TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XXII (2008)

Albert de LAPPARENT (1839-1908) : autobiographie

Christian Montenat

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 10 décembre 2008)

Résumé.
Présentation de l'autobiographie inédite rédigée par Albert de Lapparent, dans laquelle il relate par le menu le déroulement de sa carrière.

Mots-clés : Albert de Lapparent - autobiographie - École des mines de Paris - Institut catholique de Paris - Académie des sciences - géologie - enseignement - ouvrages didactiques - XIXe s. - XXe s.

Abstract.
Presentation of the unpublished Albert de Lapparent's autobiography, giving a detailed relation of his career.

Key words: Albert de Lapparent - autobiography - Paris School of Mines - Catholic University of Paris - Academy of Sciences - geology - teaching - didactic books - 19th century - 20th century.

 

Albert de Lapparent fut l'un des savants les plus en vue de son temps. Sa carrière, particulièrement atypique, avait pourtant commencé de manière très conventionnelle. Brillant polytechnicien, disciple d'Élie de Beaumont à l'École des mines, il était tout naturellement destiné au Service des mines. Pressenti, en 1875, pour enseigner à la nouvelle université catholique de Paris qui ouvrait tout juste ses facultés, il s'y attache définitivement en 1880, après avoir démissionné du Corps des mines. Albert de Lapparent se consacre alors entièrement à l'enseignement et surtout à la rédaction de nombreux ouvrages qui connurent souvent un grand succès et dont certains sont devenus des " classiques " : le Traité de Géologie, le Cours de Minéralogie ou les Leçons de Géographie physique. Ces travaux lui valurent une grande notoriété, à la fois nationale et internationale, couronnée, en 1897, par son élection à l'Académie des sciences.

Vers la fin de sa vie, Albert de Lapparent rédigea une sorte d'autobiographie relatant, par le menu, le déroulement de sa carrière. Des extraits de ce document, resté inédit, sont présentés dans une publication récente " Albert de Lapparent, par lui-même " (Montenat, 2008a) . Des passages de la même autobiographie ont également été cités dans l'ouvrage Une famille de géologues, les Lapparent (Montenat, 2008) , qui fait revivre une étonnante lignée de géologues de grand renom : le fondateur, Albert de Lapparent, son fils Jacques (1883-1948), brillant universitaire, professeur à Strasbourg et en Sorbonne ; ses petits-fils Albert-Félix (1905-1975), prêtre et titulaire de la chaire de géologie inaugurée par son grand-père à l'Institut catholique de Paris et Claude (1920-1985), figure marquante de l'exploration pétrolière internationale.

Malgré ces diverses citations, il a paru intéressant de présenter ici le manuscrit d'Albert de Lapparent dans sa version complète (les sous-titres ont été ajoutés pour faciliter la lecture). Elle permet de mieux saisir une personnalité complexe et aussi de ressentir l'atmosphère d'une époque de grand foisonnement politique, scientifique et technique.

Références :
  • Montenat, C. (2008). Albert de Lapparent (1839-1908) par lui-même. In J. Gaudant (Coord.) : Géologues et paléontologues. De la passion à la profession. Presses de l’École des mines, Paris, p. 231-261.
  • Montenat, C. (2008). Une famille de géologues : les Lapparent. Un siècle d’histoire et d’aventures de la géologie. Préface de Jean Dercourt. Vuibert éditeur, Paris, 216 p.
  • AUTOBIOGRAPHIE

    Mon père, Félix-Remi de Lapparent, s'est marié à Bourges, en 1837, comme il revenait d'Afrique avec le grade de capitaine de génie. Son père, le comte Emmanuel de Lapparent, était alors préfet du Cher, et avait perdu peu de temps auparavant sa femme, Clémence-Isaure Tourangin. Ma mère, Mlle Henriette Planchat, était la fille de M. Pierre Planchat, avoué à la cour de Bourges, et qui, depuis, fut pendant dix-huit ans maire et conseiller-général de la ville de Bourges .

    Mon grand’père paternel est mort à Paris, en 1870, dans sa quatre-vingt-douzième année. Mon grand’père maternel est décédé à Bourges, en 1868, à l’âge de 86 ans.

    Années d'enfance

    Je naquis dans cette ville, le 30 décembre 1839, et, peu de semaines après, je fus emmené à Besançon, résidence de mes parents. En 1841, mon père, appelé à Paris, pour concourir à la construction des fortifications de la capitale se fixa à Passy. En 1845, on l'envoya à Nogent-sur-Marne, pour diriger les travaux des redoutes de Saint-Maur et de la Faisanderie. L'année suivante, il m'était donné de voir le roi Louis-Philippe visiter les tranchées et donner à mon père la croix de la Légion d'honneur.

    En 1846, je fus mis en pension à Nogent chez M. Fontier. On allait vite dans cette bonne maison, si bien qu'en 1849, je commençais à apprendre le grec. C'est alors que mon père reçut son changement et vint résider à Paris pour y terminer le fort de Romainville. Au préalable, on avait profité du passage à Nogent d'un maître de pension du lycée Bonaparte, M. Porac, pour me faire examiner par lui. Le brave homme déclara que je serais à peine capable de suivre au lycée la classe de huitième. Ce verdict me fit beaucoup pleurer et m'indigna même ; car je le trouvais absolument injuste. Heureusement mes parents ne s'en émurent pas et me conduisirent tout droit, en octobre 1849, chez un autre maître de pension du même lycée, M. Landry, qu'on leur avait indiqué comme très recommandable. Là, sans m'examiner, et sur le seul exposé qu'on lui fit de mes précédentes études, M. Landry décida de m'envoyer en septième, dans la classe de M. Robert. Au mois d'août suivant, j'obtenais quatre premiers prix, et le président de la Distribution, l'ancien ministre Giraud, me traitait de " petit accapareur ". Ma malice était déjà suffisamment éveillée pour éprouver quelque jouissance à la pensée que M. Porac était témoin de ce démenti infligé à son diagnostic.

    Je ne fus pas moins bien partagé en sixième, dans la classe de M. Augou (où j'eus pour condisciple Léon Renault). À ce moment, mon père fut envoyé en résidence à Saint-Germain-en-Laye, et je devins pensionnaire. Seulement, comme mon estomac, alors très capricieux, ne pouvait s'accommoder de l'ordinaire des élèves, je pris place à la table de M. Landry, qui dès ce moment me traita comme un enfant de la famille. Ce régime dura environ trois ans, pendant lesquels on eut assez confiance en moi pour me laisser, chaque samedi soir, prendre seul le train de Saint-Germain, d'où je revenais le dimanche soir, également seul. De même, le jeudi, la porte de la pension s'ouvrait pour me permettre d'aller, seul, suivre chez un dentiste un traitement de redressement de la mâchoire. J'ai toujours été reconnaissant à ma famille de laisser, par cette indépendance, se développer une initiative dont le sentiment de l'honneur m'eût empêché d'abuser.

    En 1852, en cinquième, dans la classe de M. Leprévost, je rencontrai des concurrents redoutables, Huvelin, Duchatel, Donault, etc., qui ne me laissèrent que le 4e ou le 5e rang. Je ne les retrouvai plus en quatrième, dans une seconde division qu'il avait fallu créer, vu le nombre croissant des élèves, et où j'eus le désavantage, d'abord de n'avoir pas à lutter, ensuite de recevoir les leçons d'un professeur insuffisamment préparé à une classe aussi importante.

    Vint la rentrée d'octobre 1853. Le régime de la bifurcation venait d'être inauguré, et la division des sciences semblait tout indiquée pour moi. En effet, ma famille me destinait à l'École polytechnique, où mon grand-père paternel, lui même élève de la première promotion (1794), avait vu successivement entrer ses deux fils (mon oncle Henri, des constructions navales, en 1826, mon père en 1828) et un de ses petits-fils (mon cousin Jules Bucheron en 1852). D'autre part, le frère de ma mère, M. Henri Planchat, destiné à finir sa carrière comme directeur de l'École des ponts et chaussées, avait été élève de la promotion de 1836.

    En outre, étant né à la fin de décembre, je perdais une année pour les examens, ce qui pouvait passer pour une raison de se presser davantage. Cependant, par une très sage inspiration, et d'accord avec M. Landry, mes parents décidèrent que je suivrais les classes de lettres jusqu'à la fin de la rhétorique.

    Bientôt mon père était appelé à la résidence de Paris et je redevenais externe. C'est à ce moment qu'ayant dû, en vue des examens futurs, opter pour l'enseignement de l'allemand, je reçus, pendant une année, à la maison, deux répétitions particulières par semaine d'un jeune bavarois, N. Regler.

    Mon année de troisième fut convenable. J'obtins un accessit au concours général à la fin de ma seconde, où j'avais eu pour condisciples Daniel Liszt et Georges Walker, qui ne me laissèrent que le 3e rang. En rhétorique, où tous les succès étaient pour Beugnot, du Chatel, Liszt, Douault, je n'eus que trois seconds prix. En revanche, j'obtins au Concours général le second accessit de discours français et le second accessit de version grecque. Dans le cours de l'année (où j'avais eu pour excellents camarades Georges Picot, Louis de Ségur, Emmanuel Duvergier de Hauranne, Henri Schneider, Edmond Mouillefarine), j'avais pris régulièrement des répétitions de philosophie, afin de pouvoir affronter le baccalauréat ès lettres.

    Je fus reçu bachelier en août 1856, devant M. Wallon, ayant eu toutes boules blanches pour les lettres. Mais, en sciences, l'examinateur, qui se trouvait être M. Louis Lefébure de Fourcy , m'avait infligé une noire, bien méritée d'ailleurs par l'étourderie de mes réponses.

    Malgré ce fâcheux pronostic, j'entrai en octobre dans la classe de mathématiques élémentaires, qu'on appelait alors Logique scientifique. Nous étions peu nombreux. Il n'y avait guère qu'Adolphe Carnot et moi qui eussions le dessein de pousser jusqu'à l'École polytechnique. Le professeur, M. Desboves était un homme très zélé et en même temps très vif. Non seulement il exigeait, pour chaque leçon, une rédaction soignée, mais la moitié des cours était employée à faire répéter au tableau, par les élèves, la leçon précédente, dans la forme même où elle avait été faite.

    Le plus clair résultat était d'exercer la patience de M. Desboves, rapidement exaspéré par l'insuffisance de la forme des réponses. Comme je m'en acquittais moins mal que mes condisciples, presque toujours, après deux ou trois essais, on entendait un " Allons, Lapparent ! au tableau ! " Aussi cette année me fut-elle très profitable, non seulement comme préparation scientifique, mais comme exercice constant d'exposition orale. Au mois d'août, j'étais reçu bachelier ès-sciences et j'obtenais, au Concours général, avec un accessit en sciences physiques, le second prix de sciences naturelles.

    Il fut alors question de me mettre dans un établissement spécial de préparation aux écoles mais MM. Landry insistèrent vivement pour me garder, garantissant à mes parents que je ne m'en trouverais pas plus mal. En effet, l'événement allait leur donner pleinement raison, en même temps que, par cette solution, je devais passer une année très paisible et très libre dans cette excellente maison, et prouvèrent aux bons maîtres qui m'avaient traité comme leur enfant, la meilleure satisfaction de métier qu'ils eussent encore obtenue.

    À la vérité, pour en arriver là, il avait déjà fallu lutter contre une offre bien tentante. Lorsque mes parents eurent été envoyés à Abbeville, nos très bons amis, les Archdeacon, qui m'avaient vu tout enfant à Nogent et gardaient à ma famille beaucoup de sympathie, s'étaient offerts à me prendre comme pensionnaire, assurant que rien chez eux ne gênerait ma liberté de travail. L'offre était bien séduisante mais il parut, à mes parents et à moi, qu'il était plus sage de ne pas l'accepter, le train de cette excellente maison pouvant être dangereux pour mes études. On avait donc préféré la modeste chambre que m'offrait mon vieux maître, M. Landry, et où rien ne pouvait me distraire de ma besogne.

    En mathématiques spéciales, j'eus au lycée Bonaparte un professeur hors ligne, M. Jean-Claude Bouquet. Pour suivre ses leçons avec plus de fruit, je m'étais un peu préparé pendant mes vacances, passées à Abbeville. Muni d'une Algèbre et de l'Analytique de Briot et Bouquet, j'allais, chaque après-midi, m'étendre sous les beaux ombrages de la Porte du Bois, et je lisais un chapitre, m'astreignant à faire des calculs de tête et à tâcher de voir dans l'espace sans dessiner.

    Aussi, bien que les mathématiques pures ne fussent pas ma partie la meilleure, surtout quand il s'agissait de problèmes, je devins rapidement le premier de la classe. J'eus à Pâques le prix d'Excellence et, plus tard, au Concours général, le second prix de Chimie.

    À Polytechnique

    Aux examens pour l'École polytechnique, passés de juin à août 1858, j'eus la chance de n'avoir aucune mauvaise question. De plus, une circonstance particulière vint me favoriser.

    On abusait très peu, à cette époque, des interrogations particulières, dites colles. Au lycée Bonaparte, nous n'en avions guère qu'une par mois. Mais les examinateurs étaient des hommes éminents, tels que Delaunay, Balard et Abel Transon. Avec ce dernier, j'avais été interrogé deux fois. La seconde fois, ma demi-heure étant achevée, et l'élève qui devait me succéder n'arrivant pas, M. Transon me garde l'heure entière. Voulut-il me récompenser de n'avoir pas fléchi devant ce supplément d'épreuve. Toujours est-il qu'en venant consulter le tableau des notes, j'eus l'extrême surprise de me voir un 20, que je ne me figurais pas du tout avoir mérité.

    Or, en juillet, le même M. Abel Transon fut nommé examinateur d'entrée au second degré, en remplacement du colonel Isidore Didion. Il était chargé de l'examen de mécanique et d'analytique. Quand vint mon tour, interrogé sur les asymptotes, je donnai une solution, remarquablement élégante et originale, que m'avait apprise, à la pension Landry, une colle de M. Paul Serret. Un moment surpris, M. Transon me fit répéter. Puis il m'interrogea sur le principe des forces vives, qu'on avait coutume de nous démontrer, de la façon la plus lourde, pour ne pas empiéter sur le calcul différentiel.

    J'avais, à l'aide de la mécanique de Delaunay, composé à mon usage une démonstration, où les dérivés devenaient, pour l'honneur du principe, des limites de différences, et les intégrales des Fonctions primitives. M. Transon me fit encore répéter, pour être sûr qu'il n'y avait pas de trompe-l'œil. Sans doute il se souvint de l'interrogation du lycée Bonaparte et me donna une note exceptionnelle. M. Wertheins m'avait aussi très bien traité ; et, quand parut la liste, j'étais classé le premier ! Jamais je ne m'étais attendu le moins du monde à un tel succès, dont je demeurais assez abasourdi. Quant à mes anciens camarades du lycée, ils en montrèrent beaucoup de joie et de fierté, tout heureux de voir qu'un littéraire l'emportait ainsi sur ceux de ses condisciples qui avaient suivi le régime de la bifurcation.

    J'entrai à l'École à la fin d'octobre 1858, y retrouvant François Sadi Carnot, reçu l'année précédente, mais obligé de recommencer à cause d'une fièvre typhoïde qui l'avait tenu deux mois au lit. Je vis que le second major de ma promotion, mon camarade Braconnier, était décidé à ne rien négliger pour l'emporter sur moi. Si résolu que je fusse à bien travailler, je n'entendais sacrifier ni récréations ni jours de sortie. D'autre part, encore assez délicat à cette époque, je m'étais enrhumé dès l'entrée et, en décembre, on me découvrit une pleurésie, d'ailleurs assez rapidement enrayée. Aussi n'étais-je que troisième ou quatrième au classement provisoire d'avril. Je bornai donc mon ambition à défendre mes galons de major, résultat que j'obtins aux examens de passage. J'étais alors classé second, avec un assez notable retard sur mon rival.

    L'année suivante, après avoir bien profité de mes vacances, je me proposai simplement de ne pas laisser accroître ce retard, en réformant quelques défectuosités dans ma façon de travailler, mais sans jamais prendre ni sur mon sommeil, ni sur mes sorties. À Pâques, de l'année 1860, nous nous retrouvions, Braconnier et moi, dans la même situation relative. Vinrent les projets d'architecture, sur lesquels je m'étais figuré que je perdrais des points. Au contraire, j'en gagnai une vingtaine, cet exercice, qui réclamait une grande rapidité de solutions et d'exécution, ayant déconcerté mon concurrent, habitué à un travail lent et opiniâtre.

    Cette épreuve fut suivie par les examens généraux de juin. Nous devions en passer chacun quatre, la promotion étant répartie entre huit examinateurs. On nous laissait le droit de les choisir, pourvu que chaque salle de six élèves en donnât trois à chaque série. Il faut croire que je ne fus pas mal inspiré dans mes choix ; car, lorsqu'on afficha le tableau des notes, j'avais quatre fois la note 20 ! Du coup je redevenais le premier.

    Les examens de sortie accentuèrent encore ce résultat. MM. Gabriel Lamé, Émile Verdet, Jacques Babinet, s'y montrèrent particulièrement bienveillants. Le premier vint dire au colonel Riffault, directeur des Etudes, tous ses regrets d'avoir déjà donné un 20 ; car il eût voulu pouvoir m'attribuer une note supérieure à cause de la façon dont j'avais exposé l'ellipsoïde de Poinsot.

    Quant à M. Babinet, il me sut beaucoup de gré de lui avoir communiqué, à propos des voûtes biaises, une remarque que j'avais faite en chemin de fer, dans les tunnels entre Paris et Nogent-sur-Marne, remarque dont personne autre, paraît-il, ne s'était avisé. Toujours est-il que, dès ce moment, l'issue des épreuves ne faisait plus de doute ; si bien que Braconnier, renonçant à la lutte, se mit à déchirer toutes ses feuilles autographiées et à les lancer par la fenêtre de façon à en joncher littéralement la cour de la gymnastique.

    Je sortis donc le premier, avec une sérieuse avance sur mon concurrent, et une avance énorme sur le troisième, et cela, malgré une infériorité relative en analyse, mais parce que n'ayant aucune partie faible, je gagnais des points en dessin de tête, en dessin linéaire, en composition française (où j'avais eu les honneurs d'une citation à l'amphithéâtre), enfin en allemand, où la correction de mes réponses, un jour d'interrogation par tirage au sort, avait réjoui le pauvre Henri Bacharach, peu habitué à cette aubaine…

    D'autre part, ainsi que je m'en suis rendu compte en y réfléchissant plus tard, j'avais dû bénéficier, dans une très large et peut-être trop large mesure, de ma facilité d'exposition. Des examinateurs obligés, par les fortes chaleurs de juillet et d'août, d'interroger pendant toute une journée, et d'entendre des réponses presque toujours incorrectes de forme, même quand elles sont suffisantes comme fond, ne peuvent manquer d'être agréablement impressionnés quand on n'ajoute pas à leur souffrance par une élocution pénible. Il n'y a pas de doute que cette circonstance n'ait été pour beaucoup dans la bienveillance dont ils ont fait preuve envers un élève, que son air quelque peu trompeur d'extrême jeunesse, recommandait peut-être aussi à leur sympathie.

    L'École des mines, Élie de Beaumont et la découverte de la géologie

    Quand je m'étais présenté à l'École polytechnique, bornant toute mon ambition à être reçu en première année, je n'avais pas envisagé d'autre carrière que celle d'officier du génie, à l'exemple de mon père. À ma sortie, il me parut que, ne me sentant aucune vocation spéciale, surtout pour l'état militaire, je n'avais rien de mieux à faire que d'imiter mes devanciers, qui tous s'étaient accordés à choisir le service des Mines, quand ils le pouvaient faire.

    Donc, au mois de novembre 1860, j'entrai à l'École des mines, heureux de n'être plus soumis au régime du casernement et de pouvoir profiter du bon accueil que me ménageaient les amis de ma famille et mes anciens camarades du lycée Bonaparte tous aimablement empressés à m'ouvrir l'accès des salons parisiens ; tels, par exemple, les Duvergier de Hauranne, qui me faisaient l'honneur de me présenter à des hommes tels que Montalembert, le ministre Villemain, le général Changarnier, Barthélemy-Saint-Hilaire, etc. Quelques mois après mon entrée, j'étais appelé à recevoir, sous la coupole de l'Institut, le prix Laplace ; j'avais, le soir même, l'honneur de dîner avec M. Michel Chasles, chez la marquise de Laplace, déjà nonagénaire, et d'autant plus bienveillante pour mes parents et moi qu'elle avait intimement connu mon arrière-grand-père au début du siècle. Bientôt je devenais un habitué des bals du ministère des Travaux Publics, où la famille Roucher me traitait d'une façon charmante, de ceux de la Présidence du Sénat, et de beaucoup d'autres réunions où il m'était donné de fréquenter la meilleure société de Paris. Partout je recevais un excellent accueil, et je voyais clairement qu'on me faisait un mérite particulier de ce que le goût du travail scientifique ne m'empêchait pas d'apprécier les charmes d'un tour de valse et même d'être prêt au besoin à conduire un cotillon. Il faut dire que, par une sorte de fait exprès, ceux de mes anciens ou de mes conscrits qui avaient eu les mêmes succès scolaires se faisaient remarquer par leur éloignement pour la danse et, en général, pour toutes les réunions de société. Le contraste était donc tout à mon avantage.

    Les matières enseignées à l'École des mines me parurent assez fastidieuses. Une seule m'offrit un intérêt réel, la géologie, dont jamais jusqu'alors je n'avais eu l'occasion de m'occuper. Il est vrai que le cours était plutôt fait pour décourager les auditeurs ; mais ce qui touche au globe terrestre m'avait toujours attiré, et de plus une circonstance presque fortuite vint contrebalancer l'impression que les leçons orales auraient pu me laisser.

    Je savais qu'en seconde année j'aurais à faire un voyage de mission à l'étranger, et que c'était en Allemagne qu'il y avait le plus à apprendre. Désireux de m'y préparer, et dans le but de faire d'une pierre deux coups, je pensai que le mieux serait d'entreprendre la traduction de quelque ouvrage allemand traitant de géologie. L'inspecteur des études de l'École, M. de Sénarmont, consulté par moi, m'indiqua un mémoire, intéressant et court, de M. de Beust sur la théorie des filons de Gottlob Werner. Cela me mit en goût et, quand cette traduction fut terminée, je cherchai autre chose. Mon camarade Alfred Potier me prêta un petit volume, très agréable de fond et de forme, qui venait justement de paraître : c'était l'Abrégé de Géologie de Carl Vogt. J'en entrepris la traduction littérale, m'astreignant aussi à reproduire à la plume tous les dessins.

    Au bout de plusieurs mois de cet exercice, mon goût pour la géologie était fixé, en même temps que, assez ferré déjà sur les règles de la grammaire allemande, je commençais à bien posséder le vocabulaire technique à l'usage des géologues.

    D'autre part, dès le printemps de 1861, les excursions géologiques d'un jour, dirigées par Élie de Beaumont aux environs de Paris, m'avaient beaucoup intéressé, et j'attendais avec une suprême impatience la tournée d'une semaine que, sous la conduite du maître, nous devions faire en juin dans Ia région du Jura. Jamais il ne m'était arrivé de faire le moindre voyage (sinon en 1855, où mes parents m'avaient emmené à Cherbourg). Mon existence s'était écoulée entre Paris, Bourges, St-Germain-en-Laye, le Sancerrois et Abbeville. Les montagnes m'étaient totalement inconnues et j'avais le sentiment que cette course m'apporterait mille sensations nouvelles. Aussi est-ce avec un véritable enthousiasme qu'un beau matin d'été je me dirigeais à pied vers la gare de Lyon, le marteau à la ceinture, les pieds chaussés de forts brodequins commandés exprès, et portant mon petit bagage sur le dos, dans un sac acheté au Temple. Mais cette marche avait pleinement suffi pour écorcher un talon qui n'était pas fait à cet exercice ; et quand on débarqua à St-Florentin pour aller voir le grès vert, le Tartarin novice, si fier quelques heures auparavant, se trouvait dans un état assez piteux, aggravé la nuit suivante par le malaise d'un voyage entre Dijon et Salins. Nous étions dix dans le compartiment, et j'étais rompu en arrivant. Élie de Beaumont se montra excellent pour le jeune éclopé, qu'il fit monter en voiture, et pour qui l'aspect des gorges du Jura fut une révélation réconfortante. Le soir, il fallut revenir à pied, à la nuit tombée, par un fort orage, en traversant une forêt. La pluie fit sur le pied malade l'effet d'une compresse et me rendit la marche plus facile. De sorte que ce petit déboire ne m'empêcha pas de jouir beaucoup de cette excursion, terminée à Besançon, où j'avais habité tout enfant vingt années auparavant.

    En revanche, pendant les vacances qui suivirent, je fis peu d'honneur, au point de vue technique, à l'hospitalité, pourtant bien gracieuse, que m'avait offerte au Creusot le père de mon camarade de collège, Henri Schneider. Il me fut impossible de me découvrir le moindre attrait pour la métallurgie, non plus, du reste, que pour la chasse.

    L'année suivante, en juin 1862, je suivis avec grand intérêt la course de l'École au Morvan, où Élie de Beaumont nous conduisit au sommet du mont des Avaloirs. Après cela, je partis avec mon camarade Adolphe Carnot, et un condisciple externe, Amédée Ferrand de Missol, pour un voyage de trois mois qui devait comprendre le Hartz, le Mansfeld et le bassin de la Ruhr.

    L'obligation d'attendre nos passeports diplomatiques nous contraignit à séjourner quelques jours en Belgique. Nous en profitâmes pour visiter les musées de Bruxelles et d'Anvers et pour descendre dans une des mines du bassin de Liège. Puis, touchant au passage la Vieille Montagne, où M. Max Braun nous réservait un excellent accueil, nous entrâmes en Allemagne par Cologne, dont les églises romanes me firent grande impression.

    La suite du voyage s'accomplit sans encombre. Tout le temps je fus le porte-parole du trio, et si la présence constante de deux amis avec qui je parlais français ne rendit pas mes progrès en allemand aussi rapides qu'ils auraient pu l'être, j'arrivai cependant à me débrouiller assez bien. Je pris intérêt à la géologie du Hartz, où nous eûmes la bonne fortune de faire une excursion de plusieurs jours en compagnie des professeurs Streng et Vom Rath. Je visitai Berlin, j'entendis à Cassel la Flûte enchantée de Mozart (encore une révélation) et le retour eut lieu par les Sept Montagnes, le lac de Laach, enfin les bords du Rhin, Heidelberg et Metz.

    En 1863, je fis d'abord, avec l'École des mines, une tournée dans les Vosges. Élie de Beaumont s'y montra très bienveillant pour moi et un petit fait se produisit, qui accentua ses bonnes dispositions à mon égard. Nous visitions, près de Schirmeck, les anciennes carrières de marbre de Vackenbach, dont le front de taille, devenu tout noir par l'action de l'air, laissait voir une division grossière en bancs, par des cassures inclinées sur l'horizon. Élie de Beaumont nous les faisait remarquer, en les considérant comme plans de stratification. Mais, en entamant au marteau la surface noire de la roche, j'avais vu que la cassure mettait en évidence des bandes parallèles diversement colorées comme en présentent généralement les griottes, et dont la direction n'avait rien de commun avec celle des cassures observées. Cette circonstance me rappela ce que j'avais vu plus d'une fois dans le Hartz, et je me permis de la signaler au maître, en exprimant l'idée que la direction des strates devait être cherchée dans ces bandes alternantes. Là-dessus, Alfred Potier intervint, plaidant la thèse opposée. Mais Élie de Beaumont clôtura le débat par ces mots : " J'accepte la stratification de M. de Lapparent ". Cette adhésion explicite, publiquement donnée à un débutant, me procura quelque crédit auprès des camarades, surtout quand on vit que le maître se plaisait de temps en temps à me faire monter dans sa calèche, me signalant au passage les particularités de la contrée.

    Dans cette même année 1863, je fis, pour obéir aux sollicitations d'un ami, mes petits débuts de conférencier. Celui qui devait être plus tard le R. P. de Falvelly avait organisé un cercle catholique de jeunes ouvriers. Il me demanda de venir leur parler de l'art des mines et, dans une chambrette du 26 de la rue Lhomond, muni de quelques échantillons empruntés à l'École, je m'essayais pour la première fois dans cette spécialité, où tant de fois par la suite je devais être mis en réquisition.

    La course des Vosges une fois finie, je partis avec Adolphe Carnot pour mon second voyage d'Allemagne et, notre objectif étant Vienne, nous eûmes occasion de traverser la Suisse, que je voyais pour la première fois. Après Bâle et Lucerne, une excursion en bateau nous mena jusqu'à Fluclen par un temps magnifique. L'ascension du Rigi termina cette journée ; puis par le Lac de Constance, on se dirigea vers Munich, pour visiter ensuite Nuremberg, Salzbourg avec le lac de Hallstatt, Vienne, le Banat autrichien, la Bohême (où Joachim Barrande eut la bonté de nous faire faire une excursion autour de Prague), la Suisse saxonne, la Saxe (où Dresde nous procura de nombreuses jouissances artistiques pendant notre séjour à Freiberg). En septembre, franchissant le Brenner, j'allai dans le Tyrol méridional, où je recueillis, le mémoire de Ferdinand von Richthofen à la main, les éléments d'un travail sur la géologie de la vallée de Fossa.

    Cela fait, je passai en Italie, où je fus rejoint par mon cousin Henri de Lapparent ; après avoir visité Milan, Vérone, Venise et Bologne, nous vînmes passer une douzaine de jours à Rome, où, grâce à Mgr Bastide, notre temps fut très bien employé.

    Une audience particulière de Pie IX, une visite à Liszt (qui autrefois avait donné des leçons de piano à ma mère) et une excursion à Tivoli marquèrent ce petit séjour. Je revins seul par Livourne, Pise, Gênes, Marseille et Lyon, et rentrai à Bourges chez mes parents, ayant tout juste une vingtaine de francs en poche après tant de pérégrinations, facilitées par la bonne grâce des directeurs des chemins de fer étrangers.

    Le voyage d'Italie eut pour moi d'heureuses conséquences. Par mon cousin Henri et sous les auspices de Mgr Bastide, j'entrai en relations directes avec Mgr de Ségur, de qui je devins le pénitent. A ce moment, le saint prélat organisait chez lui une réunion périodique qu'il appelait l'Académie de St-Philippe-de-Néri, et où l'on discutait des questions religieuses, sociales et économiques. Il me demanda d'en faire partie. J'y rencontrais des hommes de grande distinction, M. Émile Keller, Henri Lasserre, Louis Veuillot, Désiré Laverdant, l'abbé Chantôme, l'abbé Morel, etc. On me désigna comme secrétaire. Je pris bientôt plaisir à essayer de résumer chaque fois, en peu de mots, les dires souvent un peu confus des orateurs. On me sut gré de cet effort, et ainsi je me formai peu à peu au métier de secrétaire, qui devait dans la suite me procurer plus d'un avantage.

    Intermèdes

    Mon hiver de 1863-1864 fut employé à la préparation de mon mémoire sur le Tyrol, qui me valut un prix à l'École des Mines et obtint les honneurs de l'impression dans les Annales des Mines. Je sortis de l'École, ayant toujours conservé mon rang d'entrée, et ainsi je me trouvai, conformément à l'usage, attaché pour un an au secrétariat du Conseil général des Mines, poste qui, à cette époque, constituait la sinécure la plus complète. Aussi avais-je toute facilité pour profiter des nombreuses invitations que je recevais, et dont une vint me surprendre tout à fait à l'improviste. Un de mes anciens condisciples, M. de Perthuis, neveu de la duchesse de Cambacérès, m'avait désigné impromptu à cette dernière pour être inscrit sur la liste des lundis de l'Impératrice. En moins de 48 heures, je dus me mettre en règle au sujet du costume, et pendant plusieurs années je fus régulièrement invité à ces réunions, tout à fait agréables, et par la société qu'on y trouvait et par l'espace dont on disposait pour la danse. Un soir, en m'en allant après le souper, il m'arriva de trouver sur l'escalier Monsieur, Madame et Mlle Roucher, qui attendaient encore leur voiture, et insistèrent pour ramener avec eux le jeune ingénieur qui demeurait dans leur voisinage.

    Pendant cette année de liberté de 1864 s'est produite une circonstance destinée à influer sérieusement sur mon avenir scientifique. Mon excellent camarade de Genouillac venait de prendre possession de la résidence de Rouen. On travaillait alors à la construction du chemin de fer de Rouen à Amiens, qui entamait en de nombreuses tranchées le dôme du Pays de Bray. Une société savante de la Seine-Inférieure demanda à l'ingénieur des mines de dresser la coupe géologique de la nouvelle ligne, qui, pour la première fois, permettait de reconnaître, d'une façon presque continue, le sous-sol d'une région d'herbages, où nulle part ailleurs le terrain ne se montrait à découvert. Mon ami qui n'avait aucun goût pour la géologie, me proposa de faire la chose à sa place. J'acceptai avec plaisir et, après une tournée, qui me fit vivement goûter le charme des paysages normands, je rédigeai, un peu hâtivement, une note que je sentis bien vite le besoin d'améliorer. Ce fut l'origine d'études sur le Pays de Bray, que je devais poursuivre longtemps et sur lesquelles je fus en état de donner dès 1866 à la Société géologique de France, une note qui reçut très bon accueil.

    Presque en même temps, j'étais appelé à bénéficier d'une autre circonstance très favorable. Depuis trois ans, l'administration avait entrepris la publication dans les Annales des Mines, d'une revue annuelle de géologie. M. Achille Delesse avait pris la direction et conçu le plan très méthodique de ce travail, où M. Auguste Laugel était spécialement chargé du chapitre des terrains stratifiés. Plus d'une fois je m'étais dit in petto qu'un tel poste ferait bien mon affaire. Or justement, à cette époque, M. Laugel trouvait bon de donner sa démission pour devenir le Secrétaire des commandements du duc d'Aumale et M. Delesse, qui savait mes goûts, m'offrait spontanément sa succession. Rien ne pouvait me convenir davantage. Je lisais couramment les publications allemandes ; j'avais fait à l'École des mines un peu d'anglais, que je m'attachai à perfectionner par des lectures (notamment par celle du Galignani Messenger, que je m'efforçais chaque jour de déchiffrer à mon restaurant du Palais Royal). Bientôt je fus au courant de la besogne et cette publication commença à faire connaître mon nom par tous les spécialistes. D'ailleurs, dans cette même année 1864, j'avais eu soin de me faire admettre à la Société géologique de France.

    Au Service des mines : des débuts prometteurs

    Malgré tout cela, ma situation n'était pas encore fixée et je devais entrevoir, pour le début de 1865, mon envoi dans quelque poste de province. Heureusement, Élie de Beaumont se préoccupait déjà de l'organisation d'un service géologique provisoire, en vue de l'Exposition de 1867, avec la collaboration de M. de Chancourtois. Ce dernier, à la fin de ses leçons à l'École des mines, avait eu bien souvent recours à moi pour des traductions allemandes. Il connaissait mes goûts et sa bienveillance, jointe à celle d'Élie de Beaumont, fit que je me trouvai, à ma grande joie, désigné pour le nouveau service, dont la mise en train eut lieu en 1865.

    Dès ce moment, je pris chaque jour un plaisir plus vif à courir, de la Normandie aux Vosges et à la Bourgogne, tantôt seul, tantôt avec mon chef M. de Chancourtois et mes collègues Edmond Fuchs et Alfred Potier. Je goûtai de suite les charmes de l'existence de géologue, ne redoutant ni les perpétuels changements d'auberge ni ceux de nourriture, heureux de vivre au contact de la nature, dont les harmonies me pénétraient de plus en plus.

    Ce genre de vie, avec les nombreuses séances de chemin de fer qu'il comportait, eut une conséquence, fort insignifiante en elle-même, mais d'où je retirai beaucoup de profit. Je ne sais comment, vers 1863, le succès d'une chanson très vulgaire, celle du P'tit Ébéniste, m'avait inspiré l'idée de composer, sur le même rythme, une fantaisie rimée sur la géologie pour amuser les élèves de l'École des mines, que je continuais à accompagner dans leurs courses. Rien ne m'avait préparé à ce genre d'exercice ; car, au collège, je m'étais montré très récalcitrant aux vers latins, et jamais je ne m'étais avisé d'aligner deux rimes françaises.

    Ma chanson, récitée à la fin d'une excursion en Lorraine, avait diverti mes jeunes camarades, heureux d'y trouver quelques allusions à l'enseignement de l'École. Je sus qu'elle avait plu aussi à Élie de Beaumont, mais qu'il lui était échappé le regret qu'elle fût écrite en vers libres et systématiquement incorrects.

    L'idée ne m'était pas venue d'abord qu'il fût possible d'y remédier. Mais les longues heures que je dus passer en wagon, dans le cours de 1865, éveillèrent chez moi l'envie d'utiliser ma solitude en reprenant, un à un, les couplets de l'œuvre, pour essayer d'en faire des alexandrins, sinon irréprochables, du moins à peu près corrects. Du même coup, je m'efforçai d'y présenter, en 250 et quelques vers, une sorte de résumé complet de la science, sous forme satirique. La récitation de cette pièce eut lieu à Géradmer, à la fin d'une ravissante excursion dans les Vosges. Élie de Beaumont, qui présidait cette réunion ne dissimula pas le plaisir qu'il en éprouvait. Bientôt, prenant part à la session extraordinaire que la Société géologique tint en 1866 dans la région de Bayonne et de Biarritz, je fus sollicité de faire connaître aux participants cette fantaisie, dont le bruit était arrivé jusqu'à eux. Ils l'accueillirent de telle façon que je dus la faire imprimer pour la distribuer à mes confrères, et cet épisode me valut d'emblée une notoriété, que beaucoup de travaux sérieux ne m'eussent sans doute procurée que bien plus tard.

    L'Exposition de 1867 interrompit pendant quelques mois mon activité géologique. Devenu secrétaire en titre de la Commission impériale, M. de Chancourtois avait désiré m'avoir auprès de lui pour l'aider dans ses multiples besognes. Là encore une circonstance fortuite vint servir mes intérêts. On avait organisé, pour le mois de juillet, des Conférences publiques internationales, en vue de l'Unification des poids et mesures. Le prince Napoléon en avait accepté la présidence, et M. de Chancourtois, ancien secrétaire des commandements du prince, devait assurer l'exécution du programme.

    Juste la veille du jour fixé pour l'ouverture des Conférences, mon chef était appelé près du lit de mort de sa mère, et me laissait par télégramme la mission de le remplacer auprès du Prince. J'y gagnai d'être très bien traité par le Président, de me voir convié au Palais-Royal à un dîner de gala, où se trouvaient, avec la princesse Clotilde, le duc et la duchesse d'Aoste, d'entendre dire à l'entourage du prince que mes services avaient été appréciés, enfin de recevoir, quelques mois après, la croix de chevalier des saints Maurice et Lazare.

    D'autre part, la Société géologique de France ayant organisé, à l'occasion de l'Exposition, une réunion extraordinaire à Paris, je fus choisi comme secrétaire de la session et même comme conducteur de l'une des excursions qu'on offrait aux étrangers (celle de Sannois et de Beauchamp). La présidence était échue au doyen des géologues, le vénérable d'Omalius d'Halloy. La promptitude avec laquelle j'improvisais les procès-verbaux, de façon qu'ils ne fussent jamais ajournés, quelle qu'eût été la complication du programme de la journée, me valut de la part du président, une bienveillance affectueuse, dont il ne cessa de me donner des marques explicites jusqu'à sa mort.

    Cette session fut, du reste, fertile pour moi en heureuses connaissances. M. Daubrée m'invita un jour avec le savant minéralogiste russe Kokscharow. Une autre fois, M. Edouard de Verneuil me réunit à dîner avec tout un groupe de savants connus, parmi lesquels M.M. Geinitz et d'Archiac. Le même M. de Verneuil avait eu la gracieuse initiative, pendant une visite au Muséum, de me présenter à l'illustre géologue anglais Sir Charles Lyell comme " one of our most distinguished young geologists ". Quelle ne fut pas ma surprise, de voir arriver deux jours après, dans ma chambre d'hôtel, Lyell en personne, qui avait pris grand intérêt à mon travail sur le Pays de Bray, et venait m'en demander un tirage à part ? Enfin, l'affaire des poids et mesures me mit en relation avec Michel Chevalier, qui me confia le rapport relatif à cette question, et voulut bien m'écrire qu'il était très satisfait de la manière dont je m'en étais acquitté.

    Ainsi ce service à l'Exposition, accepté d'abord comme une corvée, m'avait procuré de réelles et sérieuses satisfactions. Néanmoins, j'avais hâte de revenir à mes fonctions actives et, dès le mois d'août, je retournai sur le terrain, allant tantôt dans le Pas-de-Calais, tantôt en Normandie. Là, je complétais mes études sur le Bray, devenu ma grande attraction, surtout depuis qu'on m'avait demandé, pour l'Exposition, d'en faire le sujet d'un mémoire, que j'ai terminé seulement en 1879, mais dont la première esquisse a été l'amorce des mémoires pour servir à l'explication de la Carte géologique détaillée.

    Interrompue par l'hiver, mon activité géologique allait reprendre au printemps de 1868, en même temps que, devenu secrétaire en titre de la Société géologique, je me voyais chargé de présenter à la Société des rapports annuels sur les progrès de la science.

    Entremise matrimoniale

    Dans les derniers jours d'avril, Élie de Beaumont, étant venu comme de coutume au bureau de la Carte, me demanda de le suivre un instant dans la Galerie de l'École des mines, où il voulait, disait-il, me montrer quelques échantillons autrefois recueillis par lui au Tyrol. Quand nous fumes seuls, mon grand chef, tirant de sa poche un papier, me dit, avec sa gravité ordinaire, qu'il était chargé de me demander si je serais disposé à me marier, le cas échéant, dans telles et telles conditions de famille et de fortune. Je répondis sans hésiter que, désireux avant tout de le satisfaire, je ne me prêterais à aucun projet de ce genre, s'il estimait que le mariage dût m'exposer à moins bien remplir mon service. " Bien au contraire mon cher Monsieur de Lapparent, s'empressa-t-il de me dire ; je vous engage tout à fait à écouter cette ouverture ". Et alors, pour terminer la mission qu'il avait acceptée, il me donna le nom d'une personne, amie de mes parents, chez qui j'aurais de plus amples renseignements.

    Moins de huit jours après, j'étais fiancé ! La Providence avait, à mon insu, dirigé sur moi l'attention d'une famille qui, depuis des années, me suivait dans ma carrière sans m'avoir jamais rencontré. Il suffit que le rapprochement eut lieu pour que les convenances réciproques se trouvassent d'emblée satisfaites, d'une façon qui, pour mon compte, ne laissait prise à aucune hésitation.

    Cet épisode principal de ma vie, malgré son caractère intime, devait être ici mentionné ; car mon mariage a exercé sur ma carrière une influence décisive. En possession d'un grand bonheur domestique, non seulement j'ai toujours joui de la pleine liberté d'esprit que réclame la poursuite des travaux scientifiques ; mais la position qui m'était faite devait m'exempter de certaines préoccupations par lesquelles l'existence des pères de famille est trop souvent assombrie. Aussi, dans les cas où il y avait de graves déterminations à prendre, ai-je pu laisser de côté des considérations d'intérêt dont il n'eût pas été permis à tout le monde de faire bon marché. Et si ma carrière s'est signalée par une indépendance dont beaucoup m'ont fait honneur, le vrai mérite en revient à cette Providence, qui avait suscité en ma faveur, sans aucune initiative de ma part, des bonnes volontés précieuses, dont je n'ai eu qu'à recueillir le bénéfice.

    Le projet de tunnel sous la Manche

    Je fis naturellement peu de géologie dans l'été de 1868. Mais, une fois rentré à Paris, je reçus par la voie hiérarchique une mission qui devait avoir pour moi, dans l'avenir, de très heureuses conséquences. M. Charles Combes, directeur de l'École des mines, me fit savoir que sur sa proposition, approuvée par Élie de Beaumont, le Ministre m'avait adjoint, comme secrétaire à une commission d'inspecteurs généraux des ponts et chaussées et des mines et d'officiers-généraux de la marine, chargée d'examiner les projets présentés en vue de la traversée du Pas-de-Calais. Justement j'avais, de 1865 à 1867, étudié avec détails la côte française au nord de Boulogne. Je fis de mon mieux et la Commission, satisfaite de mes procès-verbaux, jugea bon de me confier la rédaction du rapport.

    Au début de la guerre, je m'empressai d'offrir mes services pour la mise en état de défense des carrières de la Seine. On me fit comprendre que le personnel normal verrait d'un mauvais œil l'introduction d'un étranger qui pourrait réclamer la récompense de sa collaboration ! Édifié par cette preuve de patriotique désintéressement, j'allais m'enrôler dans la garde nationale, où l'on fit de moi, successivement, un sous-lieutenant, et un lieutenant. En outre, avec mon chef M. de Chancourtois, je travaillais à mettre en état, au point de vue de la viabilité, les minutes des Cartes d'État-major qui étaient ensuite lithographiées et expédiées par ballons aux armées de province.

    Après la guerre, la commission du tunnel sous-marin eut de nouveau à fonctionner à diverses reprises. Enfin quand, en 1874, M. Eugène Caillaux, alors ministre, résolut de faire aboutir le projet, il me nomma, cette fois, membre de la commission, au même titre que les hauts fonctionnaires dont elle se composait. J'ai raconté ailleurs cet épisode, où j'ai dû déployer une initiative géologique qu'un heureux succès a récompensé. Au point de vue administratif, mon rapport reçut de M. Franquet de Franqueville des éloges publics, et M. Caillaux me fit donner à cette occasion la croix de la Légion d'honneur.

    Du reste, un an auparavant, j'avais été proposé pour cette distinction par le Président de la commission d'Enquête parlementaire sur la situation de l'industrie houillère. Attaché à cette commission, à ma grande surprise, sur la désignation de M. Bigault de Boureuille, j'avais réussi, en dépit des dires intéressés de certains députés, et grâce au dépouillement systématique de statistiques relatives au charbon, au fer et au coke, à montrer que la vraie cause de la crise n'était en rien imputable aux compagnies concessionnaires des houillères. Aussi M. Ducarre se contenta-t-il de signer le rapport dont il m'avait laissé la rédaction.

    Quand on songe qu'un an après, les circonstances allaient m'amener à rompre tout lien avec l'administration, pour m'attacher au service d'une cause vaincue d'avance, il est impossible de ne pas admirer cette disposition providentielle qui, au préalable, me donnait, à 34 ans, l'avantage, si réel en France, d'être un " homme décoré ". De mes camarades de promotion de l'École polytechnique, j'étais le premier à qui cette distinction échût pour services purement civils.

    Du corps des mines à l'université catholique de Paris

    Sur ces entrefaites, Élie de Beaumont étant venu à mourir. M. de Chancourtois reçut sa succession à l'École des mines, pendant que M. Jacquot était nommé directeur de la Carte géologique. Ma besogne normale commençait à me peser quelque peu et, d'autre part, j'entrevoyais moins que jamais la possibilité d'employer au service de l'État les aptitudes que je croyais avoir pour le professorat, le successeur d'Élie de Beaumont ayant dû s'engager à ne pas se faire suppléer. Mais comment sortir de cette impasse, ne pouvant entreprendre de conquérir les diplômes de botanique et de zoologie qui seuls m'eussent ouvert l'accès des facultés en me permettant d'espérer au grade de docteur avec une thèse géologique ? Ici encore la Providence allait intervenir.

    Au mois d'octobre 1875, mon ancien camarade d'École des mines, M. Paul de Foville, devenu prêtre de St-Sulpice, m'écrivit au nom de son ami l'abbé d'Hulst, pour m'informer que les fondateurs de la nouvelle Université catholique (avec lesquels je n'avais aucune relation directe) songeaient à moi pour la chaire de Géologie. C'était une très agréable surprise ; car je n'étais pas docteur, et mon accession ne donnait aucune force légale à la Faculté libre, qui ne pouvait m'admettre que parce qu'elle avait heureusement recruté le nombre de docteurs exigé par la loi, peut-être aussi parce qu'elle se figurait que je me mettrais bientôt en règle.

    J'acceptais sous réserve de l'approbation de mes chefs hiérarchiques. Ceux-ci n'élevèrent aucune objection. Le ministre, M. Eugène Caillaux, que l'archevêque de Reims, Mgr Langénieux était allé voir à ce sujet, consentit volontiers, selon son expression, " à me prêter " ; car il disait avoir sur moi des vues d'avenir ; et j'entrai en fonctions immédiatement, au sortir de la campagne active que je venais de mener pour organiser le travail des sondages dans le Pas-de-Calais.

    J'ouvris mon cours en janvier 1876, ayant pu rapidement composer un dossier avec tous les documents publiés depuis douze ans par la Revue de Géologie, ce qui donnait à mes leçons une tournure un peu nouvelle. Dès le début, je me sentis encouragé par la sympathie de l'auditoire. Des hommes tels que M. Charles Sainte-Claire-Deville m'avaient fait l'honneur d'assister à ma première leçon, et je voyais se grouper autour de moi, sinon des élèves proprement dits, du moins tout un choix d'anciens polytechniciens en retraite, généraux ou inspecteurs généraux, qui paraissaient suivre le cours avec grand intérêt.

    Seulement, au bout de trois mois d'expérience, je m'aperçus que tout mon temps était absorbé par la préparation des leçons. Encore avais-je demandé la permission d'ajourner à l'année suivante l'ouverture du Cours de Minéralogie, dont j'étais également chargé, et pour lequel, ne me sentant pas prêt, j'imaginais que je pourrais utiliser les loisirs des vacances.

    Il me parut dès lors que je me trouverais dans le plus grand embarras quand le printemps ramènerait pour moi l'obligation des courses géologiques. Ou bien il faudrait sacrifier mon cours, au détriment de ma réputation de professeur, ou mes chefs seraient autorisés à se plaindre de l'insuffisance de mon service.

    Dans cette alternative, je n'hésitai pas à demander ma mise en congé illimité. Le secrétaire général de l'époque, M. Bigault de Boureuille, m'y encouragea d'ailleurs ; et bien me prit d'avoir profité de suite de ses bonnes dispositions ; car déjà le gouvernement passait aux mains des partis avancés. Le ministère des Travaux publics avait pour titulaire M. Christophe. Sûrement, à tarder davantage, je risquais un refus.

    Cet épisode est le seul de ma carrière où j'aie déployé une initiative que les événements ne commandaient pas. Personne à l'Institut catholique, n'eût pensé à me conseiller de prendre un congé ; mes chefs du corps des mines blâmaient une résolution qu'ils regardaient comme dangereuse pour mon avenir. Mais depuis quelque temps j'étais obsédé par l'idée de reconquérir ma liberté. Le régime des courses perpétuelles commençait à devenir insupportable. Relever, sur le terrain, des contours, la plupart du temps sans grand intérêt scientifique, était une besogne fastidieuse, et c'est presque avec une joie d'enfant que j'entrevoyais la perspective de secouer ce joug, pour me livrer tout entier au professorat. Je me délivrais par là de tout scrupule ; j'étais sûr d'éviter tout reproche à l'occasion d'un cumul difficile, et mes émoluments de professeur suffisant pleinement à mes besoins d'alors, j'avais peu de mérite à sacrifier un supplément dont ma conscience aurait pu être embarrassée.

    Jamais, je l'avoue, je n'ai respiré plus librement que le jour où mon congé me fut accordé. Il me devint possible alors de me livrer avec ardeur à la création des collections de l'Université catholique, œuvre pour laquelle l'excellent marquis de Raincourt m'apportait bientôt sa précieuse collaboration. Cela ne m'empêcha pas de mettre en train, dans l'été de 1876, la seconde campagne de sondage, dans le Pas-de-Calais. En même temps, et quoique en congé, j'étais, par suite d'une désignation antérieure, envoyé à Londres en compagnie de M.M. Kleitz et Gavard, pour négocier, avec le gouvernement anglais, les arrangements à intervenir en cas d'exécution du tunnel ; mission qui me procura l'avantage d'être reçu par Lord Derby, de m'escrimer en anglais avec les personnages officiels du Foreign Office et du Board of Trade, enfin de voir à Londres et à Oxford beaucoup de choses intéressantes. La même année, je prenais part à l'excursion de la Société géologique entre Genève et Chamonix. Pour la première fois, il m'était donné de voir de près le Mont Blanc et de poser le pied sur un glacier.

    Pendant les vacances de 1876, en cherchant à me préparer pour un cours de minéralogie, que je comptais faire très simple et très élémentaire, je fus amené, presque fortuitement à soupçonner l'intérêt des théories de Auguste Bravais, ainsi que la possibilité de les rendre facilement accessibles, ce qui m'inspira bientôt, pour la cristallographie, presque autant d'ardeur que pour la géologie. Enfin, à la rentrée, mon ami Auguste Michel-Lévy m'initiait avec beaucoup de complaisance à l'étude microscopique des roches.

    Mais bientôt la politique subissait une évolution radicale. La loi de la liberté de l'Enseignement supérieur se voyait mutilée, et l'échec de la tentative du 16 mai nous prédisait de mauvais jours. Malgré cela, je fus nommé, en 1878 ; membre des comités d'admission et d'installation à l'Exposition universelle, ce qui me valut la bienveillance de Claude Bernard, mon président. Mais, pendant ce temps, se préparaient des difficultés nouvelles, dont j'eus connaissance à la fin de 1879, quand l'administration, mettant fin au régime des congés illimités, m'invita à formuler une demande de congé renouvelable.

    Je m'exécutai, n'ayant pas soupçonné le piège ; mais ma demande fut refusée par le ministre, M. Charles de Freycinet, sous le prétexte que mon emploi de professeur libre n'avait pas le caractère d'intérêt public. Du moins m'accordait-on un délai de dix mois " pour régulariser ma situation ".

    Il est clair que dans la pensée ministérielle, on s'attendait à me voir chercher du côté de l'industrie, quelque poste susceptible de motiver un congé, à la faveur duquel j'aurais continué mon cours… aussi longtemps que cela n'aurait pas déplu à quelque député ; auquel cas, après avoir été, en apparence, le protégé de l'administration, j'aurais dû, pour ne pas la compromettre, me retirer, encore en la remerciant !

    Je ne voulus pas courir un tel risque et j'attendis sans rien faire. À l'expiration du délai fixé, François Sadi Carnot, devenu mon ministre, me rappela officiellement que je n'étais pas en règle. J'en profitai pour brûler mes vaisseaux et, dès le mois de décembre 1880, ma démission était acceptée. Pour rien au monde je n'aurais voulu rentrer sous la dépendance du gouvernement. Le seul risque que je courusse était de voir l'Institut catholique supprimé à bref délai. Encore me sentais-je assez jeune, en pareil cas, pour chercher quelque autre occupation. Mais, par le fait, ce danger ayant été écarté, le sacrifice que je paraissais accepter s'est trouvé exclusivement théorique ; et vingt-sept ans après j'occupais encore le poste qu'il ne m'avait pas plu d'abandonner.

    Le Traité de Géologie

    Au surplus, si je perdais quelque chose, les événements allaient bientôt se charger de me procurer d'amples dédommagements. D'abord, la Société géologique m'avait choisi en 1880 pour son président, me confiant en outre le soin de retracer, à l'occasion de son cinquantenaire, l'histoire du rôle qu'elle avait joué depuis sa fondation, histoire qui fut le morceau le mieux accueilli de la séance solennelle. Ensuite, dès le lendemain de ma démission, un éditeur, M. Savy, renouvelait auprès de moi les instances qu'il avait plus d'une fois faites pour me décider à publier mon cours, et que j'avais écartées, tant la difficulté de la tâche me semblait grande. Cette fois il revenait à la charge en prétextant des nouveaux loisirs qui m'étaient faits. C'était une erreur complète ; car ma démission ne changeait absolument rien à mes occupations. Pourtant, je ne sais pourquoi, cette fois, la proposition cessa de m'effrayer. Je me mis à l'œuvre et bientôt paraissaient les premiers fascicules de mon Traité, si rapidement honoré d'une faveur sans précédent.

    Déjà d'ailleurs, depuis 1877, le R. P. Carbonnelle avait fait de moi un collaborateur attitré de la Revue des Questions scientifiques de Belgique. Sa continuelle insistance me déterminait à lui fournir chaque année des articles toujours bien accueillis ; comme aussi j'étais sûr de trouver à Bruxelles, lors des assemblées de la Société scientifique, une réception des plus flatteuses.

    En somme, dès 1881, c'est-à-dire plus de six ans avant l'époque où la chaire de l'École des mines, la seule que j'eusse le droit d'ambitionner, allait devenir vacante, je me trouvais en pleine possession d'une situation scientifique solidement assise. Une grande part de ce résultat revenait aux conditions mêmes qui m'étaient faites à l'Institut catholique : d'un côté, une absolue indépendance ; de l'autre, l'obligation de mener de front plusieurs spécialités qui, dans le service de l'État, eussent été confiées à des professeurs distincts. Or le continuel maniement des cristaux, des fossiles et des roches m'avait constitué, en cinq ans, un bagage exceptionnel de connaissances, dont je recueillais tout d'un coup le bénéfice en donnant une forme écrite à mon enseignement.

    Expériences diverses dans le monde des affaires

    De cette même époque datent mes relations avec la maison de banque Aubry et Cie. L'histoire de ces relations, qui pour moi ont été fécondes en avantages, rentre trop bien dans le cadre traditionnel de ma carrière pour que je n'y insiste pas ici.

    Dès ma nomination à l'Institut catholique, j'avais été l'objet de sollicitations assez fréquentes, de la part des patrons des cercles catholiques d'ouvriers, en vue de conférences à faire devant leurs adhérents. Bien que peu édifié sur l'efficacité des manifestations qu'on me demandait, je me faisais scrupule de répondre par des refus à des hommes animés d'un tel zèle ; et c'est ainsi qu'un jour, à la requête d'un polytechnicien contemporain de mon père, M. Coppinger, je fus amené à parler au Cercle d'ouvriers de Passy.

    J'avais choisi comme sujet le tunnel sous-marin. Parmi les patrons de l'œuvre qui assistaient à cette conférence se trouvait M. Maurice Aubry. Mon exposé lui plut par sa netteté, et j'ai su de lui que dès ce moment, il avait conçu la pensée de m'avoir comme ingénieur-conseil. Vers 1880, je le vis arriver pour me demander de m'occuper à ce titre des affaires de la Cie du Parc de Bercy, qu'il dirigeait. D'abord un peu effrayé par la perspective d'avoir à traiter des questions pour lesquelles je ne me sentais pas préparé, j'acceptai pourtant, quand j'eus constaté que, par mes faciles relations avec les ingénieurs de la Seine et ceux du chemin de fer de Lyon, je pouvais rendre à la compagnie de réels services.

    Mais alors, un peu plus tard, M. Maurice Aubry et son frère, M. Félix Aubry, insistèrent vivement pour que je prisse la succession de M. Louis Gruner, comme conseil de la Société des mines de Friedrichssegen en Nassau, où ils avaient de gros intérêts. Après beaucoup d'hésitations de ma part, il fut convenu que je ferais l'essai de cette mission en allant, à l'époque de la réunion en Allemagne du conseil d'administration, visiter les mines de la Société. Quand ces messieurs arrivèrent pour l'assemblée générale, ils constatèrent que deux jours avaient suffi pour me mettre en parfaite intimité avec les ingénieurs locaux, l'usage de la langue allemande m'étant revenu beaucoup plus vite que je n'avais espéré. Satisfaits de ce résultat, qui rendait leurs relations plus faciles avec la direction allemande, M.M. Aubry me demandèrent si, à la séance de distribution des prix de l'École, fondée par eux à la mine, je ne pourrais pas, au nom du conseil, dire quelques mots en allemand à l'assistance.

    J'essayai ; le résultat fut tout à mon avantage ; et depuis lors, je dus renouveler chaque année cette série de manifestations, couronnée en 1889 par un vrai discours, que j'eus à faire, en présence des autorités allemandes, lors de l'inauguration solennelle d'une chapelle mixte subventionnée par la Société.

    D'autre part, au point de vue technique, je fus assez bien servi par les événements. Il ne se produisit rien qui pût me faire regretter d'avoir accepté la mission. Néanmoins, en 1890, je jugeai que j'avais assez tenté le sort et, profitant d'un changement survenu dans le Conseil, je redemandai ma liberté.

    En outre d'un profit matériel, que l'augmentation constante de ma famille rendait fort appréciable, ma campagne avec le groupe Aubry m'a valu des relations pleines d'agrément, et une suite de voyages instructifs. Variant chaque fois mon itinéraire, je pouvais compléter mon instruction géologique, et l'habitude, souvent renouvelée, de parler allemand me préparait à faire meilleure figure dans les Congrès internationaux, où cette faculté devait un jour me servir puissamment.

    Il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’après le siège de Paris, j’avais trouvé, aux Ardennes, la résidence de ma famille occupée par l’État-major d’une division allemande. Là, devenu l’intermédiaire entre la population et les officiers, j’avais retrouvé l’occasion, perdue depuis 1863, de parler allemand ; occasion qui ne devait plus se reproduire que douze ans plus tard.

    Ce n'est pas tout : au cours d'un des voyages de retour du Nassau, un des administrateurs, après m'avoir questionné tout le long de la route sur les accidents géologiques visibles entre Coblentz et Paris, me suggéra l'idée d'écrire un livre sur ce sujet. De là est sortie ma Géologie en chemin de fer ; et si cet ouvrage, trop en avance sur la culture scientifique de l'époque, n'a pas eu une carrière aussi heureuse que le Traité, les excursions qu'il a nécessitées ont meublé ma mémoire d'observations dont il m'était réservé de tirer plus tard grand parti quand j'ai entrepris de rassembler en corps de doctrines les données principales de la Géographie physique.

    Voilà donc une longue série de bonnes aubaines, les unes d'ordre intellectuel, les autres d'ordre matériel, qui toutes ont eu pour principe la simple complaisance avec laquelle je m'étais une fois prêté, par égard pour une bonne œuvre, à ce que je regardais au premier abord comme une corvée.

    Peut-être devrais-je ici parler avec moins de satisfaction de mon passage au Conseil d'administration des mines de Champagne, où je n'étais entré aussi que sur de pressantes sollicitations, et dont j'ai fait partie de 1877 à 1884. Mais, si j'y ai subi une sérieuse perte d'argent, avec l'ennui de m'avouer peu propre à la conduite des affaires industrielles, j'ai gagné, en compensation, de bien connaître la géologie de l'Auvergne, et d'être mis en rapport à cette occasion avec M. Fayol ; ce qui m'a permis d'apprécier sur place la valeur de ses belles observations sur le mode de formation du charbon de terre.

    Autres grands ouvrages : le Cours de Minéralogie et les Leçons de géographie physique

    D'ailleurs, durant cette période, ma situation de professeur et d'auteur n'avait fait que se consolider. En 1883, l'accueil fait à mon Traité de Géologie m'avait enhardi à tenter une expérience, jugée au premier abord assez hasardeuse : celle de la publication des leçons de minéralogie où je m'étais efforcé d'introduire sous forme élémentaire, les belles théories cristallographiques de Auguste Bravais et de Ernest Mallard. C'est à la demande de mes élèves que je m'étais résolu à cette publication ; car ils se plaignaient à bon droit de ne pouvoir trouver nulle part l'équivalent de mes leçons. Je décidai M. Savy à risquer l'aventure, n'ayant d'ailleurs aucune confiance dans le succès. Or à peine la moitié du Cours était-elle publiée que, sur l'initiative de M.M. des Cloizeaux et Daubrée, je me voyais bombardé à la présidence de la Société de Minéralogie. Je trouvai tout juste le temps d'achever l'ouvrage avant de donner, en 1885, une seconde édition, sensiblement améliorée, de mon Traité ; effort dont je fus récompensé de suite par l'attribution du prix Delesse à l'Académie des sciences.

    C'est aussi en 1885 qu'il me fut donné de reconnaître, au Congrès de Berlin, à quel point les géologues étrangers étaient favorablement disposés pour moi. Ces dispositions s'accentuèrent encore en 1888, au Congrès géologique de Londres, où je fus accueilli par une nomination de vice-président, en attendant que la Geological Society of London transformât en titre de membre étranger le diplôme de membre correspondant, qu'elle m'avait décerné depuis peu, à mon agréable surprise, sur la gracieuse initiative de Sir Archibald Geikie.

    L'année 1888 avait été marquée pour moi par un autre avantage sérieux. Je faisais partie de la députation, envoyée à Rome par l'Institut catholique, pour le jubilé du pape Léon XIII. En attendant l'audience (où je devais avoir l'insigne honneur de baiser la main du Saint Père, pendant que celui-ci tenait un exemplaire de mon Traité, offert en hommage avec les œuvres de mes divers collègues), je pus m'échapper pendant quarante-huit heures, pour faire l'ascension du Vésuve et la course de Pouzzoles. Cette excursion, si profitable pour mon instruction de géologue, devenait ainsi une conséquence gratuite de la mission que je remplissais.

    Cependant, après douze années de professorat, je voyais s'égrener peu à peu la phalange des auditeurs du cours de géologie. Plusieurs des fidèles du début avaient quitté ce monde. Aux autres, la lecture de mon livre offrait beaucoup plus que je n'en pouvais donner dans des leçons orales. Enfin si, à l'origine, j'avais bénéficié du peu d'attrait que présentaient alors les cours officiels, la situation s'était notablement modifiée à cet égard. À l'École des mines, le cours de mon ami Marcel Bertrand, à la Sorbonne les leçons de Munier-Chalmas étaient tout à fait dignes de retenir la clientèle des spécialistes. De moins en moins notre Institut pouvait espérer d'avoir, dans cette matière, des élèves à lui.

    Il me parut qu'il convenait de réserver momentanément mon activité pour le développement des collections et du cours de minéralogie, régulièrement suivi à cette époque en vue de la licence ès-sciences physiques. Avec l'autorisation du recteur, j'interrompis mes leçons de géologie, au moment où mes confrères de la Société géologique me faisaient l'honneur de venir me chercher pour m'offrir la présidence de la session extraordinaire tenue à l'occasion de l'Exposition de 1889. Par parenthèse, cette exposition (où j'avais un petit rôle à jouer comme membre d'un comité présidé par M. Gréard), m'apporta de nouveaux avantages.

    Une grave maladie de mon fils aîné m'ayant retenu longtemps à Paris, j'occupais mes loisirs à l'étude de l'Exposition rétrospective des moyens de transport. M. Lavedan, qui depuis deux ans m'avait introduit, par son insistance, dans la rédaction du Correspondant, me demanda d'en faire l'objet de quelques articles. Ainsi naquit mon ouvrage sur le Siècle du fer, qui fixa l'attention des hommes du métier, jusqu'à leur donner quelques illusions sur ma compétence en l'espèce.

    Mais je reviens à l'Institut catholique. Il y avait alors dans cet établissement plusieurs candidats littéraires à la licence ou à l'agrégation d'histoire et de géographie. Ils vinrent me trouver, me demandant de les faire profiter de mes nouveaux loisirs en leur donnant des conférences sur les questions de géographie physique inscrites au programme de leurs examens. Un tel appel ne pouvait me trouver sourd, sous peine de laisser croire que j'avais obéi à quelque tentation de paresse. Je me mis en mesure d'y répondre, en étudiant avec ces jeunes gens les Époques de la nature de Buffon. L'année suivante, j'élargis un peu mon cadre, et bientôt j'essayai d'y comprendre une étude systématique des cinq parties du monde ; étude qui s'éclaira pour moi d'une vive lumière, lorsque, cherchant à me documenter, j'appris à connaître, par mon ami Emmanuel de Margerie, les beaux travaux de géomorphogénie publiés à l'étranger, notamment ceux de M. William Morris Davis.

    Par là se fortifiaient, on peut le dire en vertu d'un heureux hasard, les liens qui avaient commencé à s'établir entre moi et les géographes de profession. Quelques années auparavant, en effet, la Société de Géographie était venue me demander de faire une conférence sur la symétrie terrestre. En cette occasion, j'avais été accueilli de façon si flatteuse, que je m'étais cru obligé de me faire inscrire comme membre de la société, ne fut-ce que pour lui rendre en cotisations la subvention inattendue que j'avais reçue pour mon concours. Bientôt une lettre du Secrétaire général me faisait l'offre du poste de Vice-président pour l'année ; enfin, en 1887, une démarche également spontanée du même secrétaire général, M. Maunois, aboutissait à ma nomination comme membre de la Commission centrale. C'est alors que, commençant à fréquenter les séances publiques, je m'aperçus que , très souvent, les projections photographiques lumineuses des paysages étrangers m'apportaient, au point de vue géologique, de précieuses informations.

    Cette nouvelle carrière de géographe s'accentua de façon définitive, lorsqu'au commencement de 1894 je fus informé que la Commission centrale m'avait désigné pour exercer la présidence en 1895, afin de faire de moi, dans cette même année, le délégué de la Société au Congrès géographique de Londres. Ce n'est pas sans grande appréhension que j'avais accepté cette perspective, mais l'aimable insistance de mes collègues ne comportait pas de refus.

    Mon année de présidence se passa de façon très agréable. Puis, quand le Congrès fut ouvert, ma qualité de représentant de la plus ancienne des Sociétés de Géographie me valut à elle seule le pas sur les autres délégués. Élu à l'une des vice-présidences du Congrès, désigné comme l'un des orateurs du banquet (où je fus qualifié par le major Darwin de leader in geographical evolution), enfin chargé de l'allocution finale au nom des délégués étrangers, j'emportai le meilleur souvenir de cette campagne, où mes compatriotes, et en tête le prince Roland Bonaparte, avaient chaudement exprimé leur satisfaction de la manière dont le pays s'était trouvé représenté par moi.

    Dès mon retour, j'essayai de justifier cette faveur en publiant, au mois de février 1896, les Leçons de géographie physique où je m'étais efforcé de condenser, en les codifiant, des notions jusqu'alors plus ou moins éparses. Le succès fut complet. Les géographes s'émurent ; quelques-uns, il est vrai, montrèrent de la mauvaise humeur ; mais, pour la grande majorité, la nouvelle doctrine apparut comme une révélation, et l'ouvrage trouva tant d'acheteurs qu'une seconde édition devint nécessaire au bout de deux ans.

    Dans le même intervalle, une autre sollicitation extérieure était venue détourner une partie de mon activité sur une œuvre essentiellement polytechnicienne. À l'occasion du Centenaire de l'École, qui devait être célébré en mai l894 on avait résolu de publier un Livre d'Or, et une commission spéciale s'était constituée en vue d'en préparer la rédaction. Un jour on me demanda de faire partie de cette commission, et le résultat fut que je dus rédiger un bon nombre des chapitres du livre, ce dont le président, M. Fayel me sut beaucoup de gré.

    Puis, quand vinrent les approches des fêtes, ceux de mes camarades qui regrettaient l'absence au programme d'une cérémonie religieuse me demandèrent de l'organiser en recrutant des concours volontaires. La tâche était difficile ; car on n'avait plus que trois semaines devant soi. Cependant, grâce à l'appui du général Béziat, je réussis dans cette mission, qui devait aboutir ultérieurement à l'institution d'une messe annuelle, aujourd'hui de mieux en mieux appréciée par les familles polytechniciennes ; de sorte qu'à leurs yeux j'incarne cette œuvre, dont pourtant je n'avais pas eu l'initiative, et où j'ai simplement servi d'instrument docile à l'exécution d'une belle pensée, conçue par d'autres. Ici encore, j'ai recueilli les fruits de ma bonne volonté. Quelques-uns pensaient peut-être que je commettais une imprudence, au point de vue de mes visées académiques, en m'affichant ainsi comme un animateur de messes. J'aurais cru lâche de m'arrêter devant cette considération, et le résultat a prouvé que j'avais bien fait.

    Une bonne affaire

    On voit que la période voisine de 1894 a été pour moi fertile en incidents heureux, tous nés de circonstances indépendantes de ma volonté, où je me contentais de me prêter de bonne grâce à des impulsions qui toujours finissaient par tourner à mon profit. J'en dois dire autant d'un événement, en apparence contraire, où il a pu sembler un moment que je me trouvais maltraité par la destinée.

    Au courant des années 1889 à 1893, et comme conséquence de l'impression produite par mon Siècle du fer, l'initiative toute spontanée de très bienveillants amis s'était employée à préparer mon entrée dans le Conseil d'administration d'une grande Compagnie de chemins de fer. Au moment où la chose semblait devoir aller toute seule, c'est-à-dire en 1893, des considérations politiques entraînèrent l'avortement du projet. Présenter aux suffrages des actionnaires un professeur de l 'Institut catholique, réputé, paraît-il, le bras droit de Mgr d'Hulst, eût été provoquer la vindicte de la Chambre !

    Heureux échec ! dois-je dire bien haut, car, si la chose avait réussi, j'aurais regardé comme un devoir de justifier, par une sérieuse application aux affaires, la confiance, assurément excessive, qu'on avait eue en moi. Cela ne pouvait que me détourner de la poursuite de mes travaux scientifiques. Or c'est juste à ce moment que, libre de mon temps, j'ai pu me donner tout entier à la rédaction de ces Leçons de géographie physique, qui allaient bientôt m'ouvrir les portes de l'Académie des sciences. Quel risque j'aurais couru, si, n'ayant pas eu le loisir d'acquérir de nouveaux titres, j'avais, en revanche, fourni des prétextes de me représenter comme un homme qui abandonnait la science pour se consacrer aux affaires !

    Par une curieuse rencontre, à l'avantage de ne pas compromettre ma carrière scientifique allait se joindre en cette occasion un profit matériel. Pour satisfaire à la règle, j'avais dû me procurer d'avance les 40 actions exigées de tout administrateur. Après l'échec de la combinaison, je gardai pendant quelques années ces valeurs, par simple habitude de conservation.

    Mais un jour je m'avisai de consulter la cote de la Bourse, et je m'aperçus que ces actions achetées à 865 frs, avaient atteint le cours de 1 115. En les vendant à ce prix, il y avait, relativement au capital primitif, un profit de 10 000 francs à réaliser. En outre, par un remploi en obligations, non seulement le capital se trouvait assuré, sans avoir à craindre sa transformation inévitable en actions de jouissance ; non seulement aussi on se ménageait dans l'avenir une prime certaine de remboursement, mais le revenu des obligations ainsi acquises dépassait un peu le dividende invariable des 40 actions. Je fis donc cette opération, d'autant mieux justifiée par l'événement que les hauts cours ont été rapidement et pour toujours perdus. En lui-même, vu le peu d'importance de la somme, le profit était mince ; mais n'est-il pas piquant, et conforme à mon habituelle destinée, que cet avantage soit encore sorti d'un incident qui devait plutôt paraître désagréable ?

    Élections à l'Académie

    C'est en 1894 qu'eut lieu le Congrès géologique de Zurich. À peine entrais-je dans la salle, où déjà on délibérait sur l'élection du bureau, que le président, M. Eugène Renevier, me faisait désigner par acclamation pour présider une section. Puis, le jour de la réception par le Conseil d'État, au banquet de l'Uctliberg, se sentant fatigué, M. Renevier me priait au dernier moment de le suppléer pour répondre au discours du personnage officiel. Mon improvisation me valut une ovation, surtout de la part de mes compatriotes, enchantés du contraste qu'il y avait entre ce speech et la harangue, aussi longue qu'ennuyeuse, du conseiller d'État de langue germanique.

    À ce moment, ont dû commencer mes démarches en vue de l'Académie des sciences. Depuis l'élection de M. Albert Gaudry, survenue en 1882, jusqu'en 1890, aucun vide ne s'était produit dans la section. Quand, à cette dernière date, survint la mort de M. Hébert, les conditions ne semblaient pas défavorables pour moi. J'avais même recueilli, l'année précédente, un témoignage tout à fait inattendu de la notoriété que m'avait déjà value le succès de mes ouvrages. Un de mes fils était revenu un jour tout joyeux de sa pension, me montrant que mon nom figurait dans la partie biographique de la 4e édition du petit dictionnaire Larousse. Je constatai que l'honneur d'une telle mention n'avait été attribué qu'à seize membres de l'Académie des sciences, et que, en dehors de Daubrée, nul autre géologue français vivant ne le partageait avec moi. Or les tendances philosophiques bien connues de la maison Larousse excluaient de sa part tout soupçon de complaisance excessive envers le drapeau sous les plis duquel je m'étais rangé. C'était donc un témoignage désintéressé, et, par suite, d'autant plus flatteur.

    Néanmoins la situation académique surtout pour une première candidature, n'était pas en ma faveur, d'autant plus que Mallard, qui s'était illustré en renouvelant la face de la Minéralogie, se présentait dans la section. En toute justice, son élection s'imposait et j'étais le premier à le proclamer. Tenter la lutte aurait été déraisonnable autant qu'injuste.

    Quatre ans après, en 1894, quand le même Mallard fut si prématurément enlevé, toutes les prétentions des géologues échouèrent devant la résolution prise de faire arriver cette fois son ancien concurrent, le savant chimiste Hautefeuille, que, vingt-cinq ans auparavant, son maître Henri Sainte-Claire-Deville avait orienté vers cette section. A la fin de 1895, la mort de Pasteur fit une nouvelle vacance. Dès les premières démarches, il fut clair que nous étions trois, Marcel Bertrand, Auguste Michel-Lévy et moi, entre qui pourraient se partager les sympathies des académiciens. Plusieurs d'entre eux affirmaient qu'ils nous tenaient en égale estime, qu'ils étaient charmés par le caractère de cette campagne, où l'on voyait chacun des trois concurrents faire, dans ses visites, l'éloge des deux autres, et que nous rendrions un vrai service en déterminant nous mêmes, par un accord entre nous, l'ordre de notre arrivée.

    Cette pensée, plus d'une fois exprimée avec un accent de franchise fait pour inspirer confiance, me fit beaucoup réfléchir. Je me rendis compte qu'isolé comme j'étais, suspect à plusieurs à cause de la note de cléricalisme, et représentant d'un enseignement libre que les universitaires ne voyaient pas avec complaisance, je ne pouvais songer à l'emporter de haute lutte. Si j'avais en ma faveur l'ancienneté des services, en revanche, je comprenais qu'il fallait payer par un peu d'attente mon obstination à faire surtout des travaux généraux d'apparence didactique. À la vérité, les connaisseurs voulaient bien accorder que j'avais semé, à travers mes livres, la matière d'un grand nombre de notes originales ; mais, au point de vue des traditions académiques, on avait parfaitement le droit de préférer Marcel Bertrand, qui venait de renouveler, par la conception des lambeaux de recouvrement, la théorie des dislocations orogéniques, ou Michel-Lévy, auteur d'observations et créateur de méthodes, qui en faisaient sans conteste un des chefs de la pétrographie.

    Nous aurions pu, et mes deux amis m'engageaient eux-mêmes à le faire, laisser l'Académie juge entre nous trois. Mais les partisans de chacun de mes concurrents m'eussent peut-être reproché plus tard les voix que j'aurais cherché à leur enlever ; et je n'ignorais pas que, parmi ceux qui auraient voté pour moi, plus d'un eût regretté de se voir obligé, par mon insistance, de refuser sa voix au fils du secrétaire perpétuel. Je résolus donc, non seulement de ne pas faire campagne, mais de déclarer hautement que je priais mes amis de voter pour Marcel Bertrand. Michel-Lévy ne pouvait moins faire que de suivre mon exemple, et l'élection de Bertrand ne fut pas disputée.

    Le résultat une fois acquis l'élu voulut bien répondre à mes félicitations qu'il ne se sentirait " solidement assis dans son fauteuil " que quand il y serait " entre Michel-Lévy et moi ". La loyauté bien connue de Bertrand m'autorisait ainsi à penser que je pourrais compter sur son influence, lorsqu'il aurait, au préalable, dédommagé son chef du service géologique, auquel il avait infligé l'ennui de ne point passer le premier.

    Aussi quand, juste un an après, M. Daubrée vint à mourir, je fis, à l'égard de Michel-Lévy exactement ce que j'avais fait pour son prédécesseur, attendant avec philosophie que mon tour vînt…si toutefois il devait venir !

    Cette conduite simplement raisonnable trouva bientôt sa récompense. Six mois après l'élection de Michel-Lévy, la mort de des Cloizeaux faisait un nouveau vide. Je commençai ma campagne, non sans quelque appréhension, je l'avoue ; mais dès les premières visites, je me sentis rassuré. Partout je m'entendais dire " Mais c'est convenu ; c'est votre tour maintenant ; cela ne fait aucun doute ". Le succès des Leçons de Géographie physique venait d'ailleurs d'ajouter à mes titres un sérieux appoint. Ceux qui auraient pu être mes concurrents se tinrent tous à l'écart et, le 28 juin 1897, je fus élu par 48 voix sur 56 votants. Je pus voir, dès le lendemain, à l'accueil qu'on me faisait, à quel point j'avais été bien inspiré de patienter, sans donner à qui que ce soit l'ombre d'un prétexte de rancune ou de mauvaise volonté à mon égard . Par surcroît, le crédit de la section, aux yeux de l'Académie, se trouva puissamment consolidé par cet épisode, à cause de la bonne harmonie qu'on voyait régner entre ses membres, et du fait que trois fois de suite, elle avait su préparer des élections à peu près unanimes, ce dont on lui savait beaucoup de gré.

    Cette consécration académique aurait pu clore pour moi l'ère des avantages personnels. Il n'en a rien été et les événements ont continué, comme par le passé, à m'apporter une série continue de satisfactions, d'autant plus appréciables qu'elles gardaient le même caractère de spontanéité providentielle.

    Nominations, présidences et distinctions en tous genres

    En 1898, j'appris que, sur la proposition du savant Ferdinand von Richthofen, j'étais nommé membre d'honneur de la Société de Géographie de Berlin. Bientôt une lettre de l'illustre professeur me demandait de m'engager à venir au Congrès international géographique de 1899 et y faire une conférence. Quand le congrès s'ouvrit, je fus traité à l'égal des voyageurs célèbres, nommé vice-président et invité à dîner chez le chancelier de Hohenlohe. La conférence, qu'avec une hardiesse récompensée par le succès, je me hasardai à faire, en langue allemande, et le toast que, sur la demande de Richthofen, je portai au banquet de la municipalité, me valurent toutes sortes de compliments.

    À mon retour, une troisième édition de mon Cours de minéralogie, et surtout une quatrième édition de mon Traité, entièrement transformé par l'introduction des cartes paléogéographiques, venaient sanctionner de façon définitive le crédit de mes œuvres en France et à l'étranger.

    En 1900, j'occupai, à l'occasion de l'Exposition universelle (où l'on me décerna un grand prix), le siège de la présidence à la Société géologique, et je renouai, au Congrès de Paris, les liens qui m'unissaient aux géologues étrangers.

    L'année se termina pour moi par la présidence du congrès des savants catholiques à Munich, l'épisode à coup sûr le plus original de ma carrière. Ce congrès était la suite d'une série de réunions, organisées en France par Mgr d'Hulst et auxquelles, obéissant à sa réquisition, j'avais toujours prêté un concours actif : à Paris en 1888 et 1891 (où ma conférence publique me valut de grands éloges de Mgr Freppel) ; à Bruxelles en 1894, où je dus, à la séance solennelle d'ouverture, remplacer, comme orateur, devant le Cardinal de Malines et les ministres, Mgr d'Hulst retenu au lit de mort du Comte de Paris ; enfin à Fribourg (Suisse) en 1897. A cette dernière occasion, le président, le baron de Hertling, m'avait, au cours d'une promenade, aux environs de la Jungfrau, confié son intention de me proposer au comité bavarois pour la direction du Congrès de 1900. L'idée m'avait paru irréalisable et j'avais cru qu'il n'y donnerait pas suite ; mais, quelques mois avant la session de Munich, il m'écrivit à ce sujet une lettre très pressante. Une telle responsabilité, en pays étranger, m'effrayait beaucoup. Pourtant, habitué à compter sur la bonne Providence, j'acceptai et c'est ainsi que j'eus à présider une assemblée de plus de 600 personnes, dont 550 de langue allemande, en présence de la famille royale et des hauts dignitaires du pays. Très bien secondé par les organisateurs, je ne vis se produire aucun incident fâcheux, et mes compatriotes voulurent bien se déclarer très heureux, au point de vue national, de la façon dont les choses s'étaient passées. Au retour, je réglai ma route de manière à revoir le lac de Constance et à traverser la Forêt Noire, que je n'avais jamais visitée.

    C'est dans cette même année 1900 que j'ai été élu membre de la Société nationale d'agriculture, dont le président, M. Risler, était venu un jour, je puis le dire, m'offrir une candidature. Même il n'eût tenu qu'à moi d'entrer plus tôt dans cette savante et aimable compagnie, si je n'avais voulu respecter les droits d'un excellent camarade, dont la candidature avait été engagée avant qu'on eût songé à la mienne.

    Les lignes précédentes étaient achevées et je ne pensais pas que l'occasion me fût donnée d'y ajouter rien de nouveau. Mais il était écrit que mon heureuse carrière continuerait à se poursuivre dans les mêmes conditions.

    D'abord, en 1903, l'obligation où j'étais de m'ingénier, pour retenir des auditeurs à mon cours de géologie, me donna l'idée de transformer le mode d'exposition de la science, en y faisant de plus en plus prévaloir la méthode historique et géographique, déjà amorcée dans la 4e édition de mon Traité.

    J'y trouvai la matière d'une refonte complète de mon Abrégé de Géologie, dont la cinquième édition, datée de 1903, reçut l'accueil le plus encourageant, aussi bien de la part des gens du monde que chez les spécialistes.

    L'année n'était pas achevée que le simple accomplissement d'un devoir venait ajouter à ma carrière un épisode assez brillant. Au mois de juillet, au début d'une séance de l'Académie des sciences, j'avais vu venir à moi M. Darboux, pour me demander, de la part de M. Berthelot, de consentir à être le délégué, c'est-à-dire le lecteur de notre Académie, à la séance publique annuelle de l'Institut en octobre. Une telle offre, bien qu'elle me prit à l'improviste, ne pouvait être déclinée. Quelques instants après, M. Berthelot me la confirmait ; après quoi mes confrères étaient appelés à ratifier cette désignation par leur vote.

    Rentré chez moi, je pensai au choix d'un sujet. Il me parut qu'une sorte d'exposé des principes de la nouvelle géographie physique serait, à la fois, mieux apprécié du public et plus conforme à la nature de mes travaux personnels. L'entrée en matière me serait fournie par un passage de Töpffer, dont je m'étais déjà servi en 1894 au Congrès de Bruxelles.

    Seulement je m'aperçus bientôt que mes souvenirs étaient en défaut sur un point : j'attribuais aux Voyages en zigzag ce qui se trouvait dans les Nouvelles genevoises. En cherchant à vérifier les textes, je trouvai par hasard, dans le premier de ces ouvrages, les éléments d'une conclusion originale, à laquelle je n'aurais pas songé sans cela. Mon erreur m'avait donc excellemment servi. Toujours cet heureux hasard ! Pendant les vacances, presque constamment tenu à la chambre par une bronchite, j'eus tout le loisir voulu pour composer, polir et repolir l'œuvre. Enfin, le jour venu, par une véritable grâce d'état, alors que le matin je luttais vainement, à coups de sinapismes, contre l'irritation persistante des bronches, une fois en séance, je retrouvai sans effort le volume de voix nécessaire pour être au moins aussi bien entendu que les autres lecteurs.

    L'accueil qu'on me fit tourna presque à l'ovation, surtout de la part de mes confrères de l'Académie des sciences. Quant aux nombreuses reproductions de cette lecture dont les journaux, le Correspondant, le Bulletin de la Société de Géographie, le Recueil touristas, la Vie moderne, etc., toutes furent le résultat de démarches spontanées des directeurs, démarches auxquelles je n'avais évidemment aucun refus à opposer.

    La collaboration régulière que je donne, depuis 1903, au Journal des Savants, est aussi le fruit des sollicitations de M. Cagnot et de M. Dehérain, qui sont chargés de cette publication, et ne manquent pas chaque année de me la rappeler, en me suggérant les matières à traiter. De la même façon, c'est à l'insistance souvent renouvelée des directeurs du Mois que je dois d'avoir plusieurs fois écrit dans ce recueil.

    En 1904 avait lieu à Londres la réunion triennale de l'Association internationale des Académies. Comme le problème des tremblements de terre y devait être agité, l'Académie des sciences me désigna pour faire partie de sa délégation, à cause du rapport que j'avais eu à rédiger sur cette question. Puis, lors de la réunion de délégués qui précéda le départ, on voulut bien me proposer de remplir à Londres les fonctions de secrétaire pour la France. Je pris donc part en cette qualité, aux intéressantes réunions de la session, ainsi qu'aux réceptions données à cette occasion, à Windsor chez le roi et la reine d'Angleterre, à l'Université de Londres, à Cambridge, à dîner chez S. Norman Lockyer, en soirée chez Lord Avebury, etc. Puis, on m'informa un soir que, vu le départ de M.M. Henri Poincaré, Darboux et Henri Moissan, je serais prié, en qualité de représentant de l'Académie des sciences, de prendre la parole au banquet de clôture chez le Lord Maire. Jamais épisode ne fut plus flatteur pour moi et mes confrères français, notamment M.M. Leroy-Beaulieu, Boutroux, Picot, Loir, Giard, etc. m'en témoignèrent leur sentiment en des termes que je n'oublierai de ma vie.

    La plupart de ces bonnes fortunes n'étaient liées que d'une façon plus ou moins indirecte à mes fonctions de professeur à l'Institut catholique. En voici une maintenant qui en est la conséquence absolument immédiate, et où éclate mieux encore la constante protection dont il a plu à la Providence de me couvrir, toutes les fois que j'ai fait acte de soumission et de discipline.

    Science et apologétique

    Au mois de juin 1904, comme on s'occupait chez le Recteur, de préparer le programme de la prochaine année scolaire, Mgr Péchenard m'exprima son vif désir de me voir faire, en 1905, un certain nombre de conférences, au cours d'Apologétique récemment institué grâce à un don généreux, reçu par l'établissement. Depuis trois années que ce cours fonctionnait, on y avait entendu tour à tour des théologiens, des philosophes, des historiens ; mais l'élément scientifique proprement dit n'y avait pas figuré. Le Recteur jugeait la chose regrettable et insistait auprès de moi pour que je consentisse à m'inscrire, en vue de cinq ou six conférences, sur des matières de mon choix, touchant à l'apologétique.

    Je dois avouer que cette proposition me causa tout d'abord beaucoup de perplexité. Depuis près de trente ans, je m'étais soigneusement tenu sur le terrain strictement scientifique, sans m'aventurer sur des domaines où, dépourvu d'une compétence suffisante, j'aurais pu me rendre justiciable des exégètes ou des théologiens, et m'exposer à mériter leur sévérité. J'essayai donc de me soustraire à l'obligation délicate qu'on voulait m'imposer. Mais le Recteur revint à la charge, et je compris qu'à décliner cette mission, je risquerais d'être accusé de timidité, voire de lâcheté. Il me parut que l'Établissement où j'avais reçu tant de faveurs avait droit à un effort de ma part, et je me résignai, improvisant à la hâte un programme, de manière à permettre que les conférences fussent annoncées longtemps d'avance. Un examen des fondements de nos connaissances scientifiques, joint à quelques considérations sur l'ordre et l'harmonie dans le monde, me sembla de nature à fournir la matière des conférences souhaitées, et je partis pour les vacances après avoir brièvement formulé le titre des questions que je pensais devoir traiter.

    Pendant de longs mois, une sorte de répugnance invincible m'empêcha de me mettre à cette besogne, et je poursuivis sans interruption la préparation, d'ailleurs urgente, d'une cinquième édition de mon Traité. Ce n'est qu'en février 1905 que je sentis quel risque je courais à tarder davantage. Laissant là ma nouvelle édition je me mis à lire les ouvrages de M.M. H. Poincaré et E. Picard, où il me parut que je pouvais trouver de précieux éléments. Puis quelques idées me vinrent et, comme toujours, une fois au travail, j'en arrivai à y mettre presque de la passion. D'autre part, je reconnus que la délicatesse du sujet ne permettait pas de s'abandonner à l'improvisation - et comme M. Bloud, l'éditeur, m'avait déjà fait des offres en vue d'une publication, je m'imposai de rédiger entièrement mes conférences.

    Celles-ci eurent lieu en mai et juin, dans une salle remplie d'un auditoire aussi distingué que sympathique. Elles furent écoutées avec la plus grande bienveillance et ne me valurent de tous côtés que des compliments. Le volume qui les reproduisait fut lancé en octobre, sous le titre de Science et apologétique et au bout de huit mois, l'éditeur accusait une vente de deux mille exemplaires, favorisée par toute une série de comptes rendus élogieux.

    Ainsi pour avoir obéi, non sans quelque contrainte, au désir manifesté par le Recteur, j'obtenais un des meilleurs succès de ma carrière, sans parler d'un profit matériel fort appréciable, tant par la rémunération réglementaire affectée aux conférences que par l'exercice de mes droits d'auteur sur le livre.

    Un catholique engagé

    Quant à ma participation à la démarche, devenue un peu trop célèbre, des vingt-trois, elle a consisté à donner la signature qui m'était demandée, pour un document absolument conforme à mes vues personnelles, comme à celles du Conseil de rédaction du Correspondant. Je ne peux que me féliciter qu'on ait cru devoir attacher quelque prix à mon adhésion, alors qu'il s'agissait de dissuader les catholiques d'entraînements que je croyais susceptibles de faire le plus grand tort à la cause de l'Église.

    Je viens de parler du Correspondant, à la rédaction duquel j'ai été régulièrement associé depuis 1886 ; sur les instances réitérées de M. Léon Lavedan, qui ne cessait de stimuler ma participation en m'écrivant pour me suggérer des sujets d'articles. Cette amitié m'a valu d'être prié, après sa mort, par le Marquis de Vogüe, de faire partie du Conseil de rédaction de la Revue.

    Quant à l'œuvre de la propagation de la Foi, c'est le Président du Conseil central de Paris, M. Hamel, qui a formellement réclamé mon concours. Les anciennes et cordiales relations que j'avais, depuis l875, avec cet administrateur si dévoué et si plein de sens de l'Institut catholique, ne me permettaient pas de refuser ce qu'il réclamait comme un service.

    Enfin, il est à peine besoin de rappeler que c'est aussi sur les pressantes sollicitations des fondateurs que j'ai dû accepter et exercer depuis 1902 les fonctions de Président du Syndicat des membres de l'Enseignement libre supérieur et secondaire : et c'est sous la pression d'instances analogues qu'il a fallu me résoudre à prendre, dans des circonstances particulièrement difficiles, la présidence du Conseil d'administration de l'Externat de la rue de Madrid.

    Relations princières

    Le même caractère de spontanéité se retrouve dans les quelques relations princières qu'il m'a été donné d'avoir par moments.

    Invité, sans avoir même eu l'idée de la solliciter, aux lundis de l'Impératrice, je n'avais pas jugé qu'un aussi mince personnage que moi dut réclamer l'honneur d'être directement présenté aux souverains. J'ai déjà raconté par quel hasard je m'étais trouvé un moment en contact avec le prince Napoléon.

    Beaucoup plus tard, au Congrès géologique de Londres, en 1888, je voyais arriver à moi le prince Roland Bonaparte, qui me dit avec beaucoup de bonne grâce avoir compté sur notre ami commun, Alexis Delaire, pour faire ma connaissance : mais, Delaire n'étant pas venu, le prince était obligé de se passer d'intermédiaire, et il voulait bien me dire qu'il reconnaissait en moi le maître dans les ouvrages duquel il avait appris ce qu'il pouvait savoir en géologie.

    Enfin, à peine étais-je entré à l'Académie des sciences que le prince de Monaco, correspondant de l'Institut, venait à moi fort gracieusement pour m'inviter à déjeuner au Havre, avec un certain nombre de confrères, à bord de son nouveau yacht, prêt à partir pour une campagne de recherches océanographiques. Deux ans plus tard, je retrouvais le prince au Congrès de Berlin et, à la suite de mon toast au banquet de la municipalité, il était le premier à m'adresser de chaleureuses félicitations, disant qu'il se sentait tout heureux, au point de vue français, de l'accueil que mes paroles avaient reçu. En même temps, il me conviait à déjeuner, pour le surlendemain, au palais Impérial, où l'Empereur Guillaume, alors absent de Berlin, avait voulu qu'il descendit. De sorte que, placé à la droite du prince, j'ai été servi par les valets de l'Empereur, ayant à côté de moi et trouvant tout particulièrement empressé à mon égard, un aide de camp du Kaiser.

    Le même congrès m'a valu la bienveillance spéciale de l'excellent prince Hermann de Saxe-Weimar, tout comme, un an après, le Congrès de Munich devait me procurer l'honneur de m'asseoir, familièrement, à la fête corporative des étudiants, entre le prince héritier de Bavière et le prince Paul de Mecklembourg.

    Enfin, en 1906, le prince de Monaco m'a demandé de consentir à faire partie du Conseil de direction et de perfectionnement de son Institut océanographique.

    Les voies de la Providence…

    En résumé, après une carrière déjà longue, et fertile en incidents variés, qui tous ont eu pour résultat de me mettre plus ou moins en avant, je garde le droit d'affirmer que jamais il ne m'est arrivé de provoquer, par mon initiative, une seule de ces manifestations extérieures. Je n'ai brigué en ce monde que ce qui pouvait s'obtenir au concours ou par le libre suffrage des hommes de science. Pour tout le reste, si ma carrière a comporté un nombre vraiment incalculable de conférences, allocutions, toasts, rapports, articles de revues, discours de distributions de prix, notices nécrologiques, présidences de congrès, inspections de collèges ou d'écoles libres, etc., il n'est pas une de ces occasions où j'aie fait autre chose que d'accomplir un devoir clairement indiqué, ou de me prêter à une sollicitation formulée au nom d'un intérêt respectable. Je dois dire que dès le début, cette bonne volonté a trouvé des récompenses si disproportionnées avec l'effort consenti, qu'il ne m'en a plus rien coûté de me laisser faire sans égard pour les avertissements de ceux qui m'accusaient, ou qui accusaient les autres, de me gaspiller. Ainsi je m'habituais à attendre les impulsions extérieures, apercevant chaque fois, dans la façon dont tournaient les événements à moi personnels, l'action d'une Providence qui semblait se plaire à écarter de mon chemin toute difficulté.

    Pour être complet, il me reste à dire deux mots d'une question, qui souvent a donné lieu à des appréciations inexactes. Beaucoup de personnes se sont figuré que ma démission, par les chances d'avancement et de retraite qu'elle me faisait perdre, m'avait infligé un préjudice matériel sérieux. Rien n'est moins conforme à la réalité.

    J'ai calculé ce que j'aurais reçu de l'État, sous forme de traitements et indemnités, si j'avais poursuivi ma carrière dans les conditions les meilleures, c'est-à-dire en prenant pour base l'avancement, très normal et plutôt favorisé de mon camarade et ami Potier. Il résulte de ce calcul que, de 1876 à 1904, époque où aurait sonné ma mise à la retraite, la somme de tous mes émoluments eût été absolument identique, à moins de mille francs près, aux vingt-neuf annuités de 8 000 francs que, durant la même période, j'ai touchées de l'Institut catholique.

    D'autre part, tandis que, fonctionnaire public, j'aurais dû, à partir de 1905, me contenter d'une retraite, dont le grand maximum eût été de 6 000 francs, j'ai continué, pendant les années 1905, 1906 à en recevoir 8 000. Enfin, s'il est vrai que l'Institut catholique ne comporte pas de retraite annuelle, en revanche, le fonds de prévoyance, amassé par la sagesse de nos administrateurs, a si bien grossi que ma part personnelle, à la fin de 1906, s'élevait à quarante mille francs, dont la propriété et la jouissance m'étaient d'ores et déjà attribuées. De sorte que, même à ce point de vue, je me trouve plutôt favorisé.

    D'ailleurs, en tenant compte à la fois des émoluments industriels dont mon indépendance m'a permis de trouver l'occasion, et du sérieux profit que m'ont procuré soit mes différents ouvrages, fruits directs et exclusifs de mon enseignement, soit des articles qu'on m'a tant de fois demandés pour des revues, il faudra reconnaître que mon prétendu sacrifice de 1880 s'est rapidement converti en une source réelle d'avantages matériels. Et si j'ai dû faire mon deuil de certaines distinctions officielles, leur absence a été plus que compensée par la faveur dont j'ai joui auprès des catholiques, dont la gratitude a souvent revêtu, à mon égard, des proportions bien plutôt excessives . Ne faut-il pas aussi faire entrer en ligne de compte l'immense satisfaction de n'avoir jamais eu aucune grâce à demander, aucun hommage extérieur à rendre, aux hommes néfastes qui, depuis tant d'années, détiennent en France les pouvoirs publics ?

    Je serais ingrat de ne pas compter également, au nombre des faveurs reçues, la parfaite confiance que m'a toujours accordée ma belle-mère, ce qui m'a permis, dans l'administration de son bien, de faire beaucoup de choses reconnues utiles, tout en exerçant, au point de vue social, une influence salutaire, par la sollicitude témoignée aux ouvriers et aux humbles.

    Aussi, en écrivant ces lignes, comme je le fais, vers la fin de ma soixante-septième année, après trente~huit ans accomplis d'un bonheur conjugal ininterrompu, voyant déjà croître autour de nous une seconde génération pleine de promesses, je ne peux que redire ma profonde gratitude envers la Providence. Je me suis toujours abandonné à elle, dans l'observation du devoir et de la discipline, comme dans la constante pratique de la bonne volonté. Elle m'a récompensé comme jamais je n'aurais pu ambitionner de l'être mieux.

    Il serait injuste d'oublier, à cette occasion l'agréable surprise que me firent, à la fin de 1892, le Cardinal Richard et Mgr d'Hulst en me rapportant de Rome le brevet de commandeur de St Grégoire-le-Grand.