Voir aussi : Photo et biographie succincte d'Auguste Rateau

AUGUSTE RATEAU

Par M. EMILE JOUGUET, Inspecteur général des Mines, Membre de l'Institut.

Publié dans Annales des Mines, 13ème série, tome 2, 1932.

La mort d'Auguste Rateau survenue le 13 janvier 1930 a produit, dans le monde des ingénieurs, une impression profonde qui n'est pas encore effacée. Rateau occupait une place éminente parmi les techniciens du monde entier et l'on a pu dire que sa disparition avait véritablement découronné la Mécanique française (Séance solennelle en l'honneur d'A. Rateau ; Mémoires de la Société des Ingénieurs civils, année 1930, p. 911). Par ses études théoriques connue, par ses créations de machines nouvelles, il a associé son nom à ceux des plus brillants inventeurs qu'ait produits notre pays, les Poncelet, les Fourneyron, les Seguin, les Dupuy de Lomé, les Renard, les Maurice Leblanc. Nous voudrions, dans ces Annales des Mines où il a publié quelques-uns de ses plus beaux travaux, donner un aperçu de son oeuvre et exprimer, au nom du Corps des Mines dont ce recueil est l'organe, la fierté qu'il ressent de l'avoir compté au nombre de ses membres.

Qu'il me soit permis d'ajouter combien je suis personnellement heureux de trouver ici une occasion de rendre hommage à sa mémoire et de témoigner des sentiments de gratitude que je lui conserve fidèlement. J'ai bénéficié de ses conseils au début de ma carrière, à l'époque où j'ai eu l'honneur de lui succéder dans la chaire de Machines de l'École des Mines de Saint-Étienne. L'accueil qu'il m'a fait est un de mes meilleurs souvenirs et, sans vouloir m'attarder à des considérations personnelles qui seraient déplacées ici, je tiens à dire néanmoins que, vis-à-vis de lui, mon admiration se double de ma reconnaissance.

Des circonstances indépendantes de ma volonté ont, à mon grand regret, retardé le présent article. Mais la personnalité de Rateau n'est pas une simple figure d'actualité et il n'est certes pas trop tard pour parler encore de lui.

I.

Auguste Rateau est né à Royan le 13 octobre 1863. Son père était un entrepreneur de travaux publics qui avait débuté modestement, mais qui était devenu un architecte apprécié, et qui possédait au plus haut point, dans sa spécialité, ce sens de la construction qui devait être si développé chez son fils. Auguste Rateau fit ses premières études dans la maison paternelle, sous la direction de M. le pasteur Roller de Royan. En 1873, il fut envoyé au collège de Cognac où il resta six ans, et en 1879, il entra au lycée Saint-Louis. Il fut un brillant élève. Étant à Cognac, il obtint un prix de Mathématiques au concours général et, à Paris, il envoya de nombreuses communications au Journal des Mathématiques élémentaires, quelques-unes portant déjà sur des questions assez difficiles de mécanique.

En 1881, il se présenta à l'École Polytechnique et, dès ce premier concours, fut reçu avec le numéro 27. A la fin de la première année, il était classé second ; à la sortie en 1883, il était premier. Il est intéressant de constater qu'à son examen de sortie de mécanique il a obtenu la note 20. Pendant son séjour à l'École, il composa un mémoire Sur les centres des accélérations dans le mouvement d'une figure plane invariable se déplaçant dans un plan fixe, mémoire qui parut dans le Bulletin de l'Association française pour l'avancement des sciences (Congrès de Blois, 1884).

Son rang de sortie lui permettant le choix le plus complet pour sa carrière ultérieure, il se décida pour le Corps des Mines et entra ainsi à l'École des Mines le premier d'une promotion de sept élèves ingénieurs. A cette école, son effort, comme il arrive parfois aux élèves sortis premiers de l'École Polytechnique, se ralentit un peu : il n'en sortit que le cinquième de ses sept camarades. Toutes les parties de l'enseignement ne lui convenaient pas au même degré : la minéralogie notamment ne paraît pas l'avoir beaucoup intéressé. Parmi ses examens, les meilleurs sont ceux de machines et de construction. Mais il est surtout bien noté pour les exercices présentant un caractère personnel et moins scolaire, les projets et les journaux de voyage. Son classement n'est donc pas la mesure exacte de ce qu'a fait Rateau à l'Ecole des Mines. Son voyage de seconde année (1885) lui donne déjà l'occasion de publier dans les Annales des Mines une note sur l'ozokérite et son exploitation à Boryslaw. Un de ses mémoires de quatrième année est une étude sur les appareils Piccard pour la vaporisation des dissolutions salines et sur l'emploi du travail pour obtenir de la chaleur. Le sujet lui en avait été indiqué par son professeur de machines, Haton de la Goupillière. Ce travail de Rateau a été jugé lui aussi digne de l'insertion aux Annales des Mines où il a paru en 1888. C'est son premier mémoire de mécanique appliquée.

A sa sortie de l'Ecole des Mines, Rateau est envoyé comme ingénieur de l'État à Rodez. Mais il reste peu de mois dans ce poste, juste assez pour commencer à s'intéresser au problème de l'aérage des mines et, en 1888, il est nommé professeur à l'École des mines de Saint-Étienne, où il commence ses cours en octobre.

L'École des Mines de Saint-Étienne est un des centres les plus originaux du monde minier français. Placée au milieu d'un bassin houiller dont l'importance, bien qu'elle ait notablement baissé au cours du dernier demi-siècle, n'en reste pas moins considérable, recevant ses élèves en grande partie d'établissements préparatoires situés à Saint-Étienne même, où l'ambiance leur a donné le goût de la mine, l'École de Saint-Étienne a joué un rôle prépondérant dans la formation des ingénieurs exploitants. Elle en a aussi joué un très notable dans la formation des ingénieurs savants et enseignants. Le personnel de ses professeurs est généralement recruté parmi de jeunes membres du Corps des Mines qui apportent, à défaut peut-être d'expérience, cet impondérable que rien ne remplace dans l'enseignement, une ardeur juvénile pour les choses de l'esprit et la fraîcheur des premiers enthousiasmes de la recherche. Ces jeunes gens font là l'épreuve de leur vocation et l'apprentissage de leur carrière scientifique ou technique. Je puis témoigner personnellement de la reconnaissance qu'ils gardent à l'établissement où ils ont ainsi acquis leur formation définitive, et Combes, Callon, Gruner, Mallard, Termier, Rateau doivent sans doute autant à l'École de Saint-Étienne que Boussingault, Fourneyron, Marsaut, Murgue, Fayol ou Pourcel.

Les dix années passées à Saint-Étienne par Rateau ont été particulièrement fécondes. Il y venait ayant déjà dans ses notes la première étude de son ventilateur qu'il avait faite à Rodez. C'est à Saint-Étienne qu'il a terminé cette étude et poursuivi, dans les ateliers Biétrix, la réalisation de sa machine qui a eu tout de suite un grand succès. C'est là qu'il a posé les bases de sa théorie des turbo-machines et qu'il a exécuté, sur l'écoulement des gaz et des vapeurs, d'importantes expériences qui devaient être le fondement de ses travaux ultérieurs.

Ces recherches personnelles donnaient naturellement à son enseignement une valeur exceptionnelle. Le corps des professeurs est peu nombreux à Saint-Étienne ; aussi chacun d'eux est-il appelé souvent à y professer des cours variés. Rateau y a enseigné successivement ou simultanément l'analyse mathématique, la mécanique rationnelle, l'électricité industrielle et les machines. Il était très attaché à ses élèves qui, en revanche, avaient pour lui à la fois l'affection la plus vive et la plus grande admiration. L'un d'entre eux, M. Clapier, aujourd'hui ingénieur en chef des mines de Montrambert, a bien voulu m'exprimer l'impression profonde que ses leçons ont laissée chez ses auditeurs. Il parlait sans notes et son exposé, qui paraissait jaillir spontanément devant les élèves, prenait ainsi une vie intense. Dans les cours théoriques d'analyse mathématique et de mécanique rationnelle, il savait toujours rappeler à propos les applications pratiques " avec cette indication que les mathématiques doivent toujours guider l'esprit de recherche pour obtenir la précision et éviter l'erreur ". C'est bien là, en effet, une des caractéristiques de sa méthode. Quant aux cours techniques de machines et d'électricité industrielle, les travaux personnels qu'il poursuivait à cette époque leur donnaient une grande originalité : " Ils reflétaient souvent le résultat de ses méditations et de ses recherches " non seulement sur les turbo-machines, qui le préoccupaient tout spécialement, mais encore sur bien d'autres questions : c'est ainsi que l'aviation l'intéressait déjà et qu'il a eu l'occasion, dès cette époque, d'en enseigner les principes à Saint-Étienne d'une manière assez poussée.

Rateau aimait à rappeler le temps qu'il avait passé à Saint-Étienne. Au début de son Traité des turbo-machines, il écrit :

" Qu'il nous soit permis de remarquer ici incidemment que les professeurs et les anciens élèves de ]'École des Mines de Saint-Étienne ont beaucoup contribué aux perfectionnements de la construction et de la théorie des turbines et des ventilateurs. Burdin était professeur de cette école de 1819 à 1823; Fourneyron, qui fit partie de la première promotion (1819), fut son élève. Plus tard Tournaire, professeur en 1848 et 1849, s'occupa des ventilateurs et des turbines à vapeur au sujet desquelles il a été un précurseur. De notre temps, les importants travaux de M. Murgue sur la ventilation des mines et sur les ventilateurs sont bien connus. Enfin c'est aussi un ancien élève de cette école qui a imaginé l'ingénieux ventilateur Mortier ".

Et il ajoute, un peu plus loin :

" Nous pensons avoir, de notre côté, amené la théorie des turbines à un grand degré de simplicité et de précision. "

Même écrite en 1897, cette dernière phrase est encore trop modeste. Ce n'est pas en effet la seule théorie des turbo-machines que Rateau a perfectionnée. Dès cette époque, par son ventilateur, qui s'était rapidement répandu dans les mines, il était entré dans la voie des réalisations. Celles-ci devaient devenir bien vite de plus en plus nombreuses et placer Rateau à côté du plus illustre des hommes dont il évoque la mémoire, de Fourneyron. Comme il le rappelle, Fourneyron a fait partie en effet de la première promotion de l'École de Saint-Étienne et y a suivi les leçons de Burdin. Ce maître était un ingénieur du Corps des Mines qui, ayant compris l'importance des idées d'Euler, s'était attaché à les développer et avait même construit, mais avec un succès restreint, quelques appareils encore assez grossiers, établis suivant ces principes, et auxquels il avait le premier donné le nom de turbines. Rateau lui-même a raconté comment, de ce point de départ, Fourneyron a fait sortir les machines modernes avec tous les éléments constitutifs qu'elles possèdent aujourd'hui, si bien qu'il a mérité d'être appelé le Watt de la turbine hydraulique et que Burdin a pu lui écrire, dans une lettre personnelle qui fait honneur à la fois au maître et à l'élève : " Au moins, si je n'ai pas fait de bonnes machines, j'aurai fait un bon machiniste, ce qui vaut encore mieux ". Le séjour de Rateau à Saint-Étienne est comme une réplique de la présence simultanée de Burdin et de Fourneyron dans cette école; mais cette fois le professeur et le réalisateur étaient confondus dans le même homme.

En 1897, encouragé par le succès de son ventilateur, se sentant d'autre part, à la suite des études qu'il venait de faire, prêt à de nouvelles créations, Rateau se décide a se consacrer entièrement à la carrière d'inventeur. Il quitte l'administration des Mines et avec elle l'Ecole de Saint-Étienne, prend un congé et vient s'installer à Paris où il fonde un bureau d'études pour exploiter ses idées. La décision était grave de demander aux seules productions de son esprit les ressources de sa famille. Mais Rateau avait pris conscience de sa force; il se savait engagé dans une voie féconde et escomptait des résultats prochains. Effectivement, dès 1900, à l'occasion de l'Exposition Universelle et du Congrès de mécanique tenu à cette date, il faisait connaître l'état d'avancement de quelques-uns de ses travaux : il avait déjà construit sa turbine à vapeur à un seul disque, avec aubage Pelton, et pris en 1898 le brevet de base de sa turbine multicellulaire dont seul un retard de quelques semaines l'a empêché de faire figurer un exemplaire à l'exposition. Effectivement encore, les huit années qui ont suivi sa détermination de 1897 ont vu sortir la plupart de ses plus belles créations : construction des premières turbines multicellulaires (puits 5 des mines de Bruay, 1902), accumulateur régénérateur des vapeurs d'échappement (mines de Bruay, 1902), adaptation des pompes centrifuges et des ventilateurs à des pressions de plus en plus fortes (pompe multicellulaire de Portes et Sénéchas, 1901, turbocompresseur de Béthune, 1905).

Ce fut par un simple bureau d'études sans ateliers que débuta la Société pour l'exploitation des brevets Rateau. Aussi les travaux de Rateau furent-ils d'abord poursuivis en collaboration avec diverses maisons de construction, particulièrement avec la maison Sautter-Harlé. C'est notamment dans les ateliers Sautter-Harlé, avec le concours de M. Rey et de M. Wisner, que fut construite la première turbine à vapeur multicellulaire. Mais peu à peu le bureau créé en 1897 grandit. Dès 1903, Rateau appela à sa direction M. Chaleil qui ne l'a pas quitté depuis et qui a présidé aux accroissements successifs par lesquels s'est constituée la société actuelle.

Fondée en 1903, cette société possède aujourd'hui trois usines de construction et des agences nombreuses en France et à l'étranger. Elle occupe environ 2.500 personnes, auxquelles il faudrait ajouter de nombreux ingénieurs et ouvriers des sociétés affiliées, associées ou licenciées, si l'on voulait estimer l'importance du personnel dont l'activité technique reste dirigée par les idées d'Auguste Rateau.

Depuis 1903, c'est la Société Rateau qui a mis au point et réalisé industriellement les principales conceptions de son fondateur. Toutefois, celui-ci a encore trouvé d'excellents collaborateurs dans d'autres maisons, notamment à la Société générale de constructions mécaniques (anciens établissements Garnier et Faure-Beaulieu) et, pour les turbines marines, aux Ateliers et Chantiers de Bretagne dirigés par M. Tessier.

A partir de 1897, la carrière de Rateau est définitivement fixée. Elle est consacrée à ses inventions et à leur mise en valeur dans les domaines les plus variés de la technique. Cependant son rôle dans l'administration des mines ne se termine pas tout à fait avec son départ de Saint-Étienne. En 1902, il est chargé d'enseigner à l'École des Mines de Paris le cours d'électricité industrielle comme successeur de Potier. A la vérité, cette nouvelle incursion dans l'enseignement n'a pas eu pour lui l'importance des dix années passées à Saint-Étienne. Il est resté professeur en titre pendant six ans ; mais, en fait, il a été fréquemment suppléé par Maurice Leblanc et, en 1908, il a définitivement donné sa démission. Il convient cependant de rappeler que c'est lui qui a créé, à l'École des Mines, le laboratoire d'électricité. Et il faut ajouter que les questions d'enseignement technique l'ont toujours intéressé : dans ses dernières années encore, il exprimait parfois à ses amis ses regrets de n'avoir pu répandre comme il l'aurait voulu les idées qu'il s'était faites à ce sujet et dont il a dit un mot dans un discours présidentiel à l'Association française pour l'avancement des sciences (Congrès de 1921 à Rouen).

Quand éclata la guerre de 1914, il fut d'abord mobilisé à la manufacture d'armes de Saint-Étienne. Puis, en 1915, lorsque le gouvernement voulut intensifier la fabrication des munitions, il fut au nombre des industriels qui furent consultés, et on lui confia même à ce sujet une mission en Angleterre. Finalement, en 1910, ayant rappelé des armées le personnel qui lui était nécessaire, il remit en marche les usines de sa société, non seulement pour y reprendre celles de ses fabrications propres qui pouvaient être utiles à la guerre, mais encore pour y installer une fabrication de projectiles de 75. Celle-ci dura jusqu'à l'armistice. Mais ce travail en grande série ne pouvait être qu'une utilisation incomplète de la compétence d'un homme comme Rateau. Aussi celui-ci ne s'y confina-t-il pas; il mit encore au service de la Défense Nationale ses dons d'inventeur, et c'est à cette époque qu'il étudia le turbo-compresseur d'avions et les freins de bouche des canons.

Rateau avait ainsi à peu près repris, avant la fin de la guerre, le cours de son activité normale et il le poursuivit une fois la paix revenue. Sa situation personnelle et les obligations qu'elle entraînait grandissaient de jour en jour. Mais le meilleur de son temps était consacré à sa société et c'est au milieu de ses collaborateurs qu'il a terminé sa carrière. Il aimait à se retrouver parmi eux. On conçoit, a dit M. Guillet, " ce que pouvaient être, pour ce génie créateur, ces usines où, chaque jour, il voyait se matérialiser ses pensées et ses calculs, naître le fruit de ses rêves et de ses découvertes ". Et M. Chaleil nous a peint " le patron circulant au milieu des machines en travail, causant familièrement avec tous, s'enquérant des difficultés comme des réussites et sans cesse apportant les réflexions de sa lumineuse intelligence et partout le témoignage de cette très simple affection qui gagnait tous les coeurs ". Il a rappelé " le plaisir qu'il éprouvait dans ces visites et le peu d'insistance qu'il fallait mettre, malgré ses grandes occupations, pour le retenir à la plate-forme, à la fonderie, aux ateliers ou aux études ".

II.

En mécanique appliquée, les inventeurs ne sont pas toujours ceux qui font progresser l'étude scientifique des machines. Ils procèdent souvent par intuition ; la connaissance qu'ils ont d'un sujet a quelque chose de personnel et de difficilement communicable, parce qu'elle consiste en une sorte de relation intime entre leur esprit et les choses, relation qui s'exprime mal par le langage de la logique discursive. Rateau, lui, a été à la fois un inventeur et un savant. La formation scientifique solide qu'il avait acquise dans ses études à l'École Polytechnique et à l'École des Mines et développée dans ses fonctions professorales a été comme l'armature de ses inventions. Il a insisté lui-même sur le rôle, dans son oeuvre, de l'alliance de l'esprit d'invention et de la méthode scientifique. " Les types de machines que j'ai préconisés de 1890 à 1901 sont maintenant à peu près universellement adoptés ; cela tient à ce qu'ils ont été conçus d'après une méthode scientifique et non pas sans guide théorique en s'abandonnant à l'inspiration non vérifiée par l'expérience. "

Ces lignes sont extraites de la Notice, rédigée par Rateau à l'occasion de sa candidature à l'Académie des Sciences, où il définit en pleine conscience sa méthode. Elles indiquent déjà que cette méthode est formée de l'union de la théorie mathématique et de l'expérience. La citation suivante l'affirme encore plus nettement : " La mécanique étant essentiellement expérimentale comme la physique dont elle n'est qu'une des branches, je me suis toujours attaché à vérifier par des expériences appropriées les théories établies et les formules qui en résultent. Mes travaux, dirigés surtout en vue du perfectionnement des machines qui utilisent les fluides mécaniques (eau, air, vapeur) et plus spécialement la classe générale des turbo-machines, ont pris ainsi le double caractère de travaux théoriques et expérimentaux ". Mais c'est à l'expérience que Rateau donnait le plus de poids. En fait, et malgré son habileté à manier l'outil mathématique, il s'en défiait toujours un peu et il estimait que seule l'expérience permet de conserver le contact avec la réalité.

On ne saurait trop approuver Rateau d'insister sur le rôle de l'expérience dans la mécanique. Trop souvent cette science est considérée comme une simple branche des mathématiques. Les grands mécaniciens du XVIIIe siècle (il est permis de faire cette remarque sans diminuer la grandeur de leur oeuvre) ont versé dans cette erreur, et Euler, par exemple, a écrit que les principes de la mécanique étaient, comme les axiomes on théorèmes mathématiques, nécessairement vrais (necessario vera). Assurément, on ne parlerait plus ainsi aujourd'hui, mais on fait encore trop fréquemment une distinction radicale entre la mécanique rationnelle et la mécanique appliquée, oubliant qu'une mécanique qui ne serait pas applicable ne serait rien. Rateau a profondément raison de rapprocher la mécanique de la physique et nous savons depuis Pascal que " les expériences sont les véritables maîtres qu'il faut suivre dans la physique ".

Mais l'outil et le langage mathématiques ont pris une place importante en mécanique et ils y sont précieux pour exprimer les résultats de l'expérience, les coordonner, en tirer les conséquences les plus lointaines et enlever aux vérités scientifiques le caractère de faits isolés et indépendants. Cela, certes, Rateau le savait, le pratiquait, et nous avons dit qu'il l'enseignait à ses élèves. Cependant il n'est pas douteux qu'il avait une tendance à craindre des abus dans l'emploi des mathématiques. Il redoutait qu'on ne voulût faire dire aux équations plus qu'elles ne disent en réalité et qu'on ne prétendit en tirer des conclusions dépassant les prémisses. Il est permis de penser qu'il exagérait un peu la méfiance a ce sujet. Assurément ces reproches peuvent être faits aux mauvais mathématiciens, mais les bons savent les éviter, précisément parce qu'ils savent distinguer ce qui est démontré de ce qui ne l'est pas.

Il est très remarquable, par exemple, que Rateau qui a étudié si profondément le mouvement des fluides, ait très peu utilisé les équations générales de l'hydrodynamique. Il leur reprochait d'une part leurs difficultés d'intégration, d'autre part et surtout la manière trop simple dont elles tiennent compte des frottements. Dans ces conditions, leur emploi lui paraissait un exercice trop exclusivement mathématique et il préférait faire, pour chacune des questions qu'il étudiait, une théorie spéciale, fondée sur des hypothèses simples, et vérifiée ensuite par la comparaison de ses résultats avec l'expérience.

Les équations générales de l'hydrodynamique sont en effet compliquées et leur emploi est souvent difficile ou même inopportun, surtout si l'on veut tenir compte de la viscosité et de la turbulence. Il est incontestable que Rateau n'aurait pu traiter toutes les questions qu'il a étudiées et aboutir aux réalisations comme il l'a fait en les prenant pour point de départ unique. Cependant elles se sont parfois montrées fécondes, même dans certaines questions techniques. Je ne pense pas, il est vrai - j'aurai l'occasion de revenir plus loin là-dessus - que ce soit dans la théorie des machines hydrauliques que leur fécondité se soit particulièrement manifestée. Mais pour plusieurs autres questions, comme par exemple certains problèmes concernant l'aviation, elles ont fourni des résultats importants pour l'ingénieur.

Assurément, on ne saurait songer à reprocher à Rateau d'avoir préféré à leur emploi l'utilisation de quelques principes généraux appliqués à des hypothèses simples, de s'être en somme contenté généralement d'un point de vue plutôt hydraulique qu'hydrodynamique : le point de vue hydraulique est encore le seul qui permette aujourd'hui de traiter certains problèmes et d'ailleurs il a souvent l'avantage de mettre en évidence, avec une clarté non troublée par les difficultés mathématiques, les principes physiques d'une question. Mais peut-être peut-on trouver que Rateau ne rendait pas suffisamment justice aux recherches qui s'efforcent d'introduire le point de vue hydrodynamique dans la technique, justifiant ainsi la pensée célèbre de Helmholtz : " Autant que je puis le voir, il n'existe réellement, à l'heure actuelle, aucune raison de ne pas considérer les équations générales de l'hydrodynamique comme les expressions exactes des lois qui, dans la réalité, régissent le mouvement des fluides. "

Il ne faut pas croire d'ailleurs que la méthode hydraulique de Rateau, parce qu'elle atténue les difficultés mathématiques, soit exempte de ses difficultés propres. Il y faut choisir avec habileté les hypothèses et ce choix peut parfois présenter un certain caractère d'arbitraire. Rateau lui-même nous semble avoir quelquefois encouru ce reproche. Il n'est pas douteux par exemple que l'hypothèse fondamentale qu'il adopte dans sa théorie des hélices gagnerait à être mieux reliée aux équations générales de l'hydrodynamique.

J'aurai l'occasion de revenir plus loin sur cette théorie des hélices. Pour illustrer ici ma pensée, je choisirai d'autres exemples dans le domaine, non plus du mouvement des fluides, mais de la résistance des matériaux où il a eu, vis-à-vis des équations générales de l'élasticité, la même attitude qu'en hydraulique vis-à-vis de celles de l'hydrodynamique. Un des premiers travaux de Rateau est une étude sur les ressorts tronconiques dits rondelles Belleville. Dans la notice qu'il a rédigée sur ses titres scientifiques, il cite lui-même cette étude comme caractéristique de sa méthode. Il part de l'hypothèse que la méridienne est indéformable pendant la flexion d'une rondelle et aboutit à des formules qui s'accordent bien avec l'expérience. Il n'utilise pas les équations générales de l'élasticité, et voici comment il justifie sa manière de procéder.

" La théorie de l'élasticité est, elle aussi, fondée sur des hypothèses qui peuvent être plus fausses même que celle dont je suis parti. En particulier, elle suppose que les compressions et les dilatations restent petites ; or, il n'en va pas ainsi aux angles de la méridienne. Et puis, elle conduit à des équations différentielles qu'il est impossible d'intégrer en expressions finies. Quelqu'un cependant a essayé le calcul. Comme un terme des équations différentielles gênait pour l'intégration, l'analyste l'a supprimé, en le supposant toujours nul et il a pu alors aboutir à une formule, mais cette formule n'a plus rien de commun avec la réalité. En opérant ainsi des simplifications sur les équations différentielles, on court le risque de fausser énormément les intégrales. Un petit terme, à première vue très secondaire, peut cependant avoir une très grande action sur le résultat, et il est généralement très malaisé d'estimer cette action d'après les équations différentielles elles-mêmes. Aussi ne faut-il user qu'avec circonspection de cette sorte de simplification des calculs théoriques; mieux vaut, particulièrement dans les machines à fluide, faire porter les simplifications sur les hypothèses initiales, où leur importance relative se manifeste plus clairement à notre intuition. "

Toutes ces observations sont fort justes et il serait puéril de nier l'efficacité et la productivité de la voie suivie par Rateau. Je crois cependant impossible de contester que sa théorie, si intéressante et si utile qu'elle soit, est incomplète et qu'elle satisferait davantage l'esprit si elle était reliée à des principes généraux. Peut-être peut-on observer également que les simplifications opérées sur les équations différentielles, pour délicates qu'elles soient, sont, dans certains cas, indispensables. Rateau lui-même y a eu recours et avec une grande habileté, par exemple dans ses travaux sur les coups de bélier.

De même encore Rateau a calculé les tensions radiales et tangentielles dans un disque animé d'une rotation rapide autour d'un axe perpendiculaire en introduisant l'hypothèse que, dans la déformation, la contraction parallèle à l'axe est négligeable et que, par suite, les sections planes restent planes. Or, on sait, notamment par les travaux de M. Lecornu, qu'il n'en est pas ainsi. On peut bien admettre que l'hypothèse est acceptable à titre d'approximation. Cependant on ne peut méconnaître l'intérêt qu'il y aurait à le justifier au moyen des équations générales de l'élasticité.

Mais j'ai hâte de laisser ces observations qui ne visent qu'une des faces de la manière dont Rateau aborde les problèmes. L'importance que lui-même, dans la notice sur ses titres scientifiques, attache à cette caractéristique de sa méthode, m'a conduit, pour analyser celle-ci, à les développer avec une insistance qui dépasse ma véritable pensée. Pour un ingénieur préoccupé surtout de produire et de créer, comme il l'était, elles paraîtront sans doute un peu byzantines. Je me hâte d'ajouter d'ailleurs qu'elles ne s'appliquent qu'à une partie infime de l'oeuvre de Rateau. En citant la théorie des hélices, celle des rondelles Belleville et l'étude des tensions des corps tournants, j'ai épuisé, je crois bien, tous les points au sujet desquels j'aurais à formuler quelques réserves. Partout ailleurs, qu'il s'agisse de la théorie des turbo-machines ou de celle des trompes, du fonctionnement des régulateurs ou de l'énergie utilisable de l'échappement d'un moteur à explosion, Rateau choisit avec une grande justesse de vue des hypothèses excessivement naturelles et satisfaisantes, et la vérification expérimentale par les conséquences garantit la valeur de ses conceptions.

J'ai essayé d'analyser l'esprit dans lequel sont rédigés les mémoires scientifiques de Rateau. Ces mémoires, où il s'est montré à la fois mathématicien habile et expérimentateur hors de pair, suffiraient à la gloire d'un autre mécanicien. Chez lui, ils ne sont que le cortège de réalisations remarquables, car sa pensée n'est pas " divisée entre le connaître et le construire ". En parcourant son oeuvre, nous trouverons toujours ainsi, intimement associés, l'inventeur et le savant.

Cette oeuvre présente d'ailleurs une très grande unité. Dès le début de sa carrière, Rateau a compris que les turbo-machines étaient appelées à un développement considérable et c'est à ce développement que presque tous ses efforts ont été consacrés. Avant d'exposer en détail ses travaux, peut-être sera-t-il utile d'en résumer en quelques lignes les points les plus considérables et les plus caractéristiques.

En ce qui concerne les réalisations, on lui doit principalement :

1° La création de la turbine à vapeur multicellulaire à action ;

2° L'évolution des pompes centrifuges et des ventilateurs vers les hautes pressions et notamment la création du turbo-compresseur ;

3° De belles applications de la turbine à vapeur et du turbo-compresseur, dont les plus brillantes sont l'utilisation des vapeurs d'échappement, et l'emploi des gaz de la décharge d'un moteur à combustion interne en vue de sa suralimentation.

Au point de vue scientifique, théorique ou expérimental, les deux résultats suivants émergent de son oeuvre :

1° Une importante théorie générale des turbo-machines avec belles applications à diverses catégories de turbines, notamment aux turbines hydrauliques ;

2° Des expériences de premier ordre sur l'écoulement des fluides et sur la mesure de leur débit.

Nous allons essayer maintenant de donner un aperçu de la belle floraison de travaux qui a produit ces fruits remarquables.

III.

Théorie générale des turbo-machines et études sur les turbines hydrauliques. -

En 1890, Rateau commençait à introduire dans les mines le ventilateur qu'il avait conçu. Dès 1892, il faisait connaître, dans ses Considérations sur les turbo-machines et particulièrement sur les ventilateur, les principes théoriques qui le guidaient. Ces principes, il les développait et les appliquait aux turbines hydrauliques dans son Traité des turbo-machines publié de 1897 à 1900 dans la Revue de mécanique. C'est par l'analyse de ces écrits qu'il convient de commencer l'exposé de son oeuvre, car ils en forment comme le fond permanent.

Rateau ne s'y occupe que des appareils qui mettent en jeu des fluides de densité sensiblement invariable. C'est là qu'il crée le nom de turbo-machines et que, groupant ensemble les motrices et les génératrices utilisant une roue cloisonnée, il insiste sur le fait que ces engins présentent tous des propriétés communes.

La première de ces propriétés générales est l'existence des coefficients et courbes caractéristiques. Si on considère des turbo-machines géométriquement semblables et si on désigne par Q le débit, par H la hauteur de chute, par r le rayon de la roue, par u la vitesse périphérique, par T la puissance, par g l'accélération de la pesanteur, par P le poids spécifique du fluide, Rateau énonce le résultat suivant.

" Le rendement R = T/(Q P H) ,

l'ouverture réduite F = Q/ (r2 (2 g H)1/2 ) ,

la vitesse relative V = u / (2 g H)1/2 ,

le coefficient de débit d = Q / (u r2) ,

le coefficient de puissance t = g T / (P u3r2)

restent constants ensemble. "

Il a pris soin de donner à ces expressions une forme telle que leurs dimensions soient nulles et que, par suite, leur valeur numérique soit indépendante des unités choisies. Ce sont elles (et quelques autres qui s'en déduisent par des combinaisons identiques) qu'il désigne sous le nom de coefficients caractéristiques du type de turbo-machine envisagé et il appelle courbes caractéristiques les courbes qui représentent leur variation en fonction de l'une d'entre elles.

Cette propriété se rattache à la théorie de la similitude mécanique. Mais, pour que deux systèmes mécaniques soient semblables, encore faut-il que les forces dont ils sont le siège soient toutes dans le même rapport. Qu'il en soit bien ainsi, sinon rigoureusement, du moins approximativement, dans les turbo-machines où, à côté de la pesanteur, agissent les frottements, la viscosité propre et la viscosité fictive de turbulence, cela ne peut être démontré que par l'expérience. Il n'est donc pas possible de justifier cette propriété par le seul raisonnement a priori. Je n'oserais affirmer que tous les auteurs qui, après Rateau, se sont occupés de la question, aient bien vu cette impossibilité. Mais Rateau lui-même, encore que, sur certains points, il ait peut-être un peu trop demandé aux simples considérations d'homogénéité, n'a pas manqué de la signaler et d'insister, avec une grande justesse de vue, sur le fait que son théorème fondamental se justifie pour partie par la théorie et pour partie par l'expérience. Nous savons aujourd'hui, par des recherches postérieures aux siennes, que ce qu'on doit particulièrement demander à l'expérience, c'est de nous apprendre que les pertes dans les machines sont de la catégorie que l'on appelle parfois pertes à la Borda. Ce sont les propriétés des pertes à la Borda qui expliquent que certaines applications un peu risquées de la théorie de la similitude, rencontrées parfois sur ce sujet, puissent être légitimes et aboutir à des résultats exacts.

La propriété qui nous occupe n'était d'ailleurs pas entièrement nouvelle lorsque Rateau l'a énoncée. On peut la trouver sous une forme différente, mais équivalente au fond, quoique moins compréhensive, dans un mémoire de Combes, et Bertrand s'est occupé d'un de ses aspects dans sa Note sur la similitude en mécanique. Mais Rateau ignorait ces antériorités et, d'ailleurs, par l'ampleur avec laquelle il a envisagé la question, par la conception originale et féconde des coefficients et courbes caractéristiques, il a complètement renouvelé une propriété qui n'était, pour ses prédécesseurs, qu'un théorème curieux, alors qu'il en a fait un procédé général pour étudier et comparer entre elles les turbo-machines.

Les coefficients caractéristiques sont employés universellement aujourd'hui pour représenter la marche des pompes comme des turbines hydrauliques, à la vérité non peut-être pas toujours sous la forme que leur a donnée Rateau, mais sous une forme équivalente. C'est ainsi que les constructeurs de turbines hydrauliques motrices utilisent principalement les vitesses spécifiques, introduites par Brauer et par Camerer en 1899, postérieurement donc aux travaux de Rateau. n étant le nombre de tours par minute, les vitesses spécifiques ne sont, à des facteurs constants près, que des combinaisons des coefficients de Rateau. Les vitesses spécifiques sont en effet très commodes pour bien des questions pratiques, mais elles ont, d'autre part, l'inconvénient de n'être pas de dimensions nulles et d'avoir des valeurs numériques variables avec les unités choisies.

La seconde propriété fondamentale commune à toutes les turbo-machines est fournie par le théorème d'Euler. Rateau a commencé, dans ses Considérations de 1892, par démontrer cette formule au moyen de l'équation des forces vives et sa démonstration ne valait que pour les appareils sans frottement ni viscosité. Mais, dans son Traité, il la justifie par le théorème des moments des quantités de mouvement et insiste sur le fait qu'elle s'applique même aux turbines où il se produit des pertes par viscosité on frottements intérieurs. C'est là une remarque capitale. Elle permet d'interpréter la formule d'Euler comme fournissant une expression du rendement hydraulique, et Rateau va tirer de cette interprétation des conséquences importantes.

Effectivement, il présente, en se fondant sur la formule d'Euler, une discussion complète du rendement des turbines hydrauliques suivant leur type et suivant leur degré de réaction. Il est naturellement obligé, pour cela, de faire quelques hypothèses sur les pertes. N'ayant pas expérimenté personnellement sur ces machines, comme il le fera pour les turbines à vapeur, il donne des estimations provisoires fondées sur l'analyse des résultats obtenus en service. Mais il est facile de voir que plusieurs de ses conclusions sont sensiblement indépendantes de ces estimations. Il justifie ainsi de la façon la plus instructive la supériorité connue des turbines centripètes, l'obligation d'augmenter la vitesse relative V quand le degré de réaction augmente, la convenance de l'emploi des fortes réactions sur les basses chutes et des faibles réactions sur les chutes élevées, le fait que, si le degré de réaction est nul, il convient, pour avoir un bon rendement, de faire la vitesse relative V voisine de 0,5 ; l'existence d'un maximum de rendement pour un degré de réaction voisin de 0,5 et une vitesse relative voisine de 0,7.

Toute cette théorie est franchement hydraulique. Avec la formule d'Euler, elle n'utilise guère que l'équation de Bernoulli complétée par des termes de pertes de charge. On y raisonne sur le filet moyen qui traverse la turbine et, lorsque la turbine est, comme les appareils modernes, beaucoup trop large pour que la conception d'un filet moyen reste admissible, on la considère comme la juxtaposition de plusieurs turbines élémentaires. Depuis le Traité de Rateau, plusieurs auteurs ont essayé d'analyser d'une manière moins globale l'écoulement de l'eau dans une turbine en utilisant les équations générales de l'hydrodynamique. On peut voir un résumé de leurs travaux dans le premier volume de l'ouvrage sur les turbines hydrauliques paru en 1920 sous la signature de Rateau lui-même et de MM. Eydoux et Gariel, mais dont la rédaction est en réalité l'oeuvre propre de M. Eydoux. Il est superflu d'insister sur l'intérêt qui s'attache à ces tentatives. On est pourtant bien obligé de reconnaître que, si, avec les notions de tourbillon et de potentiel des vitesses, elles ont apporté des conceptions très instructives, elles n'ont point encore obtenu des résultats dont l'importance soit comparable à ceux qu'a donnés la théorie purement hydraulique. Leur dernier mot, il est vrai, n'est pas dit, mais je parle de l'état actuel des choses. J'ajouterai même que la fécondité du point de vue purement hydraulique de Rateau n'est pas épuisée : je n'en veux pour preuve que les intéressantes considérations qu'il a présentées, en s'y tenant, au Congrès de la houille blanche de 1925, sur les roues-hélices modernes.

Le Traité des turbo-machines examine bien d'autres questions relatives aux turbines hydrauliques : poussée sur les pivots, étude des appareils sans distributeur comme les moulins à vent, etc... Il convient de citer tout spécialement la théorie de la régulation et celle des coups de bélier.

Les turbines hydrauliques sont généralement réglées par des régulateurs agissant par l'intermédiaire d'un servomoteur. Avant Rateau, la théorie de ce mode de réglage n'existait pas. Léauté avait fait celle des régulateurs qui mettent en jeu un embrayage par lequel la machine à régler manoeuvre elle-même le vannage. Ce système est généralement abandonné aujourd'hui : cependant on peut observer que ce qu'on appelle la compensation en est au fond une application détournée et partielle. Léauté l'appelait action indirecte et aujourd'hui on donne le même nom au réglage par l'intermédiaire d'un servomoteur. Il y a là une confusion très regrettable, car les deux procédés ont des propriétés nettement distinctes : par exemple, dans le premier, l'inertie de la machine est nuisible; dans le second, elle est utile. Cependant ils ont quelques ressemblances et notamment celle-ci que, dans les deux cas, une théorie satisfaisante peut être faite en négligeant l'inertie du régulateur. C'est effectivement ce qu'ont fait Léauté et Rateau. Pour le cas du servomoteur, ce dernier montre avec la plus grande netteté le rôle important joué par l'inertie de la machine et par la vitesse avec laquelle le servomoteur ferme le vannage.

L'inertie du régulateur, négligée dans ces recherches, joue au contraire, on le sait, un rôle essentiel dans les régulateurs à action directe étudiés en France par Worms de Romilly, Marié [Pierre Paul Georges MARIÉ (1853-1930 ; X 1873), fils de Pierre Ernes MARIÉ], Lecornu et Chipart. Il n'est pas douteux, que, dans les cas de l'action indirecte de Léauté ou de l'action par servomoteur de Rateau, elle ne doive donner lieu à des perturbations. L'étude de ces perturbations serait un complément intéressant à apporter aux théories de Léauté et de Rateau, bien digne de tenter les efforts des successeurs de ces savants, comme M. Barbillion ou M. Cayère.

La fermeture brusque de la conduite forcée alimentant une turbine hydraulique donne souvent lien à des coups de bélier. L'ingénieur suisse Michaud avait commencé l'étude de ce phénomène. Rateau l'aborde à son tour et examine complètement le cas où la conduite est munie d'un réservoir d'air dont l'élasticité est prépondérante par rapport à celle de la conduite et de l'eau elles-mêmes. Il détermine les cas où il y a oscillation, résonance, amortissement et montre notamment qu'une cause importante d'amortissement est fournie parla continuation du débit à travers l'orifice incomplètement fermé.

Quand il n'y a pas de réservoir d'air, il faut tenir compte de l'élasticité propre de la conduite et de l'eau. Rateau, reprenant une idée de Michaud, introduit alors, pour représenter cette élasticité propre, une sorte de réservoir d'air fictif. Mais ce n'est là qu'un aperçu. La véritable théorie du phénomène a été faite à partir de 1901 par Allievi, suivi en 1904 par de Sparre. Ces auteurs avaient d'ailleurs des précurseurs, comme Joukowski, mais les travaux de ces derniers avaient passé inaperçus. Le phénomène est alors comparable aux vibrations d'un tuyau sonore à parois élastiques et s'étudie au moyen de l'équation des cordes vibrantes. Rateau comprit tout de suite l'importance de la théorie d'Allievi. En 1904, il provoqua l'exécution, aux usines d'Allevard, par une commission d'industriels fondée après le premier congrès de la houille blanche, d'expériences pour la vérifier. Il a analysé et discuté ces expériences dans un mémoire destiné au deuxième congrès de la houille blanche qui devait se tenir en 1914. Par suite de la guerre, le congrès ne put avoir lieu, mais les communications qui avaient été préparées pour lui, y compris le travail de Rateau, furent publiées en 1915.

Turbines à vapeur. - Rateau nous a dit qu'il songeait aux turbines à vapeur dès l'école. Mais ce n'est que dix ans après, à son passage à Saint-Étienne, que se sont présentés à lui l'occasion et la possibilité de faire les expériences nécessaires à l'établissement de ces machines.

Il procéda d'ailleurs avec la plus grande méthode.

Il jugea d'abord indispensable d'étudier l'écoulement des vapeurs. Pour cela, il commença par imaginer un appareil ingénieux destiné à mesurer le titre d'une va-peur.

Puis, estimant que les travaux antérieurs n'avaient pas suffisamment élucidé le problème du passage de la vapeur à travers les tuyères et orifices, il exécuta sur ce sujet, en 1895-1896, une série d'essais excessivement remarquables. Il opéra sur la vapeur saturée, avec trois tuyères convergentes et un orifice en mince paroi, avec des pressions amont variant de 1 à 12 kilogrammes par centimètre carré et des pressions aval variant de 0,l à 10 kilogrammes par centimètre carré, en mesurant le débit au moyen de l'élévation de température produite par la condensation de la vapeur dans le courant d'eau froide d'un éjecto-condenseur dont le débit était connu. Sa conclusion fut que les expériences vérifiaient la théorie thermodynamique du phénomène. Il y avait toutefois, pour le débit observé par rapport au débit calculé, un léger excès de l'ordre de 1 p. 100. Rateau pensait qu'on pourrait faire disparaître cet écart en utilisant, pour les constantes thermiques de la vapeur et pour l'équivalent mécanique de la calorie, des données plus exactes. On a plutôt tendance aujourd'hui à considérer ce léger excès comme la manifestation d'un certain retard à la condensation de la vapeur pendant la détente, contrairement à l'opinion de Rateau à ce sujet. Quoi qu'il en soit de cette différence d'interprétation, il n'en reste pas moins que c'est Rateau qui a découvert le fait.

Ce travail est encore aujourd'hui un des meilleurs qui existent sur le débit de la vapeur saturée. Il se termine par une comparaison avec les expériences de Hirn sur l'écoulement des gaz parfaits et par une note très intéressante donnant l'explication, par des phénomènes de discontinuité, des observations faites par MM. Sauvage et Pulin sur l'écoulement de l'eau chaude.

C'est en 1898, puis en 1901, que furent pris les deux brevets fondamentaux de la turbine multicellulaire à action. A cette époque, les turbines en service étaient la turbine de Laval à action, mais à une seule roue, animée par conséquent d'une vitesse angulaire considérable, et la turbine Parsons qui réduisait la vitesse angulaire par le principe des chutes de pression, mais qui était à réaction. Rateau construisit une turbine à une seule roue, genre de Laval, munie d'aubes de forme spéciale, à la Pelton. Toutefois, il ne s'y attarda pas et reconnut la nécessité d'avoir recours aux chutes de pression pour les machines normales. Mais, à l'inverse de Parsons, il fit chaque étage à action dans le but de diminuer les fuites et de pouvoir employer l'injection partielle. Il enferma chaque étage dans une cellule limitée par deux diaphragmes qui reportaient la fuite près de l'arbre et réduisaient ainsi sa section. C'était le mode de construction multicellulaire qui est aujourd'hui classique pour les turbines à action, comme le mode à tambour est classique pour les turbines à réaction. Rateau en est le véritable promoteur. On peut assurément trouver des antériorités, par exemple le brevet de 1827 par lequel Réal et Pichon importaient en France une machine américaine. Mais je ne sache pas que les dispositions de ce brevet aient été sérieusement réalisées, et l'on sait combien la réalisation importe en matière de mécanique appliquée. Rateau, d'ailleurs, ignorait cette antériorité; l'eût-il connue, le mérite n'en subsiste pas moins d'avoir su, sinon inventer, du moins choisir, en toute connaissance de cause et définitivement, les dispositifs propres à la construction des turbines d'action à étages de pression. Il est constant que, avant Rateau, il n'existait aucune turbine multicellulaire d'action et que, depuis lui, ce type s'est rapidement développé. Assurément d'autres inventeurs ont eu sur ce développement une influence heureuse et notable par les perfectionnements qu'ils ont apportés à certains points de construction, comme la fixation des aubes mobiles aux disques. Mais les grandes lignes, le plan général de l'architecture de ces machines sont de Rateau.

Rateau a étudié la forme des aubages de ses turbines en exécutant de nombreux essais où il pesait, pour ainsi dire, l'effet de la vapeur au moyen de la balance. C'est par cette méthode, décrite dans son rapport au Congrès de mécanique de 1900, et dans un mémoire publié en 1909 dans le Bulletin de l'Association technique maritime, qu'il a déterminé les coefficients de pertes qui lui ont permis d'exécuter les calculs d'établissement de ses appareils. Au cours de ses essais il a d'ailleurs reconnu la possibilité, et même l'avantage, de faire un léger degré de réaction dans les dernières roues des turbines de son système.

Instruit par toutes ces expériences et ces réalisations, il projetait de publier une seconde partie de son Traité des turbo-machines, consacrée aux turbines à vapeur. Ses occupations industrielles l'ont empêché de réaliser ce projet et il s'est contenté d'indiquer dans quelques courts mémoires comment il étendait à ce cas les principes de sa théorie générale des turbo-machines. Dans les turbines à action, le fait que, dans les roues mobiles, la vapeur s'écoule à pression sensiblement constante, permet d'appliquer à ces machines de nombreux résultats relatifs aux turbines hydrauliques. Par ailleurs, que la turbine soit à action ou à réaction, la formule d'Euler ne cesse pas d'être applicable et de permettre la discussion du rendement. Comme exemple d'une telle discussion, nous citerons le travail très remarquable où Rateau montre de la façon la plus claire l'infériorité du principe des chutes de vitesse par rapport à celui des chutes de pression. Rappelons enfin que, à la suite d'une communication de M. Colombi, il s'est occupé de l'extension de la notion de coefficients caractéristiques aux turbines à vapeur.

Sa machine créée, Rateau en développa les applications, à la fois à terre et à la mer.

A terre, la première réalisation eut lieu aux mines de Bruay en 1902, avec une machine de 300 chevaux. Aujourd'hui, il y a, en France seulement, et sans compter ce qui a été fait à l'étranger par les licenciés de Rateau, plus de 2.000.000 de chevaux installés en turbines terrestres de son système. Dans ce nombre figure la première turbine de Bruay, qui est encore en fonctionnement.

La turbine de Bruay était d'ailleurs, et est encore, alimentée par de la vapeur d'échappement. Rateau avait vu très vite l'avantage des turbines aux basses pressions; il avait alors pensé à les employer pour utiliser la vapeur d'échappement de certaines machines à échappement libre, comme les machines d'extraction de mines ou de laminoirs réversibles. Mais ces machines, à marche discontinue, ont un échappement très irrégulier. Rateau eut l'idée de le régulariser au moyen de son accumulateur régénérateur de vapeur, fonctionnant comme condenseur pour la machine primaire et comme chaudière pour la turbine. On sait le succès qu'eut dans les mines et dans la métallurgie cette invention, une des plus ingénieuses de Rateau, qui fut complétée bientôt par celle des turbines à alimentation mixte. Dans les premiers accumulateurs, la chaleur était emmagasinée dans des plateaux de fonte. Plus tard, remarquant que l'eau était le corps doué de la plus grande capacité calorifique, Rateau fit son accumulateur à eau et c'est sous cette forme qu'il s'est surtout répandu.

A la mer, la propulsion des navires par turbines avait été réalisée par Parsons qui avait équipé le cuirassé Dreadnought. M. l'ingénieur général Lelong a raconté les suites qu'a eues cette réalisation dans la Marine française.

" Chacun se rappelle le succès du cuirassé Dreadnought qui conduisit la Marine britannique, et à sa suite toutes les marines, à renoncer brusquement aux machines alternatives. Toutes les puissances, y compris la France, achetèrent la licence Parsons. Fallait-il s'arrêter là? Les uns répondirent : Oui. Il n'y a pas lieu de multiplier les modèles, car il nous faut avant tout une flotte homogène et sûre. A quoi bon, pour une simple question de prestige national, consentir les pertes de temps et les sacrifices financiers qu'entraîné fatalement la mise au point d'un nouveau modèle, très différent de celui qui a fait ses preuves ?

" Mais d'autres répondirent : " Le prestige national ici, c'est l'indépendance. Une licence entraîne une alliance de dix ans pendant laquelle nous ne sommes pas maîtres de nos résultats. Les dispositions spéciales à la turbine Rateau font entrevoir certains avantages dont nous pourrons disposer à notre gré. D'ailleurs, les réalisations faites en ce qui concerne la turbine elle-même nous permettent d'escompter une prompte réussite.

" L'expérience donna raison aux optimistes.

" La marine confia à Rateau d'abord un contre-torpilleur mixte : le Voltigeur (turbine et machines alternatives), puis, sans attendre le résultat des essais, les contre-torpilleurs à turbines : Fourche, Faulx, Magon.

" Les plans de coque furent établis par M. Laubeuf et la construction des navires (coque et machines) fut entièrement exécutée par les Ateliers et Chantiers de Bretagne.

" Partout les résultats obtenus furent comparables à ceux de la turbine rivale. Le Voltigeur réalisa même le record de vitesse des bâtiments de son groupe. Du premier coup l'effort de Parsons était rejoint.

" Dès lors la cause était entendue et, dans les programmes d'après-guerre, la marine n'hésita pas à faire une large part à la turbine Rateau. Elle lui confia une partie de ses contre-torpilleurs et les plus récents de ses croiseurs de 10.000 tonnes.

" Les résultats obtenus furent des plus brillants. En particulier, le contre-torpilleur Tigre, muni de turbines Rateau, obtint le record mondial de vitesse. "

Depuis que ces lignes ont été écrites, le record mondial de vitesse a été élevé et porté en 1931 par le contre-torpilleur Gerfaut à 42,9 n, puis en 1932 par le contre-torpilleur Cassard à 43,4 n. Ces deux bâtiments sont, eux aussi, munis de turbines Rateau - Chantiers de Bretagne.

Il est vrai que l'appareil moteur n'est pas seul en cause dans un record de vitesse : le tracé des carènes est ici sans doute le facteur prépondérant et il ne faut pas oublier la pari qui revient, dans ces performances, au Bassin d'essais et au Service technique de la marine. Il n'en reste pas moins que les turbines Rateau se sont montrées dignes d'être associées à ces excellentes carènes.

Ventilateurs. - Turbo-compresseurs. - Pompes centrifuges. - C'est par un ventilateur de mines que Rateau débuta dans l'art de la construction. Il en avait commencé l'étude à Rodez ; il le mit définitivement au point à Saint-Étienne avec le concours de la maison Biétrix et il le répandit dans les exploitations minières à partir de 1890. De nombreux exemplaires sont encore en service. C'est un hélico-centrifuge où l'auteur a cherché à obtenir un pouvoir manométrique élevé avec un rendement convenable. Les aubes en sont tracées suivant une surface conoïde engendrée par un arc de cercle que Rateau a appelée conicyclide : elles sont généralement courbées en avant, mais peuvent aussi l'être en arrière. L'amortisseur est d'un type particulier, appelé par Rateau compound, et formé par l'association, suivant des règles spéciales, d'un amortisseur à disques, d'une volute collectrice et d'une cheminée Guibal. Les Considérations sur les turbo-machines de 1892 donnent des détails sur cet appareil qui réalisa un pouvoir manométrique de 1,05 et un rendement mécanique de 0,80, alors que les appareils à ce moment en service donnaient un pouvoir manométrique ne dépassant pas 0,85 et restant souvent inférieur à 0,75 avec un rendement mécanique maximum de 0,50.

Depuis cette époque, Rateau a construit beaucoup de ventilateurs et le développement de ses constructions s'est fait dans deux directions.

Pour certaines applications, les fortes pressions sont inutiles, mais on a besoin de grands débits sous un faible encombrement. Pour ce cas, Rateau a montré l'avantage des hélicoïdes et créé d'excellents engins de ce type qui ont rendu les plus grands services, par exemple dans la marine pour la ventilation des chaufferies de navires ou pour l'alimentation en air des brûleurs de chaudières.

Généralement au contraire il y a intérêt à avoir une forte pression. Rateau construit alors des hélico-centrifuges qui peuvent être considérés comme la postérité de l'appareil de 1890. Leur pouvoir manométrique n'atteint pas celui de ce dernier ; systématiquement au contraire on le réduit généralement un peu pour éviter les caractéristiques ascendantes qui donnent lieu, dans certaines applications, au pompage. Mais Rateau a pu progressivement augmenter les pressions soit en augmentant la vitesse de rotation, soit en couplant plusieurs roues en série.

Le premier moyen lui a permis, dès 1900, d'obtenir un rapport de compression de 1,58, avec une vitesse périphérique de 265 mètres par seconde. Depuis 1917, il a réalisé, dans le compresseur du turbo d'avion, un rapport de compression supérieur à 4,5 au cours d'un essai à outrance où la vitesse périphérique atteignit 670 mètres par seconde : l'appareil tournait alors à 53.000 tours par minute.

Le second moyen l'a conduit à la création de turbocompresseurs qui peuvent produire de l'air comprimé à la pression de 7 à 8 kilogrammes par centimètre carré. Le turbo-compresseur est véritablement la création personnelle de Rateau qui n'a eu dans cette voie aucun précurseur. Rateau est certainement le premier qui ait fait avec des turbo-machines des soufflantes pour hauts fourneaux ou pour Bessemer à deux ou trois roues (rapport de compression : 2) et de véritables compresseurs de mines à douze ou vingt-quatre roues (rapport de compression : 7 à 8). Toutes ces machines sont construites suivant un système multicellulaire, rappelant à certains points de vue celui de la turbine à action, qui est bien un mode de construction caractéristique des appareils Rateau. Leur mise au point a nécessité la solution de nombreux problèmes, comme celui de la protection contre le pompage. Pour leur étude, Rateau applique à chaque roue en particulier sa théorie générale des turbo-machines en faisant varier la densité du fluide au passage d'une roue à l'autre. De là la notion de rendement polvtropique et l'explication du fait que la pression croît en progression géométrique à la traversée des étages successifs.

Vers la fin de sa vie, il a fait encore un pas en avant. Pour la réalisation de leur procédé d'utilisation de l'énergie thermique des mers, MM. Claude et Boucherot lui ont demandé d'étudier la pompe à vide de leur condenseur. Rateau a fait personnellement cette étude et établi le projet d'un turbo-compresseur approprié. Depuis sa mort, cette machine a été construite par sa société et elle a pu donner des rapports de compression de 100, et même de 190 en marche poussée, tout à fait remarquables pour un compresseur centrifuge. Les premières roues y ont des vitesses périphériques de 400 mètres par seconde, dépassant par conséquent la vitesse du son, et un pouvoir manométrique de 0,60.

Parallèlement à cette poussée des ventilateurs vers les hautes pressions, Rateau a provoqué la même évolution pour les pompes centrifuges à eau. Ici, d'autres constructeurs ont agi dans le même sens que lui. Mais, s'il n'a pas été l'unique initiateur, il a été certainement l'un des principaux. Ses efforts notamment sont au premier rang de ceux qui ont créé les pompes d'épuisement de mines formées de plusieurs roues centrifuges associées en tension. On sait que ces pompes ont remplacé presque partout les pompes à piston. Les modèles de Rateau sont caractérisés par le même mode de construction multicellulaire que ses turbo-compresseurs, avec roues à une seule ouïe et trajet du fluide toujours dans le même sens, et par le même ingénieux procédé d'équilibrage de la poussée du fluide, toutes dispositions qui ont été imitées par la généralité des constructeurs. Pareillement, Rateau a pris une part prépondérante au mouvement qui a généralisé l'emploi des pompes centrifuges dans les chaufferies. Lorsqu'il a abordé la construction des turbines marines, il lui a fallu mettre en harmonie les machines auxiliaires avec les machines principales et partout substituer la turbo-machine à la machine alternative. De là plusieurs problèmes qu'il a résolus avec succès et sans hésitation. Notamment, il a réalisé l'alimentation en eau des chaudières avec des pompes centrifuges à un seul disque.

Études sur les procédés de mesures des débits fluides. -

Toujours préoccupé de déterminer avec précision le rendement de ses machines, Rateau a été conduit à étudier spécialement les procédés de mesure des débits des courants fluides. Je me souviens de lui avoir entendu dire, à une certaine époque, que quelques uns de ses licenciés étrangers estimaient avec excès le rendement de ses ventilateurs parce qu'ils mesuraient mal le débit. Une telle parole dans la bouche d'un constructeur m'a paru mériter d'être rappelée.

Dès 1891, il avait imaginé un manomètre multiplicateur pour mettre en évidence de faibles différences de pression dans les courants d'air des mines. Cet appareil se compose d'une cloche cylindrique plongeant dans l'eau, à laquelle est adjoint un flotteur de forme appropriée. En agissant sur la grandeur et le profil du flotteur, on peut obtenir un coefficient de multiplication considérable (une différence de pression de 1 millimètre d'eau peut se manifester par un déplacement de 100 millimètres) et rendre le déplacement proportionnel à telle fonction qu'on veut de la dépression : par exemple, en établissant la proportionnalité à la racine carrée de la dépression, on a des indications proportionnelles au débit.

Ce type d'appareil a été repris ultérieurement par divers constructeurs et on peut voir, dans quelques mines, des indicateurs de débit de cette espèce dont les ingénieurs qui les emploient ignorent sans doute que le principe est dû à Rateau.

Les Annales des Mines de 1898 et 1902 contiennent le compte rendu d'une série excessivement importante d'expériences exécutées par Rateau sur le tube de Pitot et les moulinets, et leur interprétation théorique par une analyse très pénétrante. Il a fait voir, en soumettant ces instruments à des alternances de courants plus ou moins rapides, qu'ils donnent des indications exagérées dans les courants irréguliers. Cela tient particulièrement à ce qu'ils sont sensibles à la quantité de mouvement moyenne, laquelle est supérieure à la quantité de mouvement calculée avec la vitesse moyenne. Les différences que l'on constate parfois dans le tarage des moulinets suivant qu'ils sont faits par déplacement en eau calme ou par station dans un courant artificiel s'expliquent par les inégalités inévitables des courants artificiels, et la même explication vaut pour le paradoxe de du Buat, dont d'ailleurs le phénomène envisagé n'est qu'un cas particulier.

Dans les essais effectués sur ses machines, Rateau a bien souvent mesuré le débit des courants fluides par la dépression au passage d'une tuyère. Nous savons qu'il s'était occupé des tuyères à propos de l'écoulement de la vapeur d'eau. Il a souvent préconisé leur emploi pour la mesure du débit d'un fluide quelconque et il a insisté sur l'intérêt qu'il y a, pour cette application, à terminer la tuyère par une partie cylindrique : le coefficient de dépense est alors très voisin de l'unité. L'avantage de cette disposition, déjà employée par Weisbach, est aujourd'hui universellement reconnu.

Signalons enfin les venturi à multiplicateurs qu'il adapte à ses soufflantes centrifuges pour avoir une indication continue du débit.

Trompes. - Appareils à jet. - En 1899, l'Académie des Sciences avait mis au concours pour le prix Fourneyron la théorie des trompes. Rateau présenta un mémoire qui fut couronné et qui parut en 1900 dans la Revue de Mécanique. Dans ce travail, il se borne aux trompes dont les deux fluides, le fluide moteur comme le fluide entraîné, conservent tous deux une densité sensiblement invariable. Avec une grande habileté mathématique, il en donne une théorie très complète, analysant les causes qui influent sur le rendement, montrant notamment le rôle du diffuseur et celui de la dépression au mélangeur. Il fait voir que le rendement est maximum quand les débits des deux fluides sont proportionnels aux racines carrées de leurs densités, et que ce maximum reste toujours assez bas, du moins quand la densité du fluide entraîné n'est pas très petite. La théorie est vérifiée par des expériences portant sur des tuyères où les deux fluides sont de l'air, dans des conditions où les variations de pression sont assez faibles pour qu'on puisse négliger leur compressibilité.

Si la compressibilité des fluides n'était plus négligeable, les équations se compliqueraient beaucoup. Rateau n'a étudié qu'un exemple de ce cas, celui des éjecto-condenseurs, où de l'eau est entraînée par de la vapeur. L'article où il publie les résultats de ses recherches décrit l'éjecto-condenseur qu'il a imaginé, et marque nettement les limites de cet appareil comme producteur de vide.

On peut rattacher aux travaux sur les trompes et appareils à jet les recherches que Rateau a poursuivies dans les derniers mois de la Grande Guerre sur le frein de bouche des canons à la suite d'une mission dont il fut chargé par le Ministère de l'Armement. Fidèle à sa méthode générale, il a commencé par une étude théorique sur l'écoulement des gaz à très haute pression, qui a paru en 1919 dans les Comptes rendus de l'Académie des Sciences ; puis il a fait l'application de ses résultats au calcul et à la construction d'un frein de bouche. Toutes ces recherches furent menées avec une méthode, une décision et une rapidité remarquables. La théorie fut vérifiée par de nombreuses expériences et les résultats de ce travail furent des plus importants. La partie théorique en a été récemment publiée.

Travaux sur les hélices propulsives et sur les surfaces sustentatrices. - Les hélices sont de véritables turbo-machines. Il était naturel que Rateau, dont l'attention était d'ailleurs appelée sur la propulsion des navires par les applications maritimes de sa turbine, s'occupât d'elles.

Pour étudier le fonctionnement d'une hélice, Rateau la décompose en éléments ayant pour longueur la profondeur de l'aile et limités dans l'autre sens par deux cylindres concentriques infiniment voisins, ayant pour axe celui de l'hélice, ou plutôt par deux surfaces de flux infiniment voisines. Il calcule l'action de l'hélice en faisant la somme des actions de ces éléments. La plupart des auteurs procèdent d'une façon plus ou moins analogue. Ce qui caractérise la théorie de Rateau c'est la manière dont il estime l'action des éléments. Il fait à ce sujet les hypothèses suivantes :

1° Chaque élément influence une certaine quantité de fluide qui, dans l'ensemble, peut être réduite à une lame dont l'épaisseur totale est proportionnelle à la profondeur de l'élément. Cette lame se partage en deux parties circulant l'une sur le dos, l'autre sur la face de l'aile. Les deux parties se réunissent à la sortie en prenant une direction intermédiaire entre celles de la tangente à la face et de la tangente au dos ;

2° Le passage de la lame fluide sur l'aile réduit sa vitesse dans un certain rapport.

C'est à partir de ces hypothèses, complétées par quelques hypothèses de détail, que Rateau, avec l'aide de la formule d'Euler pour les turbo-machines, développe sa théorie. Nous les discuterons plus loin. Pour le moment, acceptons-les en nous réservant, avec Rateau, de les vérifier par leurs conséquences. Elles lui permettent d'assigner des causes à divers phénomènes insuffisamment expliqués avant lui : inefficacité des ailes trop larges, reculs négatifs, cavitation, importance du dos de l'aile et des parties avoisinant le bord de sortie. C'est d'après sa théorie qu'il construit les hélices des bateaux munis de ses turbines, et elles donnent satisfaction aux essais. Il vérifie expérimentalement les formules qu'il a données pour le couple et la poussée et M. Lelong, discutant en 1904, dans le Mémorial du Génie Maritime, " l'état actuel de la question des hélices ", signale l'intérêt de ses travaux et le progrès qu'ils marquent par rapport aux travaux antérieurs.

En 1909, Rateau exécuta de belles expériences sur l'écoulement de l'air le long des plaques minces on épaisses (ailes d'avions). Sa méthode expérimentale consistait à placer la surface étudiée dans un courant d'air produit par un ventilateur ; c'est celle qu'a suivie ultérieurement Eiffel en lui apportant d'ailleurs des modifications personnelles importantes. Ces expériences de Rateau doivent être rapprochées de ses études sur les hélices parce que, pour calculer a priori la portante et la résistance, il se fonde sur les mêmes hypothèses que dans sa théorie des propulseurs. Les formules obtenues sont médiocrement vérifiées par l'expérience pour la résistance, mais bien pour la portance. Citons notamment le fait que l'orientation de portance nulle correspond à une incidence négative : on peut l'interpréter en disant que la déviation est alors nulle, entendant sous le nom de déviation, l'angle que fait, avec le courant incident, la direction moyenne, intermédiaire entre le dos et la face, prise, selon Rateau, par la lame fluide à la sortie.

Indépendamment d'ailleurs de tout calcul théorique, les expériences de Rateau mettent en lumière des faits importants. Elles montrent par exemple que les ailes épaisses ne donnent pas plus de résistance que les ailes minces : cette circonstance, bien connue aujourd'hui, était assez nouvelle en 1909. Signalons encore le résultat suivant. Les courbes qui donnent l'effort total sur une plaque en fonction de l'angle d'incidence présentent une discontinuité aux environs de 25°. Cette observation n'a pas été entièrement confirmée par les autres expérimentateurs. Elle semble cependant bien correcte et, d'ailleurs, si les courbes obtenues par Eiffel pour le plan mince ne montrent pas une véritable discontinuité, elles font voir tout au moins une grosse perturbation qui en est bien voisine. Discontinuité réelle ou grosse perturbation, il y a certainement là un phénomène important, dû sans doute à l'existence de deux régimes d'écoulement distincts. On ne considère en général que deux régimes différents pour le mouvement des fluides, le régime laminaire et le régime hydraulique. L'observation de Rateau semble généraliser la notion de multiplicité des régimes et doit peut-être être rapprochée des recherches mathématiques de MM. Villat et Thiry sur les solutions multiples des problèmes hydrodynamiques.

Ce rapide exposé montre l'intérêt de la contribution de Rateau à l'étude des hélices et des surfaces sustentatrices. Ce n'est nullement méconnaître la valeur des résultats techniques ou expérimentaux qu'il a obtenus que de penser qu'au point de vue théorique ses recherches appellent quelques réserves. La première des hypothèses sur lesquelles elles sont fondées est vraiment bien arbitraire. Rigoureusement, même, elle est fausse, car il est inexact de dire que la surface sustentatrice ou l'aile d'hélice intéresse seulement une veine limitée de fluide (Rateau lui-même le savait bien ; aussi insiste-t-il sur le fait que l'on peut dire seulement que les choses se passent dans l'ensemble conformément à son hypothèse. Cette précaution ne nous paraît pas suffisante pour éliminer les objections que nous faisons ici). Au XVIIe siècle, Mariette, Huyghens, Pardies, Newton assimilaient déjà l'action d'un courant fluide indéfini sur un solide à celle d'une veine limitée, mais ils supposaient - supposition a priori assez séduisante - que la section de la veine intéressée était proportionnelle au maître-couple. Ils ont obtenu ainsi, pour le plan mince, la loi du sinus carré, condamnée dès le XVIIIe siècle par les expériences de Borda. En supposant, avec Rateau, l'épaisseur de la veine proportionnelle à la profondeur de la surface, on retombe sur la loi exacte du sinus simple. Il est d'autant plus difficile de voir là une véritable théorie du phénomène que l'hypothèse de Rateau serait, a priori, moins vraisemblable que celle de Mariotte. La théorie ne peut résulter que de l'étude, au moyen des équations de l'hydrodynamique, de la manière dont se fait l'écoulement autour des surfaces. C'est là un problème qui a donné lieu et donne encore lieu à des travaux mathématiques nombreux et importants. Ces travaux montrent d'ailleurs que la conception d'une veine limitée est certainement erronée. Par contre, dans certains cas simples où ils peuvent être poussés jusqu'au bout, ils conduisent à des lois suffisamment vérifiées par l'expérience et analogues dans leurs grandes lignes à celles qui découlent des hypothèses de Rateau, lesquelles d'ailleurs ont été précisément choisies en vue de cet accord avec les faits dans ces cas simples. Cela explique que la théorie de Rateau puisse aboutir à des résultats exacts. Mais il est permis de penser que cette théorie ne saurait se suffire à elle-même et qu'il serait souhaitable de la relier aux équations générales de l'hydrodynamique : si on peut admettre à la rigueur que ce rattachement est plus ou moins grossièrement réalisé pour les cas simples dont nous venons de parler, et qui se rapportent aux surfaces sustentatrices, on ne saurait en dire autant pour les cas compliqués, notamment pour les hélices. En fait, les progrès modernes de la théorie des surfaces sustentatrices et des hélices se sont faits dans une voie différente de celle qu'à suivie Rateau et beaucoup plus hydrodynamique.

Suralimentation des moteurs à combustion interne. - La dernière grande invention de Rateau concerne l'utilisation de l'échappement des moteurs à combustion interne pour réaliser leur suralimentation. Ce n'est pas la moins brillante.

Au fur et à mesure qu'un avion s'élève, la puissance massique de son moteur diminue, parce que diminuent la densité de l'atmosphère ambiante et par suite la masse d'air comburant admise par coup de piston. Pour corriger ce défaut, l'idée est venue à plusieurs ingénieurs d'associer au moteur un compresseur, qui, aspirant l'air raréfié par l'altitude, le comprime avant son entrée dans les cylindres à une pression comparable à celle qui règne au sol. Le problème de la réalisation d'un tel compresseur a été posé à Rateau dès 1915 par les ingénieurs de la Société Lorraine-Dietrich. Il était question alors d'un compresseur entraîné mécaniquement par le moteur. Rateau, redoutant les sujétions de cette liaison, déconseilla l'essai. En 1916, sur une nouvelle interrogation du pilote Bastiou, il reprit ses réflexions sur le sujet et s'avisa d'un moyen d'éviter la liaison mécanique qu'il craignait. Il remarqua que, si la marche du compresseur exigeait de la puissance, par contre l'échappement du moteur en fournissait, et précisément dans la proportion voulue à chaque altitude, par suite de la haute température des gaz et de rabaissement de la contre-pression; on pouvait donc prendre à l'échappement ce qui était nécessaire pour produire la surcompression. Il conçut alors un appareil formé d'une roue de turbine à gaz placée sur l'échappement du moteur et d'une roue de compresseur centrifuge placée sur l'air d'admission. Le rotor ainsi constitué tourne à une vitesse angulaire pouvant atteindre 30.000 tours par minute, correspondant à des vitesses périphériques allant jusqu'à 380 mètres par seconde. Le compresseur obtient, en un seul étage, un rapport de compression de 2 ; la turbine motrice, recevant le gaz à 750°, doit être faite en acier Taylor au tungstène. Le premier appareil fut réalisé au début de 1917 ; c'est le premier moteur à combustion interne qui ait été muni d'un surcompresseur de l'air d'admission.

Il est intéressant de rappeler que Rateau n'estimait pas que la turbine à gaz fût appelée à se développer sérieusement. Cette opinion n'excluait pas pour lui la possibilité d'appliquer ce genre de machines à certains usages particuliers et les efforts qu'il a consacrés à son surcompresseur d'aviation le prouvent bien. Rateau se plaisait à observer qu'il était assez piquant que ce fût lui, un incrédule en matière de turbine à gaz, qui ait réalisé une des premières, sinon la première, qui ait industriellement fonctionné.

Dans une note à l'Académie des Sciences, développée plus tard dans le Bulletin de sa Société, Rateau indique comment peuvent se calculer les éléments et les possibilités de la combinaison imaginée par lui. L'étude de l'application de cette combinaison aux avions et des résultats qu'on en peut attendre l'a conduit à s'occuper très profondément des propriétés de l'atmosphère normale et de la théorie du vol, notamment du vol aux hautes altitudes. Il a publié sur ces sujets plusieurs écrits importants.

La surcompression des moteurs est un progrès considérable pour les avions, dont elle relève notablement le plafond. Elle se répand de plus en plus ; mais le développement de la solution complète de Rateau, caractérisée par l'association d'une turbine à gaz et d'un compresseur centrifuge, marque actuellement un temps d'arrêt par suite des difficultés de graissage, de réfrigération, de dilatations provenant de la haute température de la turbine et des tuyautages. On se contente généralement aujourd'hui d'actionner mécaniquement le compresseur, revenant à la combinaison que Rateau avait primitivement voulu écarter. Les inconvénients qu'il redoutait ont pu être éliminés grâce à la réalisation, par M. Waseige, d'engrenages à grande vitesse débrayables en marche. Rateau lui-même a adopté, dans ses dernières années, la commande mécanique et mis au point à son tour des engrenages appropriés. Cette combinaison d'ailleurs lui doit encore sa possibilité, puisque c'est lui qui nous a appris à faire des ventilateurs à haute pression. Mais ce n'est tout de même qu'une solution partielle et la solution complète, avec turbine à gaz, présente des avantages théoriques de rendement et d'autorégulation. Il est permis de penser que les difficultés qui arrêtent l'expansion de cette dernière sont de second ordre et que des progrès dans la construction ou dans la métallurgie permettront tôt ou tard de les résoudre.

L'intérêt de la suralimentation n'est pas limité aux seuls moteurs d'aviation. La faiblesse de la puissance massique est un défaut de plusieurs moteurs à combustion interne de marche lente et d'autres applications que l'aéronautique réclament des puissances massiques aussi élevées que possible : Rateau a été conduit naturellement à appliquer ses conceptions aux moteurs Diesel marins. Les conditions du problème sont ici changées, parce que la température des gaz de l'échappement, et avec elle leur énergie utilisable, sont moins fortes dans un Diesel que dans un moteur à explosion. Il devient nécessaire d'avoir, pour la turbine à gaz et pour le compresseur, des rendements particulièrement bons. Néanmoins, Rateau est parvenu à réaliser, avec son système, la suralimentation du Diesel à 4 temps. Il a rendu compte lui-même (c'est sa dernière publication, qui a même paru quelques jours après sa mort), des résultats qu'il avait obtenus dans l'adaptation de turbo-soufflantes à des moteurs de 8 cylindres construits par la Société Burmeister et Wain pour les cargos Agamemnon et Menestheus, Sa conclusion est que l'on peut, avec la turbo-soufflante, maintenir à l'admission une surpression égale à deux fois et quart la contre-pression à l'échappement, ce qui procure un gain d'environ 50 p. 100 sur la puissance d'un cylindre donné, sans augmenter et même en diminuant la fatigue thermique. Depuis que cet article a été écrit, les cargos Agamemnon et Menestheus ont fait un service satisfaisant entre l'Angleterre et le Japon.

Dans un Diesel à deux temps, la température de l'échappement est particulièrement basse et la difficulté de l'adaptation du système Rateau s'accroît. M. l'ingénieur en chef du génie maritime Gauthier a cependant étudié cette adaptation et conclu qu'elle permettrait d'escompter des résultats déjà intéressants.

L'utilisation du système Rateau dans les Diesel n'est qu'à ses débuts ; l'expérience apprendra l'avenir qui lui est réservé et que, pour ma part, je crois assez beau.

Divers. - L'oeuvre de Rateau comprend encore quelques études sur des sujets divers. Il en est d'ailleurs bien peu qui ne se rapportent de près ou de loin aux turbo-machines.

Nous avons déjà parlé de ses recherches en résistance des matériaux. Son travail sur les corps tournants est en relation manifeste avec la construction des machines rotatives. Sa théorie des rondelles Belleville, elle-même, n'en est pas si éloignée puisqu'il en a utilisé les résultats pour le calcul des diaphragmes des turbines à vapeur multicellulaires.

Citons encore la construction d'un dynamomètre de rotation à indications optiques, qui a précédé l'appareil analogue d'Hopkinson, et qu'il a appliqué pour étudier ses pompes et ses ventilateurs, ainsi que celle d'un frein hydraulique d'absorption utilisable pour les essais des turbines à vapeur. Ce frein hydraulique lui a permis de réaliser une expérience excessivement brillante. Il l'a utilisé en 1908 et 1909 pour reprendre à une échelle industrielle, sur une turbine dont la puissance a varié de 250 à 680 chevaux, la détermination de l'équivalent mécanique de la calorie par la méthode de Joule, fondée sur la mesure de réchauffement d'une eau continuellement agitée et brassée. Il a obtenu des valeurs variant entre 424,76 et 430,80 kilogrammètres par calorie, la moyenne générale étant 427,6 et la moyenne des mesures faites aux grandes puissances 426,9. Ces moyennes sont bien d'accord avec les déterminations obtenues au laboratoire par divers physiciens. Rien ne montre mieux que ce beau résultat le soin et l'habileté avec lesquels Rateau savait conduire une expérience technique.

IV.

L'étendue et la valeur de ses travaux avaient donné à Rateau une situation considérable. Son autorité était reconnue aussi bien à l'Étranger qu'en France. Dans les principaux pays, des constructeurs importants avaient acheté la licence de ses inventions. En Belgique, il avait même fondé une société pour l'exploitation de ses brevets. Bien plus, il recevait de partout des distinctions honorifiques s'adressant à sa personnalité même. Il était membre d'honneur de l'Association des ingénieurs sortis de l'école de Liège, " Doctor of Laws " de l'Université de Wisconsin (U. S. A.) (1904), docteur ingénieur honoris causa de l'Université technique supérieure de Charlottenbourg (1906).

Mais la consécration à laquelle il attachait le plus de prix lui vint de l'Institut de France.

En 1899, il avait obtenu le prix Fourneyron à l'Académie des sciences. En 1910, la Section de mécanique de cette compagnie le présenta en troisième ligne, ex aequo avec Jean Résal, pour la place laissée vacante par le décès de Maurice Lévy. Ce fut M. Lecornu, présenté en première ligne, qui fut élu. La dernière année de la guerre, un décret du 23 janvier 1918 créa la division des applications de la science à l'Industrie, pour permettre à l'Académie des sciences d'accueillir dans son sein les plus distingués des ingénieurs faisant à la fois oeuvre scientifique et oeuvre industrielle. A la première élection pour la nouvelle division, qui eut lieu le 25 novembre 1918, Maurice Leblanc fut nommé, et à la seconde, le 16 décembre de la même année, Rateau entra à l'Académie avec vingt-huit suffrages sur quarante votants. Cette élection n'était, pour ainsi dire, que la reconnaissance officielle de la place occupée par Rateau dans la mécanique française. Avec Maurice Leblanc et M. Laubeuf, il représenta les industries mécaniques dans la nouvelle section, dont il devint le doyen en 1923 par suite de la mort de Maurice Leblanc. Pendant les douze années qu'il passa à l'Académie, il fut, auprès de cette compagnie, le parrain des travaux de plusieurs ingénieurs mécaniciens, notamment de nombreux travaux d'aéronautique.

La compétence exceptionnelle de Rateau le faisait rechercher pour faire partie ou pour assurer la présidence de nombreuses commissions, tant officielles que privées. Il était membre de la Commission du grisou, instituée auprès du Ministère des travaux publics, et du Comité consultatif des Arts et Manufactures, institué auprès du Ministère du commerce. En 1917, quand M. Clémentel, ministre du commerce, créa la Commission permanente de standardisation, Rateau fut appelé à en présider la section de mécanique. Cette commission disparut en 1924 ; mais, en 1928, le gouvernement décida de reprendre son oeuvre en lui donnant plus d'extension ; il créa alors le Comité supérieur de normalisation et demanda à un organisme indépendant de préparer les travaux. Ainsi naquit l'Association Française de Normalisation, (A. F. Nor.), affiliée à 1'International Standard Association, (I. S. A.). Rateau s'en vit confier la présidence et fut un président d'autant plus actif qu'il attachait à la normalisation une grande importance technique et économique. Il se fit le défenseur ardent de la série Renard, qui détermine les dimensions successives des objets unifiés, et ses vues sur ce point ont obtenu récemment un éclatant succès, puisque la série Renard a été adoptée internationalement par le congrès de l'I. S. A. tenu à Milan en 1932. Il fonda auprès de l'AFNOR une commission spéciale pour étudier la standardisation des procédés de mesure du débit des fluides par tuyères ou diaphragmes. Encore ici les événements ultérieurs ont montré qu'il avait vu juste, puisque cette standardisation a été largement amorcée sur le plan international dans le même Congrès de Milan. " Si un jour, a dit M. Guillet, l'oeuvre de normalisation prend, en France, le développement qu'elle y doit avoir, Auguste Rateau en aura été l'un des principaux initiateurs. "

Avant même d'être président de l'Association française de normalisation, Rateau avait marqué l'intérêt qu'il portait à ces questions quand, en 1921, comme président de la Société de navigation aérienne, il prit l'initiative d'une standardisation des notations et termes principaux usités en aéronautique. Le travail établi sous sa direction, qui eut pour point de départ une première étude faite au service technique de l'aéronautique, fut ensuite pris pour base par la Commission internationale de navigation aérienne, puis adopté presque intégralement par elle, avec seulement de légères modifications.

Ce ne fut d'ailleurs pas là la seule manifestation de l'activité de Rateau à la Société de navigation aérienne. Il a présidé cette société pendant neuf ans de suite et y a provoqué la création de plusieurs commissions d'études qui ont fourni des travaux importants. Il s'intéressait de plus en plus aux choses de l'air, et je tiens de M. Caquot qu'il lui avait exprimé son désir de consacrer les efforts de la fin de sa vie aux progrès de l'aviation. Il remplissait très assidûment son rôle de président, et tous ceux qui ont assisté aux séances conserveront longtemps le souvenir de la maîtrise avec laquelle il dirigeait les discussions, intervenant fréquemment par des remarques personnelles où éclatait toujours son sens mécanique si profond et si averti.

Rateau a aussi joué un rôle considérable à la Société hydrotechnique de France. En 1904, à la suite du premier Congrès de la houille blanche, un certain nombre d'industriels dont il faisait partie constituèrent une commission des turbines, dans le but d'étudier diverses questions techniques relatives au fonctionnement de ces appareils. Sur son initiative et d'après un programme tracé par lui, cette commission institua à Allevard des expériences sur les coups de bélier dans les conduites d'eau, afin de vérifier la théorie d'Allievi. Puis, désireux d'étendre leur champ d'action, les membres de la commission des turbines fondèrent la Société hydrotechnique qui s'est donnée pour mission de développer, de centraliser et de coordonner les recherches hydrauliques en France. Rateau fut un des fondateurs de la nouvelle société et sa compétence spéciale le fit mettre à la tête de son Comité technique. A ce titre, il présida à la construction du laboratoire de Beauvert et lui donna ses premières directives. Avec une vue très nette des besoins de l'industrie, il comprit que ce que ce laboratoire devait donner, c'étaient des mesures précises et soignées, devant servir, pour ainsi dire, d'étalons aux essais industriels. Je l'ai entendu bien souvent, à cette époque, déclarer que le directeur du laboratoire de Beauvert devait être au moins autant physicien qu'ingénieur. Les travailleurs de Beauvert se sont effectivement engagés avec succès dans la voie qu'il leur montrait, comme le prouvent les belles expériences sur les tuyères exécutées sous sa direction, où les coefficients de débit ont été mesurés avec une approximation de l'ordre de quelques millièmes.

Rateau a fait partie des conseils de beaucoup d'autres sociétés techniques : Association technique maritime, Comité de mécanique de la Société d'encouragement, Comité de mécanique de la Société des ingénieurs civils. Partout sa parole était écoutée avec déférence et avec profit. Sa vie avait fini par s'identifier avec la vie même de la mécanique appliquée en France. Aussi était-il appelé à fournir une somme de travail considérable.

Ses travaux d'ingénieur n'absorbaient d'ailleurs pas toute son activité et, sur des sujets variés, comme l'ethnologie par exemple, il avait fait des lectures très étendues. Il se délassait de ses multiples occupations dans le milieu familial que les siens avaient su embellir de toutes les séductions de l'art. Il goûtait vivement lui-même toutes les manifestations artistiques, et ce n'est pas seulement dans le monde de la mécanique que ce magicien des corps tournants, ce constructeur qui savait si bien " donner des figures aux lois ou tirer des lois elles-mêmes leurs figures " se montrait sensible à la beauté du mouvement et des formes. Étant lui-même grand architecte de machines, il s'intéressa tout naturellement à l'architecture et à la décoration des édifices modernes et la construction, à laquelle il prit une part très personnelle, de sa maison de campagne de Saint-Jean-de-Luz, dans une province dont il aimait les paysages, a été sa plus belle récréation.

Dans les dernières années de sa vie, sa santé déclina. Son activité cependant ne se ralentit pas. Il continuait à prendre une part active aux réunions des sociétés techniques. Il suivait toujours de très près les travaux de la société d'exploitation de ses brevets, et l'imagination créatrice n'était pas tarie en lui, puisque, dans les derniers mois de son existence, il dressait lui-même le projet du turbo-compresseur qui devait servir à entretenir le vide dans les installations Claude-Boucherot. A le voir toujours ainsi semblable à lui-même, malgré la souffrance physique, ses admirateurs et ses amis ne pouvaient s'imaginer que cette grande lumière fût si près de s'éteindre. Pourtant, à la suite d'un abcès pernicieux qui se déclara en décembre 1929, plusieurs interventions chirurgicales douloureuses, qu'il supporta avec un grand courage, ne purent enrayer le développement rapide du mal qui le minait et qui l'emporta le 13 janvier 1930.

Le vide causé par sa disparition fut immédiatement ressenti par tout le monde de la mécanique appliquée. Et lorsque ses collaborateurs immédiats décidèrent de rendre un éclatant hommage à sa mémoire, ils rencontrèrent partout l'accueil le plus empressé. La Société des ingénieurs civils, sous la direction de son président, M. Cuvelette, organisa en son honneur dans son Hôtel, le 27 novembre 1930, une séance solennelle. M. le Président de la République Doumergue accepta de la présider, entouré des Ministres des travaux publics et du commerce, des Sous-secrétaires d'État des travaux publics et de l'économie nationale, ainsi que des représentants des départements de la marine, de l'air, du travail et de l'instruction publique. Après une allocution de M. Cuvelette dégageant le sens de cette cérémonie, l'oeuvre du grand ingénieur fut commentée par divers orateurs. M. Chaleil, directeur général de la Société Rateau, analysa la méthode et l'oeuvre générale ; M. Jouguet, inspecteur général des Mines, professeur à l'École des Mines et à l'École Polytechnique, fit revivre le savant et le professeur; M. Monteil, professeur à l'École Centrale et au Conservatoire des Arts et Métiers, exposa les travaux de Rateau sur la thermodynamique et sur les turbines à vapeur; M. J. Rey, membre de l'Institut, ses recherches sur les turbo-machines en général ainsi que sur les pompes, ventilateurs et turbocompresseurs ; M. Lelong, ingénieur général des constructions navales, parla des applications faites par Rateau à la marine ; M. L. Bréguet, président de la Société de navigation aérienne, de son oeuvre en aviation ; M. L. Guillet, membre de l'Institut, directeur de l'École Centrale, de l'oeuvre académique et de la normalisation. L'hommage des ingénieurs belges fut apporté par un discours de M. Hanocq, président de la Section de Liège de l'Association des ingénieurs sortis de l'École de Liège ; celui des ingénieurs suisses par une lettre du professeur Stodola, de l'École Polytechnique fédérale de Zurich. De tous ces témoignages, celui sans doute auquel Rateau eût été le plus sensible fut celui de M. l'ingénieur général Lelong qui le remercia d'avoir " rendu à la Marine militaire française l'incomparable service de la libérer de la tutelle étrangère pour ses appareils moteurs, condition indispensable à une marine qui prétend s'imposer par la qualité de son matériel ". Enfin, M. le Ministre des travaux publics Pernot, dans une improvisation particulièrement heureuse, associa le gouvernement à cette manifestation, en insistant sur le rôle de Rateau comme professeur et comme inventeur d'appareils propres à accroître l'efficacité de nos forces navales. Une voix spécialement autorisée rappelait ainsi qu'Auguste Rateau, savant mécanicien, inventeur à l'imagination féconde, réalisateur habile et industriel heureux, avait, non seulement par l'éclat jeté par ses travaux sur la technique française, mais encore plus directement par les services rendus par lui à l'enseignement public et à la défense nationale, admirablement rempli la mission d'intérêt général qui est celle des ingénieurs du Corps des Mines.


En 1911, Rateau avait obtenu le prix de mécanique Poncelet de l'Académie des Sciences, d'une valeur de 2.000 F.