la Providence, qui les a suscités pour nous servir de modèles, les récompense sans doute, dans un monde meilleur, du noble usage qu'ils ont fait de leurs hautes facultés. C'est dans cet espoir, que j'adresse à notre regretté collègue un suprême adieu.



    Gaston Léon Lamé (1861-1887 ; X 1883 mort sous-lieutenant d'artillerie, petit-fils de Gabriel Lamé), élève de Polytechnique
    (C) Photo Collections Ecole polytechnique

     


    Marie Marguerite Fortunée de Gérandon, épouse de Gabriel Lamé
    Elle était la fille du naturaliste français Jacob Adolfe Bertin de Gérandon. Elle exerçait un métier d'institutrice à Saint-Petersbourg, tout en demeurant chez sa protectrice, la comtesse Razumovskij. Elle épousa Lamé deux ans après l'arrivée de celui-ci en Russie. Les parents n'étaient pas présents au mariage, et l'écrivain philosophe Xavier de Maistre servit de témoin.
    D'après : Gabriel Lamé à Saint-Petersbourg, par Irina et Dimitri Gouzévitch, Bulletin de la SABIX, n° 44, octobre 2009, et Actes du Colloque Gabriel Lamé, janvier 2009.